Des eaux toxiques dans une « zone de non-droit »
« Personne n’agit »
En marchant dans la forêt, l’odeur nous saisit subitement, et fait immédiatement oublier la beauté du paysage laurentien. La gorge se serre, l’envie de vomir est forte.
Nous sommes à environ 250 mètres à l’ouest du terrain de G&R Recyclage, à l’extrémité nord du territoire mohawk de Kanesatake. L’eau qui coule en cascades brunâtres et mousseuses arrive d’un ruisseau qui traverse une section du centre de tri aménagée sauvagement et illégalement par ses propriétaires Robert et Gary Gabriel au cours de l’année 2017.
Le site, une véritable bombe environnementale et politique, ne dispose d’aucun système de récupération et de traitement des eaux conforme aux normes environnementales.
Des images que nous avons captées avec un drone, le 4 mai dernier, montrent clairement une brèche dans une tranchée, qui permet à des milliers de litres d’eau contaminée de s’échapper vers la forêt.
L’eau s’écoule ensuite dans le ruisseau Gratton, puis dans le ruisseau Girard, et finalement dans le lac des Deux Montagnes.
Nous avons détecté une brèche similaire, à un autre endroit dans la tranchée, sur nos images aériennes prises lors d’un premier survol du site le 20 avril.
Le ministère fédéral et le ministère provincial de l’Environnement ont tous deux refusé de nous accorder une entrevue au sujet du centre de tri. Dans une déclaration écrite, le ministère provincial, qui a mis les propriétaires du site à l’amende une première fois en 2019, affirme qu’une deuxième enquête est terminée. « Le tout est actuellement entre les mains du Directeur des poursuites criminelles et pénales et il revient à ce dernier de déposer des constats d’infraction s’il le juge opportun », précise le porte-parole Frédéric Fournier. Le ministère fédéral affirme pour sa part faire un « suivi serré des actions prises » par les propriétaires pour se conformer aux exigences en matière de gestion des eaux de surface, et dit s’être rendu sur le site le 8 mai « pour vérifier la situation ».
Un groupe de citoyens membres de la communauté mohawk de Kanesatake a transmis à La Presse plus de 2000 pages de documents obtenus à la suite de demandes d’accès à l’information, qui permettent de remonter le fil des évènements et de comprendre l’ampleur de la problématique liée au site. On y apprend, entre autres, qu’un projet d’installation sur place d’un système de traitement des eaux a été évoqué en présence d’inspecteurs du ministère fédéral de l’Environnement, mais n’a pas été réalisé. La firme d’ingénierie Englobe a eu le mandat de « fournir les plans de construction de bassins de rétention et de fossés permettant de recueillir les eaux du site et les acheminer vers les bassins désignés », mais « n’était aucunement mandatée pour assurer le suivi ni la surveillance du chantier », a indiqué la porte-parole de l’entreprise, Annie Garneau.
Des centaines de pages de rapports d’inspection que des enquêteurs du gouvernement fédéral ont rédigés depuis 2016, ainsi qu’une schématisation 3D du site faite par le provincial, montrent que deux cours d’eau naturels qui le traversaient ont été canalisés dans cette tranchée faite de terre, afin de les isoler du lixiviat (l’eau qui percole à travers les déchets) verdâtre qui émane d’une immense pile de détritus de construction fins. « Il n’y a pas grand-chose qui a l’air conforme sur ce site », affirme le professeur de chimie environnementale Sébastien Sauvé, de l’Université de Montréal, à qui nous avons montré nos images ainsi qu’un rapport de caractérisation de 90 pages produit par la firme Golder. « Il faut rendre ce genre de site étanche, avec des membranes, et pomper les liquides à traiter dans des réservoirs », dit-il.
« Ça n’a pas de sens. Je n’ai jamais vu ça. Les eaux [de lixiviation] qui sont captées doivent être envoyées vers des bassins de traitement », estime le professeur de génie civil Hubert Cabana, spécialiste du traitement des eaux usées de l’Université de Sherbrooke. La tranchée qui a été aménagée n’a à première vue rien de conforme : « C’est risqué de faire ça. Tu risques de contaminer tes eaux naturelles », dit-il.
« Si ce genre d’installation se trouvait n’importe où ailleurs, il y aurait des mesures beaucoup plus contraignantes et une exigence de conformité appliquées de façon beaucoup plus sévère. Là, on est sur un [territoire autochtone] qui a un historique compliqué, et tout le monde marche sur des œufs. »
— Sébastien Sauvé, professeur de chimie environnementale à l’Université de Montréal
Les ministères de l’Environnement du Québec et du Canada ont tous deux prélevé à maintes reprises des échantillons, qui démontrent des taux pour certains hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et pour le cuivre « supérieurs aux recommandations du Conseil canadien des ministres de l’Environnement pour la protection de la vie aquatique », indique une directive du gouvernement fédéral envoyée aux propriétaires du site en 2020 pour exiger des améliorations au système de captation des eaux toxiques. Le gouvernement provincial a pour sa part noté des rejets « bien au-delà de la concentration naturelle des contaminants associés entre autres aux sulfures, à l’azote ammoniacal et à la bactériologie, ce qui peut nuire à l’être humain », lit-on dans une directive remise aux propriétaires du site en octobre 2020.
