Agrandissement du terminal de Contrecœur

Le Port de Montréal empêtré dans les filets d’un poisson rare

Un poisson unique au monde donne du fil à retordre au projet de construction d’un terminal portuaire sur la Rive-Sud de Montréal, estimé à 850 millions de dollars. Pêches et Océans Canada doute de l’efficacité des mesures de compensation proposées par l’Administration portuaire de Montréal (APM) pour assurer la survie du chevalier cuivré, une espèce menacée qu’on retrouve seulement au Québec. Une organisation environnementale réclame maintenant qu’Ottawa déclenche une nouvelle étude d’impact.

Bien que le projet de terminal portuaire à Contrecœur ait déjà obtenu le feu vert des autorités, son promoteur, APM, doit tout de même obtenir deux permis du gouvernement fédéral avant de procéder à la première pelletée de terre. Or, l’obtention de l’un de ces permis s’avère plus complexe que prévu, a appris La Presse.

APM doit notamment obtenir un permis en vertu de la Loi sur les espèces en péril (LEP) puisque son projet de terminal sur le fleuve Saint-Laurent entraînera la destruction d’une partie de l’habitat essentiel du chevalier cuivré, une espèce de poisson unique au monde au bord de l’extinction.

L’ancien ministre fédéral de l’Environnement Jonathan Wilkinson a donné le feu vert au projet le 1er mars 2021. Il approuvait ainsi le rapport de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (AEIC), qui a conclu en 2020 que le projet n’était « pas susceptible d’entraîner des effets environnementaux négatifs importants ». L’agence jugeait alors que les mesures de compensation proposées par l’APM pour le chevalier cuivré étaient suffisantes.

Plus de 1700 pages de documents obtenus par La Presse en vertu de la Loi sur l’accès à l’information montrent que les fonctionnaires de Pêches et Océans Canada (MPO) ne sont pas du même avis.

Dans un courriel envoyé le 28 mai 2021 au directeur de l’environnement d’APM, Claude Deschambault, MPO indique que le Ministère peut « exiger d’un promoteur que la compensation LEP soit réalisée d’avance afin de bien démontrer que l’activité ne met pas en péril la survie ou le rétablissement de l’espèce. Une telle exigence serait particulièrement applicable dans le cas d’une grande sensibilité d’espèce et d’habitat de même qu’en présence de projets compensatoires qui présentent des incertitudes ».

« Tel que nous vous l’avons mentionné précédemment (réunion de travail en 2018), afin de s’assurer que certaines mesures compensatoires soient efficaces et qu’elles permettent réellement de ne pas mettre en péril la survie et le rétablissement du chevalier cuivré, nous pourrions exiger que celles-ci soient mises en place avant que les impacts à l’habitat du poisson ne soient observés, poursuit Gontrand Pouliot, biologiste à Pêches et Océans Canada. L’option que vous étudiez en ce moment, soit la plantation d’herbiers à des endroits où ils sont absents ou épars est une avenue impliquant une grande incertitude et pourrait justifier d’obtenir des résultats préalablement. »

Une telle demande est rare, estime le biologiste Alain Branchaud, qui est aussi directeur général de la Société pour la nature et les parcs au Québec (SNAP Québec).

« Il est plutôt inhabituel qu’ils exigent que ces mesures soient déployées avant de les accepter. Est-ce une autre indication que les analystes du MPO sont pris entre l’arbre et l’écorce, entre la politique et la science ? »

— Alain Branchaud, biologiste et directeur général de la SNAP Québec

Mentionnons qu’une note de breffage datée du 21 juin 2021 destinée à l’ancienne ministre fédérale des Pêches Bernadette Jordan offrait pourtant un son de cloche bien différent sur le projet. « Le MPO a examiné les mesures d’évitement, d’atténuation et de compensation proposées par le promoteur. Mes fonctionnaires estiment que ces mesures permettraient au projet d’être réalisé sans mettre en péril la survie et le rétablissement du chevalier cuivré », pouvait-on lire.

La note concluait d’ailleurs que « le Ministère sera probablement en mesure de délivrer des autorisations en vertu de la Loi sur les pêches et de la LEP ».

