Dépotoir illégal de Kanesatake

Des eaux toxiques dans une « zone de non-droit »

Ce qui devait être un simple centre de recyclage en territoire mohawk est devenu, aux mains d’administrateurs au lourd passé criminel, une véritable bombe environnementale pour Québec et Ottawa. Pendant que des membres de la communauté s’insurgent contre l’inaction des gouvernements, des eaux contaminées se répandent abondamment jusqu’au lac des Deux Montagnes, a constaté La Presse.

« Personne n’agit »

En marchant dans la forêt, l’odeur nous saisit subitement, et fait immédiatement oublier la beauté du paysage laurentien. La gorge se serre, l’envie de vomir est forte.

Nous sommes à environ 250 mètres à l’ouest du terrain de G&R Recyclage, à l’extrémité nord du territoire mohawk de Kanesatake. L’eau qui coule en cascades brunâtres et mousseuses arrive d’un ruisseau qui traverse une section du centre de tri aménagée sauvagement et illégalement par ses propriétaires Robert et Gary Gabriel au cours de l’année 2017.

Le site, une véritable bombe environnementale et politique, ne dispose d’aucun système de récupération et de traitement des eaux conforme aux normes environnementales.

Des images que nous avons captées avec un drone, le 4 mai dernier, montrent clairement une brèche dans une tranchée, qui permet à des milliers de litres d’eau contaminée de s’échapper vers la forêt.

L’eau s’écoule ensuite dans le ruisseau Gratton, puis dans le ruisseau Girard, et finalement dans le lac des Deux Montagnes.

Nous avons détecté une brèche similaire, à un autre endroit dans la tranchée, sur nos images aériennes prises lors d’un premier survol du site le 20 avril.

Le ministère fédéral et le ministère provincial de l’Environnement ont tous deux refusé de nous accorder une entrevue au sujet du centre de tri. Dans une déclaration écrite, le ministère provincial, qui a mis les propriétaires du site à l’amende une première fois en 2019, affirme qu’une deuxième enquête est terminée. « Le tout est actuellement entre les mains du Directeur des poursuites criminelles et pénales et il revient à ce dernier de déposer des constats d’infraction s’il le juge opportun », précise le porte-parole Frédéric Fournier. Le ministère fédéral affirme pour sa part faire un « suivi serré des actions prises » par les propriétaires pour se conformer aux exigences en matière de gestion des eaux de surface, et dit s’être rendu sur le site le 8 mai « pour vérifier la situation ».

Un groupe de citoyens membres de la communauté mohawk de Kanesatake a transmis à La Presse plus de 2000 pages de documents obtenus à la suite de demandes d’accès à l’information, qui permettent de remonter le fil des évènements et de comprendre l’ampleur de la problématique liée au site. On y apprend, entre autres, qu’un projet d’installation sur place d’un système de traitement des eaux a été évoqué en présence d’inspecteurs du ministère fédéral de l’Environnement, mais n’a pas été réalisé. La firme d’ingénierie Englobe a eu le mandat de « fournir les plans de construction de bassins de rétention et de fossés permettant de recueillir les eaux du site et les acheminer vers les bassins désignés », mais « n’était aucunement mandatée pour assurer le suivi ni la surveillance du chantier », a indiqué la porte-parole de l’entreprise, Annie Garneau.

Des centaines de pages de rapports d’inspection que des enquêteurs du gouvernement fédéral ont rédigés depuis 2016, ainsi qu’une schématisation 3D du site faite par le provincial, montrent que deux cours d’eau naturels qui le traversaient ont été canalisés dans cette tranchée faite de terre, afin de les isoler du lixiviat (l’eau qui percole à travers les déchets) verdâtre qui émane d’une immense pile de détritus de construction fins. « Il n’y a pas grand-chose qui a l’air conforme sur ce site », affirme le professeur de chimie environnementale Sébastien Sauvé, de l’Université de Montréal, à qui nous avons montré nos images ainsi qu’un rapport de caractérisation de 90 pages produit par la firme Golder. « Il faut rendre ce genre de site étanche, avec des membranes, et pomper les liquides à traiter dans des réservoirs », dit-il.

