Ocean Viking

Une impasse humanitaire

Toulon — Ils ignorent si le Vieux Continent leur ouvrira ses portes mais fêtent déjà la fin d’une errance. Pendant trois semaines, ces candidats à l’exil sont restés bloqués au large sur le bateau qui les a secourus en Méditerranée, où 1891 migrants ont trouvé la mort depuis le début de l’année. Face au refus du gouvernement de la très à droite présidente du Conseil italien Giorgia Meloni de recevoir un quatrième navire, c’est finalement la France qui les a laissés débarquer. Une première qui exacerbe les tensions entre les deux pays et met à mal la politique d’accueil européenne. Principe fondateur de l’UE, la solidarité est aussi le sujet qui la divise.

Quelle histoire raconter ? Celle d’un bras de fer diplomatique sur la politique migratoire européenne ou celle de l’Ocean Viking, ce navire de 69 mètres de l’ONG SOS Méditerranée, battant pavillon norvégien, qui, après avoir effectué six sauvetages d’embarcations de fortune du 22 au 26 octobre, s’est retrouvé avec 234 rescapés à bord ?

Contraint d’errer dans les eaux internationales durant trois semaines faute de port en Italie, il a fini par jeter l’ancre en France « à titre exceptionnel et en vertu d’un devoir d’humanité ». Ce 11 novembre, à Toulon, dans les bus escortés depuis la base navale par la police, gyrophares allumés, des petites mains s’appuient sur les vitres fumées derrière lesquelles on devine des regards sidérés. Les réfugiés, venant principalement d’Érythrée, de Syrie ou du Bangladesh, sont conduits dans un centre d’hébergement sur la presqu’île de Giens, à Hyères.

Protégé par une dizaine de policiers, le lieu a été, plus tôt, déclaré « zone d’attente internationale » par arrêté préfectoral. Juridiquement, il ne se situe plus sur le sol français. La gestion logistique et la prise en charge sanitaire, confiées à la protection civile, à l’Ordre de Malte ainsi qu’à la Croix-Rouge, s’organisent. Pour les réfugiés, c’est la fin d’un calvaire… et le début de l’errance administrative, des demandes d’asile.

Ils ont fui des pays exsangues et ont souffert de déshydratation, d’hypothermie et de blessures aggravées par le fioul qui, mélangé à l’eau salée, ronge des lambeaux de peau. Le parcours du bateau sauveteur et de ces rescapés, ces dernières semaines, est incompréhensible en regard des lois en vigueur sur le sauvetage maritime. Elles imposent aux États de porter assistance à toute personne en détresse, sans considération de sa nationalité ou de son statut. Permettre à un navire d’atteindre un port sûr est, quand il en fait la demande, une obligation. Pour Sophie Beau, cofondatrice et directrice générale de SOS Méditerranée, y déroger est incompréhensible mais aussi « honteux, indigne ».

L’affaire, qui s’est d’abord déroulée au large de la Libye, de Malte puis de l’Italie, ne concerne pas seulement le navire Ocean Viking mais également trois autres bateaux : celui – battant pavillon allemand – de SOS Humanity, le Geo Barents de l’ONG Médecins sans frontières (MSF) et un bâtiment de sauvetage plus modeste, le Rise Above.

Entre sauvetages et errance en mer

Pour l’Ocean Viking, l’histoire a démarré le 22 octobre. Des embarcations en détresse sont repérées au large de la Libye. Le navire, positionné en eaux internationales, effectue alors trois opérations de sauvetage, accueille les migrants et demande assistance en port sûr aux abords des côtes libyennes. L’ONG, qui sait que ce pays en plein chaos n’est pas en mesure de proposer une solution sécuritaire, respecte les règles.

Plus tard, au large de Malte, SOS Méditerranée comptabilise trois nouveaux sauvetages : 234 réfugiés sont désormais présents sur le navire, en besoin urgent d’aide. L’ONG réitère une demande en port sûr, cette fois auprès de l’île de Malte. Elle ne sera pas davantage suivie d’effet que la précédente. Contraint d’élargir ses recherches à d’autres États côtiers, l’Ocean Viking tombe sur l’Italie. Tout en prenant soin de rester dans les eaux internationales, l’équipage formule encore une demande.

« L’Italie a donné une réponse à la Norvège, puisque nous battons pavillon norvégien, en lui disant que notre bateau n’était pas le bienvenu, tout comme celui du SOS Humanity. La raison ? Non-respect des règles d’immigration. Durant ces trois semaines, 46 demandes ont été formulées aux États », déplore Fabienne Lassalle, directrice générale adjointe de SOS Méditerranée.

De son côté, le Geo Barents de MSF sauve plus de 500 personnes. Les équipes effectuent quatre demandes d’assistance à Malte, huit auprès de l’Italie. Au cours du week-end du 5 novembre, les bateaux patientent tandis qu’une tempête fait rage. « Nos demandes d’assistance ont été refusées par l’Italie. C’est contraire aux lois maritimes, et c’est surtout inhumain. MSF a quand même choisi de pénétrer les eaux territoriales italiennes pour se protéger des intempéries. Par ailleurs, les vivres allaient manquer », souligne Claudia Lodesani, présidente de MSF Italie.

