Analyse Il y a 25 ans : six jours qui ébranlèrent le Québec

Le Sommet du déficit zéro

Six jours, deux sommets. Il y a 25 ans cette semaine, Lucien Bouchard, qui venait d’arriver aux commandes à Québec, sifflait la fin de la récréation. Après l’année référendaire, l’état des finances publiques était tel qu’il fallait d’urgence freiner les dépenses. En mars, un premier sommet économique sans précédent : le gouvernement, les syndicats, les patrons et les groupes sociaux ont participé à un moment de grâce inédit depuis, un consensus autour de l’équilibre budgétaire et même une loi pour y arriver.

Québec — Durant trois jours, du 18 au 20 mars 1996, le gouvernement, le patronat, les centrales syndicales et des représentants des groupes sociaux participeront à Québec à un étonnant ballet : une négociation à ciel ouvert sur la rapidité du retour au déficit zéro.

Ce premier rendez-vous inscrira, de manière indélébile à Québec, une obsession de l’équilibre budgétaire et du niveau de la dette publique.

À l’issue de la rencontre, cette cible sera inscrite dans une loi avec laquelle le gouvernement Legault doit encore composer aujourd’hui.

Un deuxième sommet à l’automne verra l’annonce de réformes structurantes, comme le réseau des garderies publiques à 5 $ par jour, le prélèvement automatique des pensions alimentaires et, finalement, la promesse de la mise en œuvre de l’équité salariale dans la fonction publique.

Mais au printemps, ce qui presse, c’est le coup de barre sur les dépenses. Il faut dire que sur le tableau de bord du ministère des Finances, tous les voyants rouges clignotent ; on vogue vers un déficit de près de 6 milliards, le service de la dette avale 16 % du budget du Québec et la croissance, qui était de 3,9 % en 1994, a glissé à 1,8 % en 1995, et on prédit 1 % seulement en 1996. « On sortait d’un référendum, qui avait divisé la population en deux. Il fallait un exercice qui allait rassembler tout le monde », explique aujourd’hui Lucien Bouchard, en entrevue avec La Presse.

L’austérité assumée

De ce rendez-vous sans précédent, « il est resté une sensibilisation à la question des finances publiques ; l’équilibre budgétaire, l’importance de la dette sont passés dans l’air du temps. Plus tard, des idées comme le Fonds des générations viendront du même courant de pensée. À l’époque, on employait souvent ce mot “austérité”. Aujourd’hui, c’est devenu une hérésie », observe l’ancien premier ministre. « À l’époque, la dette augmentait plus vite que le PIB, on se dirigeait vers une crise semblable à ce qu’a connu la Grèce il y a quelques années », affirme Gérald Ponton, un des acteurs patronaux du sommet, alors président de l’Association des manufacturiers.

Et austérité est à l’époque un euphémisme. Une semaine après le Sommet, le président du Conseil du trésor, Jacques Léonard, déposait des crédits où les dépenses étaient carrément amputées de 3 % par rapport à l’année précédente. Le budget de la santé était réduit de 669 millions.

À propos de la santé et de l’éducation, Lucien Bouchard avait été clair dès le message inaugural, tout de suite après le sommet : « il est illusoire de penser équilibrer le budget des Québécois tout en maintenant notre niveau de dépenses dans ces deux secteurs ».

L’opération avait un autre objectif, plus politique celui-là. Devenu trois mois plus tôt premier ministre sans avoir eu un mandat de la population, M. Bouchard avait besoin de rallier la société civile derrière lui pour acquérir sa légitimité, confie Gilbert Charland, son chef de cabinet à l’époque. « Ce sommet, sa réussite, était l’alternative à des élections générales », résume-t-il.

La nécessité du coup de barre était déjà connue sous Jacques Parizeau. Un document d’une trentaine de pages circulait, dévoilait l’état de décrépitude des finances publiques, se souvient Guy Morneau, fonctionnaire de carrière, recruté par Lucien Bouchard comme président du nouveau comité des priorités.

Avant de partir, « Parizeau avait dit : “ce document est très bien, mais ce n’est pas moi qui vais le réaliser” », se souvient M. Morneau.

L’idée du sommet est loin de faire l’unanimité dans la garde rapprochée de M. Bouchard. Jean-Roch Boivin, vétéran des années Lévesque, surtout, craint que tout se termine par un affrontement. Négociateur aguerri, M. Bouchard avait sondé bien avant la volonté des participants éventuels ; l’aventure ne sera pas un saut dans le vide, mais comporte tout de même une part de risque.

