Surdoses

Les dessous d’un grand reportage

Le journaliste Philippe Mercure a publié samedi dernier le grand reportage « L’épidémie invisible », sur le fléau des surdoses au Québec. Il raconte ici comment il a mené ce projet depuis le printemps dernier.

« Cet été, ça va péter. Je vois le train arriver depuis 15 ans et là, on va être dedans. Il va y en avoir, des morts. »

Ces mots sont ceux de la Dre Marie-Ève Morin, médecin de famille œuvrant en santé mentale et en dépendance à la clinique La Licorne, à Montréal, et fondatrice de l’organisme Projet Caméléon.

Au printemps dernier, j’ai contacté la Dre Morin pour savoir à quel point la crise des opioïdes qui déferle sur l’Ouest canadien avait gagné le Québec.

Ses propos ont éveillé mon intérêt de journaliste. Mais ils m’ont aussi secoué en tant que citoyen et père d’enfants bientôt adolescents.

Il y avait là un sujet d’intérêt public à approfondir.

Tôt dans mes démarches, j’ai demandé au Bureau du coroner de me transmettre tous les rapports de décès par surdose survenus au Québec depuis 2019. J’avais entre les mains plus d’un millier d’histoires, toutes plus tragiques les unes que les autres.

En scrutant les avis de décès et les réseaux sociaux, j’ai réussi à contacter les proches de certaines de ces personnes qui sont mortes. Plusieurs ont accepté de témoigner. Leur motivation était toujours la même : faire connaître leur histoire pour prévenir des drames semblables.

Chacune de ces rencontres a été bouleversante. Les gens qui figurent dans le reportage ont fait preuve d’un grand courage, surtout étant donné la stigmatisation qui entoure encore les drogues. C’est grâce à eux que nous avons pu mettre des visages sur les statistiques.

Rejoindre les consommateurs

En plus des proches, je tenais à parler directement à des consommateurs. Des gens qui ont vécu de près les dangers des drogues contaminées, mais qui ont survécu et peuvent donc en témoigner. Je voulais comprendre les raisons qui les ont poussés à consommer ainsi que les impacts de cette consommation.

Pour les rejoindre, j’ai publié des messages sur des forums de discussion virtuels utilisés par les consommateurs. Certains médecins en dépendance ont aussi accepté de faire des approches auprès de leurs patients afin de vérifier leur ouverture à raconter leur histoire. Des groupes communautaires impliqués en réduction des méfaits m’ont également aidé à entrer en relation avec des consommateurs.

Au fil des témoignages, une chose est devenue claire : les gens que j’avais devant moi étaient de tous les âges, de toutes les classes sociales, de partout au Québec. Les stéréotypes volaient en éclats.

J’ai aussi compris que l’expression « crise des opioïdes » décrivait mal la situation québécoise. La contamination et les mélanges de substances ne touchent en effet pas que les opioïdes, mais tous les types de drogues.

Labo et festival

Afin de mieux comprendre le fléau, nous avons réussi à négocier un rare accès au Laboratoire de Montréal du Service d’analyse des drogues de Santé Canada. Là, les drogues saisies par les policiers sont analysées pour voir ce qu’elles contiennent.

Certaines substances illégales comme le fentanyl ou l’isotonitazène sont si toxiques que l’équivalent de quelques grains de sel suffit pour tuer un être humain. Les analystes du laboratoire manipulent donc les drogues avec des gants, souvent sous des hottes, avec d’infinies précautions. Penser que de tels produits se retrouvent dans les mains de consommateurs donne froid dans le dos. Même chose pour le nombre de substances qui circulent – pas moins de 75 d’entre elles ont été identifiées dans les saisies policières au Québec l’an dernier.

La nuit passée avec Urgences-santé a été marquée par l’adrénaline. Les appels pour des « codes 23 », liés aux surdoses, n’ont cessé de déferler – il y en a eu 18 à Montréal et à Laval cette nuit-là.

Nous avons sillonné la métropole d’un bout à l’autre, à toute vitesse et au son des gyrophares. Au terme d’une telle nuit, on comprend que les chiffres sur les décès ne sont que la pointe de l’iceberg du phénomène des surdoses. Les consommateurs qui s’en sortent ne figurent pas parmi les statistiques, mais subissent néanmoins de plein fouet les conséquences des drogues contaminées.

Immersion

L’ambiance était nettement plus festive à ÎleSoniq, un festival de musique électronique. Nous y avons suivi le Groupe de recherche et d’intervention psychosociale, qui effectue des analyses de drogue. Nous n’avons pu le montrer à l’écran, mais les intervenants tiennent souvent de longues conversations avec les consommateurs. De nombreuses informations et de précieux conseils sont ainsi passés.

Une immersion à la clinique de la Dre Marie-Ève Goyer, chercheuse et médecin à l’Institut universitaire sur les dépendances, fut riche en émotions. Ici, on va jusqu’à fournir de l’héroïne aux patients incapables de se sevrer des drogues trop fortes du marché illégal. Il était impressionnant de voir les patients arriver, en sueur, accablés par les symptômes de sevrage. Il était tout aussi impressionnant de les voir intoxiqués et de les interviewer après leur consommation.

Une idée préconçue est que les consommateurs dépendants aux drogues n’ont qu’à faire preuve de volonté pour arrêter de consommer. C’est faux. Pour le démontrer, nous avons voulu illustrer de quelle façon les opioïdes comme le fentanyl ou l’héroïne piratent le corps et le cerveau. Le travail graphique s’est avéré ici essentiel aux explications. L’ensemble de ce reportage a d’ailleurs été un véritable travail d’équipe.

« Le train » des drogues contaminées a-t-il frappé aussi fort que le craignait la Dre Morin l’été dernier ? Il est encore trop tôt pour le dire, les statistiques n’étant pas disponibles. On sait toutefois que les drogues ont fauché 252 Québécois au cours des six premiers mois de l’année.

Derrière chacun d’eux se trouve un drame largement évitable.

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