La péninsule autorise finalement les navires de sauvetage de SOS Humanity et de MSF à accoster temporairement au port de Catane. Un décret publié par le gouvernement de Giorgia Meloni, qui adopte une ligne dure dans sa politique migratoire, préconise alors d’évaluer les passagers en situation d’urgence. En d’autres termes, il permet un « triage » des migrants selon leur vulnérabilité physique : 357 sont autorisés à débarquer, 215 demeurent sur le bateau. Deux d’entre eux finissent par se jeter à l’eau pour atteindre le port à la nage. « MSF a refusé l’ordre de quitter le port. Tout le monde a pu finalement débarquer, mais la nervosité a atteint son paroxysme. C’est dangereux, contraire au droit humanitaire. La loi internationale est claire : on sauve les personnes. C’est tout ! Peu importe d’où elles viennent. La coordination européenne a disparu. Il y en avait une avec Mare Nostrum ; mais, après son interruption en 2014, il a bien fallu que les ONG agissent, même si cela ne représente que 15 % des sauvetages », rappelle Claudia Lodesani.

Ce même jour, l’Ocean Viking patiente toujours au large. L’état de santé de plusieurs rescapés se détériore tandis que les jours passent. L’anxiété monte graduellement. Certains ne mangent plus, ne dorment plus, ont des idées suicidaires, parlent de se jeter par-dessus bord. Les équipes les raisonnent, se relaient nuit et jour pour assurer un soutien, alternent entre distribution de kits de nourriture lyophilisée et de riz dans les bons jours.

Les demandes de ports sûrs continuent, étendues à de nouveaux États. « L’équipage opère à ce moment-là par cercles concentriques. La France, l’Espagne et la Grèce ont reçu nos appels. Il y a eu des silences, mais aussi des réponses disant que la responsabilité d’ouvrir les ports incombait aux Italiens », explique Fabienne Lassalle.

Presque trois semaines d’errance pour les rescapés de l’Ocean Viking, otages d’un bras de fer diplomatique entre Rome et Paris.

Le bateau a longé les côtes italiennes puis, à force de remonter, s’est retrouvé le 10 novembre proche de la Corse. Trois personnes présentent un état critique. Leur évacuation sanitaire à Bastia est autorisée avec un accompagnant. Le même jour, le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin s’exprime publiquement : « C’est à titre exceptionnel que nous accueillons ce bateau, au vu des 15 jours d’attente en mer que les autorités italiennes ont fait subir aux passagers. »

Le spectre de l’Aquarius plane. En 2018, 629 migrants sauvés par SOS Méditerranée s’étaient vu refuser l’entrée en Italie par Matteo Salvini, alors ministre de l’Intérieur. L’Espagne leur avait ouvert ses portes.

À Toulon, ce 11 novembre, la polémique s’est évidemment ajoutée au drame, tandis que les bus acheminaient les réfugiés en lieu sûr. Deux manifestations se sont croisées : les partisans de Zemmour dénonçaient un cheval de Troie qui fait le jeu des passeurs, quand d’autres, non loin, brandissaient des pancartes « Bienvenue aux migrants ».

À 28 kilomètres de là, dans le centre, certains rescapés tiennent leurs maigres affaires dans des sacs-poubelle. Tous formuleront une demande d’asile qui sera examinée via des procédures conjointes. Si elle leur est accordée, ils seront répartis dans 11 pays européens.

En attendant, les entretiens sanitaires, mais aussi sécuritaires, ont démarré. Le but ? Identifier les mineurs non accompagnés et les confier au département. « Ils ont été amenés dans cette zone pour notamment passer les auditions des services de sécurité. Et l’Aide sociale à l’enfance a souhaité qu’ils ne dorment pas là-bas », précise Camille Chaize, porte-parole du ministère de l’Intérieur.

Quarante-quatre mineurs isolés seront transférés vers un hôtel à Toulon. Téléphones et ordinateurs sont mis à disposition pour communiquer avec leurs familles. Les encadrants déploient des trésors d’attention, les ONG saluent la décision de la France mais continuent de s’inquiéter. « Les États ne sont-ils pas capables de considérer que la vie humaine doit primer sur les considérations politiques ? Je ressens de la colère. Je ne suis qu’une humanitaire de profession et je n’avais jamais vu ça. C’est indigne des démocraties européennes », lance Sophie Beau.

En réponse à l’attitude de l’Italie, la France suspend sa participation, mise en place en juin, au mécanisme européen de relocalisation des migrants en provenance de ce pays, et annonce avoir renforcé ses contrôles aux frontières. L’accueil par la France de 3500 migrants réfugiés en Italie, prévu cet été, n’aura pas lieu.

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