Si on osait se mesurer

Les négociations entre Ottawa et les provinces sur la santé ressemblent à un mauvais théâtre de marionnettes.

Les acteurs changent, mais le texte demeure le même. Les provinces s’unissent pour exiger plus d’argent et le fédéral se dit ouvert, mais le suspense est nul. Tout le monde sait comment l’histoire finira. Ottawa brisera le front commun en concluant des ententes à la pièce. Il offrira moins d’argent que les besoins ne l’exigent et empiétera sur les compétences des provinces en imposant des conditions.

Cette fois, c’est un peu différent.

Le ministre fédéral de la Santé, Jean-Yves Duclos, a au moins une demande légitime : que les provinces développent et publient des indicateurs communs afin de créer un système de données pancanadien.

Il n’a pas déposé de proposition officielle. On devine toutefois ce que cela pourrait signifier. Un médecin pourrait consulter le dossier médical complet du patient devant lui. Des gestionnaires sauraient combien coûte une opération dans une région par rapport à une autre. Et des chercheurs pourraient les comparer afin d’identifier les meilleures pratiques.

Au fédéral, un comité consultatif a déposé trois rapports à ce sujet depuis 2020⁠1. Un de ses membres, le DEwan Affleck, résume les conclusions en une image. « Imaginez un pilote d’avion dans son cockpit. Soudainement, on lui efface la moitié des indicateurs sur son tableau de bord. Comme passager, vous sentiriez-vous encore en sécurité ? », demande ce médecin qui pratique en Alberta et dans les Territoires du Nord-Ouest, et qui a été nommé à l’Ordre du Canada en raison de son travail pour le dossier électronique des patients en région rurale.

Le DAffleck me parle de Greg Price, un homme de Calgary qui est mort à 31 ans d’un caillot sanguin à la suite d’une opération⁠2. À chaque étape de son traitement pour un cancer des testicules, des informations se sont perdues. Les diagnostics ont été retardés et les signaux d’alarme ont été ignorés. Bref, c’est le système qui l’a tué. Son histoire est devenue un cas d’école enseigné aux futurs médecins.

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Au Québec, les experts déplorent depuis des années l’insuffisance des données.

Des médecins eux-mêmes n’ont pas le dossier médical complet de leur patient, et les chercheurs ne peuvent pas consulter une base d’information centrale. Les renseignements sont éparpillés entre l’Institut national de santé publique, l’Institut national d’excellence en santé et services sociaux et la Régie de l’assurance maladie. Pour consulter ces chiffres, ils doivent s’adresser à la Commission d’accès à l’information. Et ce, même si les informations sont anonymisées.

En 2015, le scientifique en chef du Québec déplorait que les chercheurs passent « plus de temps dans les démarches administratives […] qu’à en faire l’analyse ». Ce constat a été repris en 2018 par le consortium québécois sur l’accès aux données à des fins de recherche.

Le Québec est si peu crédible qu’il est exclu des statistiques sur le cancer de l’Institut canadien d’information sur la santé. Ses chiffres ne sont pas assez fiables…

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A priori, Christian Dubé semble peu intéressé par l’idée de M. Duclos. Si le gouvernement fédéral veut des statistiques, le Québec a déjà un « tableau de bord », a raillé le ministre caquiste de la Santé.

C’est à la fois une position de négociation et une méfiance compréhensible. Québec envoie un message clair : le fédéral ne doit pas utiliser ces données pour imposer des normes nationales, avec la bureaucratie que cela suppose.

Ce risque existe bel et bien. Mais il ne justifie pas de maintenir le système déficient actuel. Un compromis est possible : partager les données afin d’identifier les meilleures pratiques, puis laisser les provinces s’en inspirer elles-mêmes.

D’ailleurs, cela correspond exactement à l’approche de M. Dubé. Depuis sa nomination, il répète que pour améliorer quelque chose, il faut au préalable l’avoir mesuré.

C’est ce qu’il a essayé de faire le printemps dernier avec son projet de loi 19, qui aurait facilité le partage du dossier d’un patient entre les médecins et les établissements, en plus de faciliter l’accès aux renseignements pour les chercheurs.

Le projet est mort au feuilleton, mais son étude reprendra dans les prochains mois au retour à l’Assemblée nationale. C’est une de ses deux priorités législatives. L’autre consiste à décentraliser la gestion du système de santé en créant une agence où les patrons des CISSS et des CIUSSS seront à la fois plus autonomes et « imputables ». Pour jouer ce rôle, ils doivent savoir ce qui fonctionne ailleurs.

Le Québec gagnerait à pouvoir se comparer à ses voisins. Prenons l’exemple de l’attente pour une opération à la hanche. La Colombie-Britannique a réussi à réduire ses délais, tandis que c’est encore difficile en Ontario.

Pour le débat sur le montant des transferts en santé, un nouvel affrontement se prépare entre le fédéral et le Québec, et on sait d’avance qui va perdre. Mais pour le partage des données, c’est différent. Pour une rare fois, leurs idées se rejoignent. Il ne leur reste plus qu’à le réaliser.

1. Lisez le rapport final du comité consultatif d’experts du Canada sur les données en santé

2. Lisez un résumé du film sur l’histoire de Greg Price (en anglais)

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