Exercice périlleux

« Mais hormis l’ordre du jour, on ne contrôle pas grand-chose dans ces évènements, c’est un exercice extrêmement périlleux », souligne Guy Morneau. Lucien Bouchard disait que les souverainistes ne pourraient penser à gagner un référendum tant que les finances publiques ne seraient pas rétablies et que s’il n’y a pas d’autre référendum, il aurait « au moins fait ça », se souvient Pierre Paul Roy, responsable des sommets au cabinet Bouchard à l’époque.

Au Concorde à Québec, autour de la table du sommet, présidé par le regretté Claude Béland, alors président du Mouvement Desjardins, chaque représentant a ses deux minutes d’intervention. La partie de souque à la corde paraît simpliste après tant d’années : le déficit pourra-t-il être résorbé en deux ou quatre ans ? Presser le pas serait intolérable pour les salariés – « dans deux ans, on va être morts », laisse tomber Gérald Larose, président de la CSN, passé maître dans ces sorties percutantes.

Clément Godbout, de la FTQ, n’est jamais en reste ; les compressions exigées par Québec vont « désosser » le secteur public. Laurent Beaudoin est clairement le leader du milieu patronal ; il exhorte Lucien Bouchard à mettre de côté l’indépendance s’il tient à une relance économique. Ce dernier rétorque que l’option souverainiste ne lui appartient pas à lui, mais aux Québécois. M. Bouchard bénéficiait d’un préjugé favorable, « il arrivait après Parizeau avec qui nous n’avions pas eu de bonnes relations », observe Ghislain Dufour, alors président du Conseil du patronat.

Le consensus se formera autour d’un horizon de quatre ans ; Clément Godbout, de la FTQ, y tenait mordicus. Or, l’équilibre sera tout de même atteint en trois ans, relève, ironique, M. Dufour.

« On l’a laissé gagner, mais on l’a tout de même atteint en trois ans. »

— Ghislain Dufour

Le chef libéral Daniel Johnson est présent, mais refuse d’amener le débat dans l’ornière partisane. Il sera toutefois absent à la clôture de l’évènement, le couronnement de M. Bouchard.

Au début, Lucien Bouchard visait l’équilibre uniquement sur les dépenses de programmes, mais on finira sur zéro déficit pour l’ensemble du budget. Quand tout le monde se lève pour le lunch, M. Bouchard abat une carte qu’il gardait en poche : pour que le sommet ne soit pas un coup d’épée dans l’eau, pour avoir un impact durable, il faudra une loi pour contraindre les futurs gouvernements.

Gérald Larose, de la CSN, obtiendra une soupape pour leur permettre de faire face à d’éventuelles crises économiques. À la fin, bien des observateurs seront étonnés de l’unanimité obtenue. « Il y avait des observateurs d’Ottawa qui n’en revenaient pas qu’on puisse discuter si ouvertement du niveau du déficit », se souvient l’ancien mandarin Morneau.

Par la suite, aux crédits et au budget, les compressions de dépenses tombent, douloureuses. Louise Beaudoin maugrée, fait savoir qu’elle n’était pas entrée en politique pour fermer des délégations du Québec à l’étranger. Ailleurs, les compressions sont plus dramatiques ; 669 millions de moins en santé, une ponction de 317 millions pour les commissions scolaires.

Sauver les meubles à New York

Même ces coupes sombres du budget du 9 mai 1996 avaient failli ne pas être suffisantes. Peu après le budget, aux Finances, le sous-ministre Alain Rhéaume reçoit d’une firme d’évaluation de crédit un projet de communiqué dont la publication est prévue pour le lendemain. Une nouvelle décote !

« Cela aurait été un désastre ! insiste Lucien Bouchard. On a décidé sur-le-champ d’aller leur parler à New York. » Un avion anonyme est affrété, la démarche doit rester secrète. M. Bouchard et le sous-ministre Rhéaume se retrouvent devant quatre experts passablement jeunes « qui nous expliquent que, depuis 40 ans, aucun budget du gouvernement du Québec n’a été respecté… ». « L’un d’eux me lance : “Des obligations du Québec, tout le monde en a plein ses tiroirs !” »

« Ça a duré trois heures, j’avais enlevé mon veston, slaqué ma cravate, il faisait chaud. J’avais compris alors qu’avoir des finances solides, c’est aussi ça, la souveraineté », résumait Lucien Bouchard la semaine dernière. Il était revenu furieux de sa rencontre « avec ces jeunes blancs-becs », se souvient Guy Morneau, « mais cela a été pour lui le chemin de Damas ».

La délégation québécoise part sans obtenir d’assurance. Le lendemain, le communiqué est publié : le crédit du Québec est « sous surveillance », mais sa cote est maintenue.

Quand Lucien Bouchard démissionne, début 2001, « les finances étaient en surplus, on s’était même fait critiquer pour avoir mis 500 millions en fiducie dans une banque torontoise », se rappelle-t-il.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.