« Ça n’a pas de sens. Je n’ai jamais vu ça. Les eaux [de lixiviation] qui sont captées doivent être envoyées vers des bassins de traitement », estime le professeur de génie civil Hubert Cabana, spécialiste du traitement des eaux usées de l’Université de Sherbrooke. La tranchée qui a été aménagée n’a à première vue rien de conforme : « C’est risqué de faire ça. Tu risques de contaminer tes eaux naturelles », dit-il.

« Si ce genre d’installation se trouvait n’importe où ailleurs, il y aurait des mesures beaucoup plus contraignantes et une exigence de conformité appliquées de façon beaucoup plus sévère. Là, on est sur un [territoire autochtone] qui a un historique compliqué, et tout le monde marche sur des œufs. »

— Sébastien Sauvé, professeur de chimie environnementale à l’Université de Montréal

Un « risque de débordement » prédit par les inspecteurs

Les ministères de l’Environnement du Québec et du Canada ont tous deux prélevé à maintes reprises des échantillons, qui démontrent des taux pour certains hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et pour le cuivre « supérieurs aux recommandations du Conseil canadien des ministres de l’Environnement pour la protection de la vie aquatique », indique une directive du gouvernement fédéral envoyée aux propriétaires du site en 2020 pour exiger des améliorations au système de captation des eaux toxiques. Le gouvernement provincial a pour sa part noté des rejets « bien au-delà de la concentration naturelle des contaminants associés entre autres aux sulfures, à l’azote ammoniacal et à la bactériologie, ce qui peut nuire à l’être humain », lit-on dans une directive remise aux propriétaires du site en octobre 2020.

« Ces fossés de rétention sont à risque de débordement en cas de fortes pluies et/ou lors de la fonte des neiges. Le débordement desdits fossés pourrait entraîner le rejet de substances nocives dans le ruisseau Gratton », a averti l’enquêteur Mathieu Vaillancourt, qui a inspecté le site plusieurs fois depuis 2016.

Le ministère québécois de l’Environnement avait lui-même produit une ordonnance, en 2019, exigeant des frères Gabriel qu’ils cessent « le rejet d’eaux de lixiviation » dans l’environnement et aménagent « un ouvrage de captage étanche » pour les récupérer.

« Les lois environnementales ne s’appliquent pas »

« C’est une catastrophe environnementale, et personne n’agit », dénonce la personne membre de la communauté mohawk qui nous a fourni la documentation.

« Nulle part ailleurs au Canada on ne pourrait imaginer une situation semblable. Mais parce que c’est à Kanesatake, les lois environnementales ne s’appliquent tout simplement pas », ajoute cette personne, qui demande de garder l’anonymat, par peur de représailles violentes des propriétaires du site.

Robert et Gary Gabriel ont tous deux de lourds antécédents criminels.

En 2004, lors d’une rencontre avec le consulat des États-Unis, l’ancien grand chef du conseil de bande James Gabriel avait décrit les deux hommes comme « les leaders du trafic de narcotiques » sur le territoire de Kanesatake, et avait affirmé qu’ils étaient affiliés aux Hells Angels ainsi qu’aux mafias russe et chinoise, peut-on lire dans un câble diplomatique rendu public par WikiLeaks.

Les deux hommes, contactés à un de leur commerce de Kanesatake, n’ont pas répondu à notre demande d’entrevue.

Le reste de l’histoire est connu : en 2004, quand le grand chef James Gabriel a dénoncé publiquement l’influence grandissante du crime organisé sur le territoire, sa maison a été incendiée, le poste de police des Peacekeepers a été pillé, et James Gabriel a dû s’exiler en Ontario pour sa sécurité.

