Opinion Isabelle Picard

Entre deux mondes

Je donnais une conférence il n’y a pas si longtemps et quelqu’un m’a demandé de raconter la première fois où j’ai réellement pris connaissance de mon statut particulier d’autochtone. Alors que je réfléchissais et que je m’apprêtais à tenter une réponse, l’image m’est revenue, et tout le souvenir. Je me suis arrêtée un peu sèchement la bouche à demi-ouverte, un tantinet sous le choc. Puis j’ai raconté l’histoire. 

Je devais avoir 6 ans. Mes parents m’avaient acheté une robe de cuir perlée de fleurs en différents tons de bleu et ornée de poil d’orignal. Ma mère m’avait tressé les cheveux en nattes. Avec mes cousines plus âgées, on m’avait mise sur un char allégorique par une belle soirée d’été. Je me souviens d’avoir parcouru plusieurs kilomètres en prenant bien soin de sourire et d’envoyer la main à la foule amassée à Québec pour le défilé de la Saint-Jean-Baptiste. L’espace sur le char allégorique était aussi occupé par un ours empaillé, un castor et un chevreuil peut-être. 

En 1983, j’ai paradé, en tant que fière membre de la nation huronne-wendat, sur le char allégorique du Jardin zoologique de Québec, parmi les animaux. 

Déjà à cet âge, je sentais quelque chose de malaisant dans tout ça. Être autochtone dans les années 80 se résumait peut-être à des tresses et des plumes pour plusieurs, en fin de compte.

Avec le recul, il apparaît évident que de porter des mocassins à l’école et d’apprendre le perlage, le tressage et les danses au son du tambour dans les cours d’art ou d’éducation physique n’était certes pas la norme au Québec pour les autres enfants ayant grandi à la même époque que moi. Mais à cet âge, que pouvais-je bien en savoir ?

Le tournant de la crise d'Oka

Les années 90 s’imposèrent en force avec la crise d’Oka. Alors adolescente, si ma relation avec mon identité autochtone s’était surtout bien passée jusque-là, les choses allaient changer, et vite. Je m’apercevais alors que plusieurs ne nous aimaient pas. J’entendais les préjugés dans les tribunes téléphoniques, je voyais la une des journaux, jour après jour. J’essayais de comprendre du haut de mes 13 ans ce qui se passait dans cette communauté mohawk où je vivrais plusieurs années, à peine 15 ans plus tard. 

Je prenais conscience que j’étais « l’autre » dans mon propre pays.

Dans ma communauté, qu’on appelait à l’époque le Village-des-Hurons, comme dans plusieurs autres au Québec, cet événement a amené un éveil à la fois culturel et spirituel, mais aussi identitaire. Si j’avais grandi entourée de tipis et de totems parce que c’est ce que les touristes européens s’attendaient à voir chez les Indiens, les années 90 se définiraient comme celles de la recherche de l’authenticité. 

On reprenait conscience de l’importance du territoire, les maisons-longues réapparaissaient. Le Village-des-Hurons devenait Wendake, j’entendais les premiers mots wendat de ma vie, j’assistais à ma première cérémonie traditionnelle avec nos chants et je découvrais mon clan, l’histoire de mon peuple. Mes oreilles d’adolescente écoutaient du Jean Leloup, du Metallica et du Kashtin. Mes amis étaient autochtones et allochtones. J’ai connu mes premiers préjugés conscients, ceux qui marquent, qui questionnent.

Paradoxalement, en même temps que je m’intéressais à ma culture huronne-wendat, je découvrais aussi la culture québécoise, amenée entre autres par ma mère. C’était peut-être logique après tout : chez les autochtones, j’étais trop blanche et chez les blancs, j’étais trop autochtone. Je naviguais littéralement entre deux mondes.

Souveraineté et identité

J’avais 18 ans au référendum de 1995. J’étais au cégep et je sentais toute cette ferveur d’un peuple qui voulait prendre en main sa destinée. Je comprenais bien le sentiment. Je voulais la même chose pour les miens, mais étonnamment, quand je l’évoquais tout haut, l’idée ne se voulait plus aussi bonne quand il s’agissait des autochtones.

Puis, dans ma jeune vingtaine, je me suis fait demander comment je me définissais. J’ai spontanément répondu : « Je suis huronne-wendat. » Mon interlocutrice m’a demandé : « Tu ne te considère pas québécoise ? » J’ai répété que j’étais huronne-wendat et que je vivais au Québec mais que mes racines, bien que tortueuses, s’encraient dans l’histoire de mes ancêtres wendats. 

Se définir par une identité ou une autre, ce n’est pas un choix socioculturel qu’on fait un beau matin et qui se tranche au couteau. 

Bien des Québécois issus d’autres cultures me comprendront sans doute. Dans mon cas, c’était plutôt toute une vision du monde qui m’avalait et qui me ramenait constamment à elle. Il y avait tant à faire chez les miens, je ne vois pas comment j’aurais pu faire autrement.

J’adore le territoire du Québec, ses cours d’eau, ses forêts, ses villes, même. J’adore les gens qui y vivent. J’aime un Québec inclusif, un Québec qui parle fort et dans lequel les Premières Nations ont une place, une vraie, celle qu’ils choisissent et choisiront encore. Et aujourd’hui, je n’aurai sans doute plus de voix à force de chanter Heureux d’un printemps

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.