GRANDE ENQUÊTE LE DRAME IGNORÉ DES ENFANTS AUTOCHTONES

Pas la seule victime

Au début des années 2000, Manawan a été secouée par une importante vague de suicides, certains liés à des agressions sexuelles ou à de la négligence parentale.

Le cas de Marie-Pier Moar est loin d’être unique.

En juillet 2004, une autre adolescente, Josenick Ottawa, 17 ans, s’est pendue dans le sous-sol de la maison familiale. Elle a été découverte par son demi-frère. De nombreuses lettres traitant de ses idées suicidaires ont été trouvées dans sa chambre. Durant deux ans, l’adolescente avait été victime de plusieurs agressions sexuelles et avait perdu une cousine, qui s’était elle aussi enlevé la vie.

Josenick avait porté plainte contre son agresseur des mois auparavant, mais l’enquête policière n’aboutissait pas. Elle n’en pouvait plus de vivre avec la peur de tomber sur lui.

« Ç’a été le passage le plus difficile de toutes mes années comme chef. On cherche les mots pour réconforter les familles, la communauté, et on ne les trouve pas », se souvient Paul-Émile Ottawa, qui a été chef du conseil de bande de Manawan de 1999 à 2014.

La Commission des droits de la personne et de la jeunesse – après avoir été envoyée sur place par la coroner chargée d’enquêter sur la mort de la jeune Marie-Pier – a découvert de graves lacunes dans le système de protection des enfants mis en place par les autorités locales.

La police et les services sociaux autochtones ont été blâmés, notamment pour leur lenteur à intervenir.

« C’était vraiment inacceptable que des dossiers d’agressions sexuelles ne soient pas traités, mais l’état de nos ressources ne nous le permettait pas. »

— Paul-Émile Ottawa, ancien chef du conseil de bande de Manawan, redevenu intervenant communautaire aux services sociaux après sa carrière politique

AUCUN ENQUÊTEUR

Or la police manque autant de ressources aujourd’hui qu’à l’époque. « J’ai été obligé de supprimer le poste de mon seul enquêteur pour le remettre sur la patrouille au printemps dernier. Mon budget n’a pas été ajusté depuis 2007 », se plaint le directeur de police de Manawan, Régis Flamand, dont le corps policier compte huit patrouilleurs.

La police autochtone doit régulièrement faire appel à la Sûreté du Québec pour mener des enquêtes. Or la barrière de la langue dissuade plus d’une victime d’aller jusqu’au bout du processus (les enfants sont scolarisés en français, mais ils parlent attikamek à la maison).

MEILLEUR FILET DE SÉCURITÉ

Fondatrice de l’Association de prévention du suicide des Premières Nations, Mélanie Petiquay a elle-même perdu des proches à l’époque où elle était intervenante au sein des services sociaux de Manawan. Son cousin de 13 ans s’est pendu à un arbre alors qu’il vivait en famille d’accueil, rejeté par une mère qui l’aimait mal.

« On s’est fait blâmer je ne sais combien de fois quand il y avait un suicide, souvent par des gens de l’entourage du jeune suicidé, se désole la femme de 42 ans. Il faut du temps pour que la communauté comprenne l’importance de travailler ensemble pour prévenir d’autres morts. »

La disparition de Marie-Pier Moar a eu l’effet d’un électrochoc, selon Mme Petiquay. Aujourd’hui, les institutions collaborent davantage.

Il y a encore des tentatives de suicide sur la réserve, mais il n’y a eu aucun suicide au cours des quatre dernières années. Est-ce à dire que la détresse des jeunes est moins grande ?

Non, un « filet de sécurité » a été tendu, répond celle qui est devenue agente de motivation scolaire à l’école secondaire de la réserve après s’être épuisée à force de « ramasser les gens à la petite cuillère ».

« Au fil des ans, j’en ai amené, des enfants et des ados, en ville pour consulter un pédopsychiatre, mais ils se faisaient retourner ici parce qu’ils n’avaient pas de problèmes de santé mentale. Ils souffraient d’un profond mal de vivre à cause d’un manque d’amour, d’un manque de soins, d’un manque d’encadrement. Ils me disaient tous : je n’ai pas demandé à venir au monde. »

— Mélanie Petiquay, fondatrice de l’Association de prévention du suicide des Premières Nations

Mme Petiquay ne blâme pas les parents, eux-mêmes privés d’amour par leurs parents qui ont été envoyés dans des pensionnats où ils ont été victimes de toutes sortes de sévices (pour lesquels le gouvernement fédéral a présenté des excuses officielles).

« On est témoins tous les jours des conséquences des pensionnats. Le mal de vivre des gens ici est une bombe à retardement », décrit pour sa part le jeune chef de police de 37 ans, Régis Flamand.

L’autre bombe à retardement, c’est le taux de natalité.

UN BOOM HORS CONTRÔLE

Assis dans son minuscule bureau du conseil de bande de Manawan, le nouveau chef Jean-Roch Ottawa (nom commun dans la communauté) n’attend pas la première question de la représentante de La Presse pour aborder la délicate question de la natalité.

Dans les années 80, il y avait 20 naissances par an à Manawan. En 2015, il y aura 85 naissances. Dans une communauté de 2200 personnes qui s’entassent dans quelque 300 maisons, l’impact de ce boom est énorme.

Manawan est située au bout d’une longue route de terre sinueuse de près de 90 kilomètres à laquelle on accède via Saint-Michel-des-Saints. La réserve est dans un cul-de-sac.

C’est exactement l’impression que de nombreux jeunes ressentent ici. Environ 60 % de la population a moins de 25 ans. Comme dans bien d’autres réserves autochtones, le manque de logement est criant. Il y a 10 et parfois même 20 personnes qui vivent sous le même toit.

Pour augmenter leurs chances d’obtenir un logement, il n’est pas rare de voir des adolescentes de 13-14 ans tomber enceintes de façon intentionnelle.

« Les jeunes nous disent qu’ils font des enfants pour se sortir de la pauvreté parce que ça leur procure des prestations fiscales. Mais je ne pense pas que ça aide. C’est l’éducation qui va les sortir de la pauvreté. »

— Jean-Roch Ottawa, chef du conseil de bande de Manawan

« Ces jeunes décrochent au début du secondaire. On commence même à voir des décrocheurs au primaire. C’est grave pour notre communauté, poursuit le chef de 47 ans. Ces jeunes parents vont être très limités lorsque leurs enfants entreront à leur tour à l’école. »

Son prédécesseur, Paul-Émile Ottawa, abonde dans le même sens. « Il faut absolument valoriser l’éducation et aider les parents à développer leurs habiletés parentales pour leur permettre de mieux assumer leur rôle », résume ce leader de la communauté. Pour qu’il n’y ait plus jamais d’enfant de 11 ans à Manawan qui mette fin à ses jours faute de s’être sentie aimée et protégée.

— Avec la collaboration de Serge Laplante

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