Depuis, le territoire mohawk n’a plus de force policière.

Robert et Gary Gabriel ont été condamnés respectivement à un an et à quinze mois de prison, en 2005, pour leur participation à cette émeute et à la séquestration de 67 agents des Peacekeepers.

Mais leur passé criminel bien garni ne les a pas empêchés d’obtenir, 10 ans plus tard, un certificat d’autorisation du ministère québécois de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC) leur permettant d’exploiter un centre de tri de matériaux de construction sur le site situé à l’extrémité nord du territoire mohawk, enclavé entre des terres agricoles d’Oka, de Mirabel et de Saint-Placide. Les exploitants n’ont jamais respecté leur obligation d’installer un système de traitement des eaux. Entre 2017 et 2018, ils ont élargi illégalement le site, permettant le déversement de milliers de tonnes de détritus à un endroit inadapté, traversé par des cours d’eau naturels.

Tensions vives

Plusieurs intervenants politiques interrogés dans le cadre de cette enquête ont indiqué, sous le couvert de l’anonymat, que l’enjeu du dépotoir est devenu une source de tension gigantesque dans la région. Un élu qui a photographié sa devanture a été suivi par une camionnette noire, sur plusieurs kilomètres. Un inspecteur en environnement du MELCC s’est fait dire par Robert Gabriel, en avril 2020, que les représentants du gouvernement provincial ne sont « plus les bienvenus » sur le site. « Il nous déconseille d’utiliser le drone pour prendre des photos du centre de tri à partir du terrain voisin », lit-on dans un courriel interne que nous avons consulté.

Des coups de feu sont aussi entendus sur une base régulière.

Dans une des zones les plus polluées du site, que nous avons visité en avril dernier, une camionnette blanche dont le pare-brise est criblé de trous de balle semble avoir été placée en guise d’avertissement.

Le gouvernement fédéral, de qui relève le territoire mohawk, a transmis le dossier aux ministères des Affaires autochtones ces derniers mois. Depuis, plus aucune information ne parvient aux élus locaux, déplore le député fédéral Jean-Denis Garon, du Bloc québécois, qui tente depuis des mois d’obtenir des informations au sujet de la contamination du site et des cours d’eau avoisinants. En désespoir de cause, il envisage de financer ses propres analyses toxicologiques, avec l’aide des municipalités voisines d’Oka, de Mirabel et de Saint-Placide. « C’est la chose à la fois la plus ridicule et la plus nécessaire que j’aie eu à faire depuis que je suis en politique, déplore le député Jean-Denis Garon. C’est la santé de la communauté qui est en jeu. »

1er août 2017

Plusieurs manquements sont constatés lors d’une inspection à G&R Recyclage, dont une pile de résidus fins non autorisée. Peu après, le site s’étend dans un secteur non autorisé.

6 décembre 2019

Québec ordonne la fin du « rejet d’eaux de lixiviation » dans l’environnement et exige un « ouvrage de captage étanche » pour les eaux toxiques.

1er août 2020

Une brèche provoque un déversement toxique jusqu’au lac des Deux Montagnes. Le Centre national d’urgences environnementales déclenche une alerte ; Ottawa ordonne des améliorations au système de captation.

Dépotoir illégal de Kanesatake

Des eaux toxiques dans une « zone de non-droit »

Ce qui devait être un simple centre de recyclage en territoire mohawk est devenu, aux mains d’administrateurs au lourd passé criminel, une véritable bombe environnementale pour Québec et Ottawa. Pendant que des membres de la communauté s’insurgent contre l’inaction des gouvernements, des eaux contaminées se répandent abondamment jusqu’au lac des Deux Montagnes, a constaté La Presse.

« Personne n’agit »

En marchant dans la forêt, l’odeur nous saisit subitement, et fait immédiatement oublier la beauté du paysage laurentien. La gorge se serre, l’envie de vomir est forte.