« Ces fossés de rétention sont à risque de débordement en cas de fortes pluies et/ou lors de la fonte des neiges. Le débordement desdits fossés pourrait entraîner le rejet de substances nocives dans le ruisseau Gratton », a averti l’enquêteur Mathieu Vaillancourt, qui a inspecté le site plusieurs fois depuis 2016.
Le ministère québécois de l’Environnement avait lui-même produit une ordonnance, en 2019, exigeant des frères Gabriel qu’ils cessent « le rejet d’eaux de lixiviation » dans l’environnement et aménagent « un ouvrage de captage étanche » pour les récupérer.
« C’est une catastrophe environnementale, et personne n’agit », dénonce la personne membre de la communauté mohawk qui nous a fourni la documentation.
« Nulle part ailleurs au Canada on ne pourrait imaginer une situation semblable. Mais parce que c’est à Kanesatake, les lois environnementales ne s’appliquent tout simplement pas », ajoute cette personne, qui demande de garder l’anonymat, par peur de représailles violentes des propriétaires du site.
Robert et Gary Gabriel ont tous deux de lourds antécédents criminels.
En 2004, lors d’une rencontre avec le consulat des États-Unis, l’ancien grand chef du conseil de bande James Gabriel avait décrit les deux hommes comme « les leaders du trafic de narcotiques » sur le territoire de Kanesatake, et avait affirmé qu’ils étaient affiliés aux Hells Angels ainsi qu’aux mafias russe et chinoise, peut-on lire dans un câble diplomatique rendu public par WikiLeaks.
Les deux hommes, contactés à un de leur commerce de Kanesatake, n’ont pas répondu à notre demande d’entrevue.
Le reste de l’histoire est connu : en 2004, quand le grand chef James Gabriel a dénoncé publiquement l’influence grandissante du crime organisé sur le territoire, sa maison a été incendiée, le poste de police des Peacekeepers a été pillé, et James Gabriel a dû s’exiler en Ontario pour sa sécurité.
Depuis, le territoire mohawk n’a plus de force policière.
Robert et Gary Gabriel ont été condamnés respectivement à un an et à quinze mois de prison, en 2005, pour leur participation à cette émeute et à la séquestration de 67 agents des Peacekeepers.
Mais leur passé criminel bien garni ne les a pas empêchés d’obtenir, 10 ans plus tard, un certificat d’autorisation du ministère québécois de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC) leur permettant d’exploiter un centre de tri de matériaux de construction sur le site situé à l’extrémité nord du territoire mohawk, enclavé entre des terres agricoles d’Oka, de Mirabel et de Saint-Placide. Les exploitants n’ont jamais respecté leur obligation d’installer un système de traitement des eaux. Entre 2017 et 2018, ils ont élargi illégalement le site, permettant le déversement de milliers de tonnes de détritus à un endroit inadapté, traversé par des cours d’eau naturels.
Plusieurs intervenants politiques interrogés dans le cadre de cette enquête ont indiqué, sous le couvert de l’anonymat, que l’enjeu du dépotoir est devenu une source de tension gigantesque dans la région. Un élu qui a photographié sa devanture a été suivi par une camionnette noire, sur plusieurs kilomètres. Un inspecteur en environnement du MELCC s’est fait dire par Robert Gabriel, en avril 2020, que les représentants du gouvernement provincial ne sont « plus les bienvenus » sur le site. « Il nous déconseille d’utiliser le drone pour prendre des photos du centre de tri à partir du terrain voisin », lit-on dans un courriel interne que nous avons consulté.
Des coups de feu sont aussi entendus sur une base régulière.
Dans une des zones les plus polluées du site, que nous avons visité en avril dernier, une camionnette blanche dont le pare-brise est criblé de trous de balle semble avoir été placée en guise d’avertissement.
Le gouvernement fédéral, de qui relève le territoire mohawk, a transmis le dossier aux ministères des Affaires autochtones ces derniers mois. Depuis, plus aucune information ne parvient aux élus locaux, déplore le député fédéral Jean-Denis Garon, du Bloc québécois, qui tente depuis des mois d’obtenir des informations au sujet de la contamination du site et des cours d’eau avoisinants. En désespoir de cause, il envisage de financer ses propres analyses toxicologiques, avec l’aide des municipalités voisines d’Oka, de Mirabel et de Saint-Placide. « C’est la chose à la fois la plus ridicule et la plus nécessaire que j’aie eu à faire depuis que je suis en politique, déplore le député Jean-Denis Garon. C’est la santé de la communauté qui est en jeu. »
1er août 2017
Plusieurs manquements sont constatés lors d’une inspection à G&R Recyclage, dont une pile de résidus fins non autorisée. Peu après, le site s’étend dans un secteur non autorisé.
6 décembre 2019
Québec ordonne la fin du « rejet d’eaux de lixiviation » dans l’environnement et exige un « ouvrage de captage étanche » pour les eaux toxiques.
1er août 2020
Une brèche provoque un déversement toxique jusqu’au lac des Deux Montagnes. Le Centre national d’urgences environnementales déclenche une alerte ; Ottawa ordonne des améliorations au système de captation.