Le français

— C’est effrayant à quel point votre génération utilise des mots en anglais.

— Ce n’est pas si pire que ça quand même !

— Vous ne vous en rendez pas compte. Vous avez passé la fin de semaine à parler de KPI, de templates, de process, de USP, de stakeholders, de forecasts… Ça me choque de voir que vous n’êtes pas capables de parler français !

Après deux jours de réunions internes, nous étions tous attablés lorsqu’un de nos directeurs, dans la soixantaine avancée, nous a reproché notre désengagement total envers la langue française.

Pour moi, qui suis une fière défenseure de la survie de notre langue, j’avais honte. Était-il possible que ce soit si terrible ? J’ai toujours été sensible au français. Chez nous, mes parents me répétaient sans cesse : « C’est parfait de vouloir apprendre et parler l’anglais, mais parle une seule langue à la fois. Quand tu parles anglais, parle anglais et quand tu parles français, utilise des mots français. Ils existent tous. »

Notre entreprise était jusqu’à tout récemment dirigée par un anglophone et un francophone. Pourtant, du temps de Jon, nous n’avons jamais utilisé autant de mots en anglais qu’aujourd’hui. La réalité ne pouvait faire autrement que de me frapper. C’était vrai. Le branding. Going forward. Think outside of the box. Avoir du leverage. Les best practices. Les low hanging fruits. Les quick wins. Un petit touch base. Je feel pas. C’est un no brainer. Your call. Faire du small talk… J’étais effarée de la quantité de mots que mon collègue m’énumérait.

Une partie de moi avait envie de lui dire qu’il exagérait. Que « donner du feedback », c’est naturel dans notre langage québécois. Pourtant, dans les faits, le mot en français existe. C’est de la rétroaction. Bien sûr, d’un point de vue phonétique, c’est moins cool… Je veux dire moins trendy… Heu… je veux plutôt dire branché ! J’ai dû effectuer une recherche de trendy en français, parce que mon cerveau ne l’avait pas dans ses points de repère naturels.

Notre laisser-aller, notre paresse linguistique générationnelle, c’est ça, le véritable problème. Les expressions de notre propre langue ne nous viennent plus spontanément.

Elles sont là pourtant. Elles sont toutefois moins répandues et moins naturelles. C’est sûr que ça fait bizarre de dire chouette, plutôt que cool, de dire mignon plutôt que cute, de parler d’une salle d’exposition, plutôt qu’un showroom… Ça fait plus coincé, plus formel, parler français. Ça donne l’impression d’être un peu plus stuck-up

Heureusement, grâce à mon collègue, j’ai découvert la fierté oubliée de trouver le mot juste et de ressortir ces perles de petits mots français délaissés pour la « coolitude » américaine. Je dois l’avouer, je me sens parfois ringarde à utiliser des mots que ma grand-mère utilisait à l’époque et que je n’ai jamais entendus au XXIe siècle. Finalement, peut-être que that’s the real battle ?

Depuis novembre dernier, notre équipe s’est donc donné le défi de parler réellement en français. D’utiliser des mots français, québécois même, parce que c’est encore mieux d’utiliser nos mots colorés ! Et pour nous « donner une chance », nous nous sommes accordé le droit d’utiliser des anglicismes plutôt que de perpétuer notre accoutumance à la sonorité anglaise. Pour l’instant. Parce que c’est tough en tabarouette de déconstruire une façon de parler que nous tenions pour acquise depuis si longtemps.

Je dois avouer que, souvent, je n’ai pas de fun à m’arrêter tous les deux mots dans une phrase pour me corriger, ou pire, me corriger sur le même mot trois fois de suite dans une même conversation. À l’écrit, ça va, on se force davantage, mais à l’oral, surtout quand on se laisse aller un peu, c’est vraiment tout un challenge ! Quand nous voulons être naturels, spontanés, c’est plus smooth de dire que c’est world cup, plutôt que génial.

Je dois avouer que la première semaine, tout le monde trouvait ça drôle. Mais depuis neuf mois, je casse les oreilles de l’ensemble de ceux qui me côtoient avec ma recherche de mots français.

Avec mes amis, mes collègues, ma famille, je leur ai tous fait part de ma nouvelle marotte. Ils ont trouvé l’idée initialement charmante, pour se tanner plus ou moins vite et finir par me trouver fatigante en maudit !

À tous ceux qui ont levé les yeux au ciel dans les derniers mois, je veux vous dire que je vais m’entêter. Parce que savez-vous quoi ? Après neuf mois, je trouve encore difficile de ne pas dire que « je trouve ça tough ». Et quand je relâche un peu la garde, les mots de Shakespeare… ou plutôt, devrais-je dire, ceux de Britney Spears… se faufilent bien malgré moi entre mes lèvres. Je ne lâcherai pas parce que la cause est juste. La protection du français au Québec est fondamentale. Et nous avons tous un rôle à jouer. Il n’y a pas une loi sur terre qui viendra dicter les mots qui sortent de nos bouches tous les jours. C’est un choix. Une responsabilité.

Êtes-vous game ? Acceptez-vous le défi de n’utiliser que des mots français durant la prochaine semaine ? Essayez-le, vous allez voir que c’est beaucoup plus ardu qu’il n’y paraît, mais c’est un effort qui en vaut la peine ! Sauf que je ne voudrais pas pousser ma luck

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