Nous sommes à environ 250 mètres à l’ouest du terrain de G&R Recyclage, à l’extrémité nord du territoire mohawk de Kanesatake. L’eau qui coule en cascades brunâtres et mousseuses arrive d’un ruisseau qui traverse une section du centre de tri aménagée sauvagement et illégalement par ses propriétaires Robert et Gary Gabriel au cours de l’année 2017.

Le site, une véritable bombe environnementale et politique, ne dispose d’aucun système de récupération et de traitement des eaux conforme aux normes environnementales.

Des images que nous avons captées avec un drone, le 4 mai dernier, montrent clairement une brèche dans une tranchée, qui permet à des milliers de litres d’eau contaminée de s’échapper vers la forêt.

L’eau s’écoule ensuite dans le ruisseau Gratton, puis dans le ruisseau Girard, et finalement dans le lac des Deux Montagnes.

Nous avons détecté une brèche similaire, à un autre endroit dans la tranchée, sur nos images aériennes prises lors d’un premier survol du site le 20 avril.

Le ministère fédéral et le ministère provincial de l’Environnement ont tous deux refusé de nous accorder une entrevue au sujet du centre de tri. Dans une déclaration écrite, le ministère provincial, qui a mis les propriétaires du site à l’amende une première fois en 2019, affirme qu’une deuxième enquête est terminée. « Le tout est actuellement entre les mains du Directeur des poursuites criminelles et pénales et il revient à ce dernier de déposer des constats d’infraction s’il le juge opportun », précise le porte-parole Frédéric Fournier. Le ministère fédéral affirme pour sa part faire un « suivi serré des actions prises » par les propriétaires pour se conformer aux exigences en matière de gestion des eaux de surface, et dit s’être rendu sur le site le 8 mai « pour vérifier la situation ».

Un groupe de citoyens membres de la communauté mohawk de Kanesatake a transmis à La Presse plus de 2000 pages de documents obtenus à la suite de demandes d’accès à l’information, qui permettent de remonter le fil des évènements et de comprendre l’ampleur de la problématique liée au site. On y apprend, entre autres, qu’un projet d’installation sur place d’un système de traitement des eaux a été évoqué en présence d’inspecteurs du ministère fédéral de l’Environnement, mais n’a pas été réalisé. La firme d’ingénierie Englobe a eu le mandat de « fournir les plans de construction de bassins de rétention et de fossés permettant de recueillir les eaux du site et les acheminer vers les bassins désignés », mais « n’était aucunement mandatée pour assurer le suivi ni la surveillance du chantier », a indiqué la porte-parole de l’entreprise, Annie Garneau.

Des centaines de pages de rapports d’inspection que des enquêteurs du gouvernement fédéral ont rédigés depuis 2016, ainsi qu’une schématisation 3D du site faite par le provincial, montrent que deux cours d’eau naturels qui le traversaient ont été canalisés dans cette tranchée faite de terre, afin de les isoler du lixiviat (l’eau qui percole à travers les déchets) verdâtre qui émane d’une immense pile de détritus de construction fins. « Il n’y a pas grand-chose qui a l’air conforme sur ce site », affirme le professeur de chimie environnementale Sébastien Sauvé, de l’Université de Montréal, à qui nous avons montré nos images ainsi qu’un rapport de caractérisation de 90 pages produit par la firme Golder. « Il faut rendre ce genre de site étanche, avec des membranes, et pomper les liquides à traiter dans des réservoirs », dit-il.

« Ça n’a pas de sens. Je n’ai jamais vu ça. Les eaux [de lixiviation] qui sont captées doivent être envoyées vers des bassins de traitement », estime le professeur de génie civil Hubert Cabana, spécialiste du traitement des eaux usées de l’Université de Sherbrooke. La tranchée qui a été aménagée n’a à première vue rien de conforme : « C’est risqué de faire ça. Tu risques de contaminer tes eaux naturelles », dit-il.

