Essai

Il était une fois le taxi montréalais…

L’histoire du taxi à Montréal est une histoire de colère, de liberté et de paradoxes, écrit Jean-Philippe Warren, dans un ouvrage fondamental sur le sujet

Ils sont dans le paysage depuis plus de 100 ans. On les voit à tous les coins de rue. Tout le monde ou presque a requis leurs services au moins une fois dans sa vie. Des tonnes de pamphlets, de discours, d’études, de rapports d’enquêtes et de lettres d’opinions ont été publiés à leur sujet, sans parler de la dizaine de réformes et de politiques publiques les concernant, la dernière en date étant la toute récente loi 17, qui vient tout juste d’entrer en vigueur.

Et pourtant. Bizarrement, étrangement, incroyablement, personne n’avait jamais encore raconté l’histoire du taxi à Montréal. Autant dire que ce nouveau livre de Jean-Philippe Warren comble un immense nid-de-poule.

Lorsqu’il a commencé ses recherches, en 2013, le sociologue ne pensait pas s’attaquer à un aussi gros morceau. Mais plus il a creusé le sujet, plus il a réalisé que l’histoire du taxi à Montréal était une saga complexe, multiple et parfois difficile à comprendre à force de contresens et de paradoxes.

Tout le défi, dit-il, était de synthétiser cette énorme masse d’information (de sources écrites et orales) pour rendre le tout digeste et compréhensible, ce qu’il fait avec brio dans cet ouvrage de plus de 400 pages aussi consistant qu’accessible, situé au carrefour de l’histoire et de l’ethnologie.

« Mon intuition de départ, c’était qu’on pourrait faire le chemin de pas mal de récits qui portent sur Montréal, parce que le chauffeur de taxi est un composite de tout ce qui se passe dans la ville », explique Jean-Philippe Warren.

« Histoire de l’aménagement urbain, histoire de la culture automobile, histoire des travailleurs, histoire de l’immigration, histoire des politiques publiques… J’ai fait le ménage là-dedans pour que les gens comprennent comment ça s’est passé. J’essaie de démystifier tout ça. »

— Jean-Philippe Warren, auteur et professeur au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia

Comprendre quoi, exactement ? Eh bien, comprendre, par exemple, pourquoi cette industrie centenaire n’est jamais parvenue à s’unir ou à s’organiser convenablement, malgré les crises successives. Comprendre comment elle est structurée, fragmentée, divisée. Et comprendre pourquoi les chauffeurs de taxi, malgré des semaines avoisinant parfois les 75 heures de travail, gagnent encore un salaire de misère.

Car, il faut bien le dire, le métier n’a jamais rapporté beaucoup. Entre les associations de services (répartition), les permis, les assurances, l’essence, le chauffeur de taxi, éternel travailleur autonome, s’est toujours senti grugé financièrement de tous bords et tous côtés.

Cette impression de se faire « parasiter » a longtemps nourri sa colère, voire sa « paranoïa », explique Jean-Philippe Warren. Un état de perpétuelle insatisfaction, à laquelle contribuent par ailleurs le mépris généralisé de la population et la concurrence permanente entre collègues, qui sont en réalité des compétiteurs se battant pour le même carré d’asphalte.

Pourquoi alors choisir ce métier, envers et contre tout ? Par nécessité ou par plaisir, répond Warren.

Pour beaucoup d’immigrants, le taxi sera longtemps une porte d’entrée privilégiée sur le marché de l’emploi à Montréal, une solution rapide, quoique peu propice à l’avancement professionnel.

Pour d’autres, c’est plutôt l’attirance pour une forme d’indépendance, réelle ou fantasmée.

« C’est un métier qui peut être exaltant, épanouissant, rappelle Jean-Philippe Warren. Il y a des chauffeurs de taxi qui aiment ça. Dans les entrevues qu’on a faites, la notion de liberté, sans horaire fixe ni autorité au-dessus de toi, c’est vraiment ce qui revient tout le temps. Pour eux, c’est une piqûre. Une fois que tu as eu ça, tu ne peux plus t’en passer. »

Cette liberté doit cependant être « relativisée », nuance Jean-Philippe Warren. Car elle est souvent liée à « la souffrance de son tout opposé », c’est-à-dire à un fort sentiment d’asservissement.

Deux réalités opposées. Mais chez le chauffeur de taxi, on n’en est pas à un paradoxe près. C’est d’ailleurs ce qui caractérise et a toujours caractérisé cette profession unique, estime le sociologue.

« Ils travaillent à l’extérieur, mais dans une boîte de métal. Ils sont chez eux, mais les passagers sont de purs étrangers. Leur univers est à la fois intime et anonyme. Ils sentent qu’ils dominent la ville, mais ils sont constamment agressés. C’est un métier fait de contradictions. »

—  Jean-Philippe Warren, auteur et professeur au département de sociologie et d’anthropologie de l’Université Concordia

La vraie révolution

L’ouvrage de Jean-Philippe Warren se divise en 10 chapitres. Mais si l’on devait réduire son récit à trois moments importants, l’auteur dirait probablement ceci :

Il y a d’abord les années 30, où les taximen, considérés comme des « chauffeurs de maître », vêtus d’une casquette et d’un uniforme, conduisent d’immenses voitures à sept places pour passagers friqués. C’est l’influence de Chicago, ville pionnière du taxi.

Puis il y a l’après-guerre, avec la prolifération des permis d’exploitation. Les conditions de travail se détériorent. C’est l’âge d’or des hustlers, ces cowboys du bitume qui maraudent dans la ville au volant de carcasses roulantes, prêts à toutes les entorses pour quelques dollars de plus.

Enfin, il y a l’époque moderne, alors que le milieu du taxi se professionnalise sous une surveillance gouvernementale accrue. Les nouvelles politiques publiques, imposées après des décennies de laisser-faire, ou de tentatives de normalisation avortées, permettent d’assainir – autant que faire se peut – une industrie amochée, qu’aucune initiative provinciale, municipale ou syndicale n’a jusque-là réussi à gérer convenablement.

L’arrivée de la multinationale Uber, en 2015, rebattra toutes ces cartes. Warren note qu’aujourd’hui, toute l’industrie montréalaise du taxi s’est « ubérisée », à la faveur d’une « restructuration néolibérale » qui oblige à repenser le métier. Le taximètre s’est dématérialisé. Les tarifs sont calculés autrement. De nouveaux mécanismes de contrôle des abus ont émergé. Le travail « à la course » est désormais possible, ce qui provoque une prolifération des « occasionnels ». L’expertise du chauffeur de taxi, celui qui connaît la ville comme le fond de sa poche, n’est plus nécessaire. Il lui suffit d’avoir un GPS et de se laisser guider.

Mais selon Warren, la vraie révolution est à venir : ce sont les voitures autonomes, « annoncées pour bientôt », qui forceront une fois de plus la redéfinition du métier.

Ce jour-là, dit-il, « il y aura encore plus de taxis qu’avant, sauf qu’il n’y aura plus de chauffeurs. Ce sera extraordinaire parce que ce sera un boom pour l’industrie du taxi, mais ça va être aussi la disparition du chauffeur. On pourra le voir comme une bonne chose ou une chose tragique ».

Encore une fois le paradoxe. Ce ne serait pas le premier, en ce qui concerne cette histoire centenaire.

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