Une nouvelle étude d’incidence réclamée

« Les documents obtenus par La Presse indiquent clairement que l’Agence d’évaluation d’impact du Canada n’avait pas toutes les informations en main pour évaluer le projet, affirme Alain Branchaud. À la lumière des informations obtenues, nous demandons au gouvernement canadien de déclencher une nouvelle étude d’impact. »

« Les fonctionnaires rejoignent complètement nos propres conclusions », ajoute le biologiste Louis Bernatchez, qui a cosigné un rapport scientifique avec trois autres biologistes pour le compte de la SNAP Québec en mars 2021. Ces experts précisaient que « les impacts négatifs sur le chevalier cuivré du projet d’agrandissement du terminal portuaire de Contrecœur sont sous-estimés et que les avantages des mesures proposées pour compenser la perte d’habitat essentiel demeurent spéculatifs, au mieux hypothétiques ».

Le vice-président du projet Contrecœur à APM, Paul Bird, avait alors répliqué que « tout le projet [faisait] l’objet d’une planification minutieuse. On est très confiants que ça fonctionne [les mesures de compensation] ».

Les documents obtenus par La Presse révèlent par ailleurs que l’Administration portuaire de Montréal a procédé à la plantation d’herbiers dans le fleuve à Contrecœur en août 2021. Les travaux ont été réalisés dans une zone où il n’y a pas d’herbiers, pour prévenir toute dégradation de l’habitat existant.

Selon Louis Bernatchez, il faudra compter entre 5 et 10 ans pour faire la preuve que les mesures de compensations proposées par APM sont efficaces. « Il n’y a pas de précédent pour le chevalier cuivré », rappelle celui que Pêches et Océans Canada considère comme un « scientifique respecté ».

« On n’a pas droit à l’erreur avec cette espèce-là. »

— Louis Bernatchez, biologiste

M. Bernatchez rappelle une étude menée par Pêches et Océans Canada en 2006, qui concluait que 63 % des projets de compensation pour des habitats de poissons s’étaient avérés des échecs.

Par courriel, la directrice des communications d’APM, Renée Larouche, a indiqué que « les documents requis à ce jour relativement au plan de compensation envisagé avaient été soumis. Nous échangeons en continu, incluant sur les échéanciers de mise en place, afin de convenir de mesures qui respectent la Loi sur les pêches (LP) et la Loi sur les espèces en péril. On a tous le même but : des mesures qui fonctionnent », précise-t-elle.

Pêches et Océans Canada a cependant précisé à La Presse ne pas avoir reçu « toutes les informations nécessaires pour prendre une décision en vertu de la LP et de la LEP ».

APM dit s’appuyer « sur une expertise interne existante, la revue de la littérature et le travail de spécialistes dont des biologistes pour déterminer les meilleures mesures d’atténuation et de compensation ».

Les travaux de construction doivent en principe commencer à la fin de l’année 2023. APM a annoncé au début du mois de mai avoir retenu trois finalistes pour son appel d’offres destiné à choisir l’entreprise qui assurera la conception, la construction et l’exploitation du futur terminal portuaire.

— Avec la collaboration de William Leclerc, La Presse

Le chevalier cuivré en bref

Ce poisson peut atteindre 70 cm de longueur et peser jusqu’à 5 kg. Il est considéré comme menacé au Québec depuis 1999. Il a le statut d’espèce en voie de disparition au fédéral depuis 2004. On le retrouve essentiellement dans le fleuve Saint-Laurent, entre le lac Saint-Louis et le lac Saint-Pierre. Il se nourrit de gastéropodes, des mollusques, qu’on retrouve dans des herbiers.

1,9 hectare

Superficie d’herbier que l’APM propose de créer pour le chevalier cuivré pour compenser la destruction de 0,9 hectare déjà existant.

SOURCE : Agence d’évaluation d’impact du Canada

8 ans

Après huit ans de retard, Ottawa a adopté en 2021 un arrêté ministériel qui protège légalement l’habitat essentiel du chevalier cuivré. Le gouvernement Legault s’était opposé à son adoption en raison « des impacts socioéconomiques importants au Québec ».

SOURCES : Pêches et océans Canada et Environnement Canada

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