« Si ce genre d’installation se trouvait n’importe où ailleurs, il y aurait des mesures beaucoup plus contraignantes et une exigence de conformité appliquées de façon beaucoup plus sévère. Là, on est sur un [territoire autochtone] qui a un historique compliqué, et tout le monde marche sur des œufs. »

— Sébastien Sauvé, professeur de chimie environnementale à l’Université de Montréal

Un « risque de débordement » prédit par les inspecteurs

Les ministères de l’Environnement du Québec et du Canada ont tous deux prélevé à maintes reprises des échantillons, qui démontrent des taux pour certains hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et pour le cuivre « supérieurs aux recommandations du Conseil canadien des ministres de l’Environnement pour la protection de la vie aquatique », indique une directive du gouvernement fédéral envoyée aux propriétaires du site en 2020 pour exiger des améliorations au système de captation des eaux toxiques. Le gouvernement provincial a pour sa part noté des rejets « bien au-delà de la concentration naturelle des contaminants associés entre autres aux sulfures, à l’azote ammoniacal et à la bactériologie, ce qui peut nuire à l’être humain », lit-on dans une directive remise aux propriétaires du site en octobre 2020.

« Ces fossés de rétention sont à risque de débordement en cas de fortes pluies et/ou lors de la fonte des neiges. Le débordement desdits fossés pourrait entraîner le rejet de substances nocives dans le ruisseau Gratton », a averti l’enquêteur Mathieu Vaillancourt, qui a inspecté le site plusieurs fois depuis 2016.

Le ministère québécois de l’Environnement avait lui-même produit une ordonnance, en 2019, exigeant des frères Gabriel qu’ils cessent « le rejet d’eaux de lixiviation » dans l’environnement et aménagent « un ouvrage de captage étanche » pour les récupérer.

« Les lois environnementales ne s’appliquent pas »

« C’est une catastrophe environnementale, et personne n’agit », dénonce la personne membre de la communauté mohawk qui nous a fourni la documentation.

« Nulle part ailleurs au Canada on ne pourrait imaginer une situation semblable. Mais parce que c’est à Kanesatake, les lois environnementales ne s’appliquent tout simplement pas », ajoute cette personne, qui demande de garder l’anonymat, par peur de représailles violentes des propriétaires du site.

Robert et Gary Gabriel ont tous deux de lourds antécédents criminels.

En 2004, lors d’une rencontre avec le consulat des États-Unis, l’ancien grand chef du conseil de bande James Gabriel avait décrit les deux hommes comme « les leaders du trafic de narcotiques » sur le territoire de Kanesatake, et avait affirmé qu’ils étaient affiliés aux Hells Angels ainsi qu’aux mafias russe et chinoise, peut-on lire dans un câble diplomatique rendu public par WikiLeaks.

Les deux hommes, contactés à un de leur commerce de Kanesatake, n’ont pas répondu à notre demande d’entrevue.

Le reste de l’histoire est connu : en 2004, quand le grand chef James Gabriel a dénoncé publiquement l’influence grandissante du crime organisé sur le territoire, sa maison a été incendiée, le poste de police des Peacekeepers a été pillé, et James Gabriel a dû s’exiler en Ontario pour sa sécurité.

Depuis, le territoire mohawk n’a plus de force policière.

Robert et Gary Gabriel ont été condamnés respectivement à un an et à quinze mois de prison, en 2005, pour leur participation à cette émeute et à la séquestration de 67 agents des Peacekeepers.

Mais leur passé criminel bien garni ne les a pas empêchés d’obtenir, 10 ans plus tard, un certificat d’autorisation du ministère québécois de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC) leur permettant d’exploiter un centre de tri de matériaux de construction sur le site situé à l’extrémité nord du territoire mohawk, enclavé entre des terres agricoles d’Oka, de Mirabel et de Saint-Placide. Les exploitants n’ont jamais respecté leur obligation d’installer un système de traitement des eaux. Entre 2017 et 2018, ils ont élargi illégalement le site, permettant le déversement de milliers de tonnes de détritus à un endroit inadapté, traversé par des cours d’eau naturels.

Tensions vives

Plusieurs intervenants politiques interrogés dans le cadre de cette enquête ont indiqué, sous le couvert de l’anonymat, que l’enjeu du dépotoir est devenu une source de tension gigantesque dans la région. Un élu qui a photographié sa devanture a été suivi par une camionnette noire, sur plusieurs kilomètres. Un inspecteur en environnement du MELCC s’est fait dire par Robert Gabriel, en avril 2020, que les représentants du gouvernement provincial ne sont « plus les bienvenus » sur le site. « Il nous déconseille d’utiliser le drone pour prendre des photos du centre de tri à partir du terrain voisin », lit-on dans un courriel interne que nous avons consulté.

Des coups de feu sont aussi entendus sur une base régulière.

Dans une des zones les plus polluées du site, que nous avons visité en avril dernier, une camionnette blanche dont le pare-brise est criblé de trous de balle semble avoir été placée en guise d’avertissement.

Le gouvernement fédéral, de qui relève le territoire mohawk, a transmis le dossier aux ministères des Affaires autochtones ces derniers mois. Depuis, plus aucune information ne parvient aux élus locaux, déplore le député fédéral Jean-Denis Garon, du Bloc québécois, qui tente depuis des mois d’obtenir des informations au sujet de la contamination du site et des cours d’eau avoisinants. En désespoir de cause, il envisage de financer ses propres analyses toxicologiques, avec l’aide des municipalités voisines d’Oka, de Mirabel et de Saint-Placide. « C’est la chose à la fois la plus ridicule et la plus nécessaire que j’aie eu à faire depuis que je suis en politique, déplore le député Jean-Denis Garon. C’est la santé de la communauté qui est en jeu. »

1er août 2017

Plusieurs manquements sont constatés lors d’une inspection à G&R Recyclage, dont une pile de résidus fins non autorisée. Peu après, le site s’étend dans un secteur non autorisé.

6 décembre 2019

Québec ordonne la fin du « rejet d’eaux de lixiviation » dans l’environnement et exige un « ouvrage de captage étanche » pour les eaux toxiques.

1er août 2020

Une brèche provoque un déversement toxique jusqu’au lac des Deux Montagnes. Le Centre national d’urgences environnementales déclenche une alerte ; Ottawa ordonne des améliorations au système de captation.

« La communauté est tannée du crime organisé »

Des Mohawks réclament une commission d’enquête

L’enjeu du centre de tri n’est que la surface visible de ce qu’est devenu Kanesatake : une « zone de non-droit », avec un conseil de bande qui s’avoue aux prises avec un problème « de violence et d’intimidation » et des autorités gouvernementales qui refusent d’intervenir. Des membres de la communauté mohawk le dénoncent, et demandent une commission d’enquête indépendante avec des observateurs internationaux pour faire la lumière sur la situation. — « Se sentir en sécurité est un droit fondamental. C’est incroyable qu’une telle chose se produise au Canada. Seule une enquête indépendante peut permettre de comprendre comment cette situation peut durer depuis si longtemps », plaide Optimum, une personne membre de la communauté mohawk de Kanesatake qui demande que La Presse taise son nom, par crainte de représailles violentes.

Cette personne fait partie d’un « comité » qui a fourni à La Presse des milliers de pages de rapports d’inspections gouvernementales traitant des écoulements toxiques au centre de tri G&R Recyclage, mais aussi de documents du conseil de bande qui témoignent du climat de peur qui règne sur le territoire autochtone de 1800 habitants. Kanesatake n’a plus de Peacekeepers depuis que le poste a été pillé, en 2004, et que la maison de l’ex-grand chef James Gabriel a été incendiée par des éléments criminels, après qu’il eut dénoncé publiquement leur influence grandissante. La Sûreté du Québec et la Gendarmerie royale du Canada n’y patrouillent depuis qu’en cas de nécessité. Une situation qui a permis aux groupes criminels de prospérer et de créer des alliances avec le crime organisé, soutient Optimum.

Dans une lettre datée du 9 novembre 2022 et rédigée par le cabinet d’avocats Dionne Schulze à la demande du grand chef Victor Bonspille, le conseil de bande explique être incapable d’ordonner à un Mohawk d’arrêter de se construire une maison sans autorisation et illégalement sur le territoire. « Il s’agit d’un problème de violence et d’intimidation : les employés du Conseil [de bande] et les élus impliqués dans une telle démarche seraient certainement sujets aux deux [la violence et l’intimidation], sans l’assistance de sécurité publique disponible », écrit l’avocat Nicholas Dodd.

La lettre précise que plusieurs entreprises et individus de la communauté occupent « illégalement » le territoire autochtone, mais que le conseil n’a pas agi contre eux à cause de la violence « et aussi [du] fait qu’ils bénéficient du [soutien] d’un certain pourcentage de la communauté », poursuit la lettre.

Le conseil de bande n’a pas répondu à notre demande d’entrevue. Comme c’est régulièrement le cas depuis les années 1990, l’organisation est en conflit interne. L’ancien grand chef Serge Simon a été exclu du conseil de bande en février dernier, après que Shirley Bonspille, sœur du grand chef actuel Victor Bonspille, a contesté les résultats d’une élection partielle qu’il a gagnée. La Cour fédérale a ordonné sa réintégration, la semaine dernière, en attendant que la cause soit entendue sur le fond.

Optimum voit cette crise interne au conseil de bande comme une conséquence du climat de tension qui règne sur le territoire. « C’est difficile de prendre des décisions éclairées quand on vit dans la peur », dit cette personne.

L’enjeu du centre de tri et celui de la violence témoignent d’une forme de « racisme systémique » et de « racisme environnemental ». « C’est la définition même du racisme systémique : ceux qui sont en position de pouvoir pour intervenir ne le font pas. Ils n’interviennent pas, ils laissent des gens souffrir », affirme Optimum.

Son comité de citoyens estime que c’est aussi « l’inaction des autorités face aux éléments criminalisés », particulièrement du gouvernement fédéral, qui ont mené à cette situation. « Le Canada nous punit pour la crise d’Oka, à l’été 1990, parce que cette affaire a terni l’image internationale du Canada. Pourtant, c’est nous qui avons été attaqués », dit Optimum.

Les leaders criminels, qui dirigent selon notre source une organisation d’environ 50 à 60 personnes, doivent être arrêtés. « Oui, il y aurait un affrontement [stand-off] » avec les éléments du crime organisé si les policiers interviennent pour arrêter leurs leaders, mais le reste de la population autochtone ne les appuierait pas. Ces leaders « sortent souvent du territoire. Ils s’en vantent même sur les réseaux sociaux. Les policiers pourraient les arrêter à ce moment-là », dit Optimum.

« La communauté est tannée du crime organisé. Elle veut la sécurité », insiste notre source mohawke.

Un déversement « dégueulasse » en 2020

Les déversements que La Presse a constatés à deux reprises ce printemps ne sont pas uniques. Le 1er août 2020, une brèche au même endroit, en pleine période de chaleur estivale, avait permis à des milliers de litres d’eau puante et « noire comme du goudron » de s’écouler dans les mêmes ruisseaux, jusqu’au lac des Deux Montagnes.

À Ottawa, l’affaire a déclenché un avis du Centre national d’urgence environnementale. Quelque 225 fonctionnaires d’Environnement Canada ont été alertés de l’évènement, montrent des échanges de courriels obtenus à la suite de demandes d’accès à l’information. Des notes manuscrites d’un inspecteur fédéral indiquent que « l’attention du Bureau du PM », le premier ministre Justin Trudeau, devait être attirée sur l’affaire.

« C’était vraiment dégueulasse », se remémore l’ancien maire de Saint-Placide Richard Labonté, qui a participé aux travaux d’urgence. « À l’embouchure du lac des Deux Montagnes, juste à côté d’un camping et d’une petite plage, l’odeur était affreuse », dit-il.

Une inspectrice du ministère de l’Environnement du Québec est aussi intervenue, et une vingtaine de pompiers et d’employés de la municipalité d’Oka ont dû être déployés d’urgence, affirme le maire Pascal Quévillon.

Les documents obtenus à la suite de demandes d’accès à l’information montrent que la solution trouvée pour stopper la fuite a été de mettre des ballots de paille en aval du centre de tri, révèle un rapport d’inspection provincial. Mais la barrière de fortune n’a pas fait long feu. « Il y a eu un coup d’eau pendant la nuit, et ça a tout foutu le camp », se souvient l’ancien maire Richard Labonté.

« Ils n’ont jamais décontaminé le ruisseau par la suite. Ça s’obstinait à savoir qui allait payer, entre le fédéral et le provincial, pour faire nettoyer le site. »

— Richard Labonté, ancien maire de Saint-Placide

Les analyses ont alors montré que l’eau qui s’écoulait en aval du site était sept fois plus létale que celle provenant de l’amont, d’après des tests réalisés sur la daphnie, un microcrustacé d’eau douce utilisé dans des tests standardisés pour évaluer les effets bioaquatiques des substances toxiques.

« Ces résultats me donnent des motifs de croire que les travaux de canalisation et d’excavation de tranchées qui ont été faits pour rediriger les cours d’eau naturels ne permettent pas d’empêcher le rejet de substances nocives dans le ruisseau Gratton », a écrit un inspecteur fédéral.

C’est peu de temps après que le gouvernement du Québec a officiellement révoqué le certificat d’autorisation permettant aux propriétaires d’exploiter le site.

Pompage et mur de sédiments

Ottawa a alors ordonné aux exploitants de faire pomper l’eau contaminée du site par des camions-citernes, et de la faire traiter par une entreprise spécialisée. Des camions de Sanivac se sont rendus sur place à six occasions, entre novembre 2020 et mai 2021, pour pomper au total plus de 110 000 litres d’eau contaminée, montrent des copies de factures fournies au gouvernement. L’opération a coûté 14 700 $.

En décembre 2020, les propriétaires ont signalé au gouvernement fédéral leur intention de « construire des murs de sédiments autour des tranchées pour les empêcher de couler vers le ruisseau ».

Le 12 mars 2021, le plan de réaménagement du site, préparé par les ingénieurs de la firme spécialisée en traitement des eaux Englobe, a été présenté aux fonctionnaires fédéraux. « Le plan est de traiter les eaux sur place », avec la « meilleure technologie disponible », indiquent les notes prises par les inspecteurs.

Il n’est pas clair si le gouvernement fédéral a approuvé le plan. Le gouvernement provincial, lui, a indiqué dans une ordonnance publiée en octobre 2019 qu’il n’exigeait rien de moins de la part des propriétaires qu’ils remettent le site « dans l’état où il était avant que ne débutent les travaux effectués en contravention de la Loi sur la qualité de l’environnement » et que les piles de déchets soient déplacées ailleurs.

À ce jour, les propriétaires du site s’en sont tirés avec 17 883,28 $ d’amende pour avoir omis de respecter les conditions du certificat d’autorisation délivré par Québec en 2015. Quatre chefs d’accusation visant Robert Gabriel ont été abandonnés, a constaté La Presse.

Aucune autre accusation n’a été déposée par le gouvernement fédéral à ce jour dans ce dossier.

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