Le nouveau visage d’Hydro

Québec se tourne vers Michael Sabia, un « excellent gestionnaire » avec d’impressionnants états de service, pour succéder à Sophie Brochu à la tête d’Hydro-Québec. À l’ère de la transition énergétique, les attentes sont grandes pour le candidat retenu par le gouvernement caquiste. Parmi les experts du milieu de l’énergie, la nomination de l’ancien patron de la Caisse de dépôt et placement, qui ne possède pas d’expérience dans le domaine, fait grincer des dents.

Le choix de Legault

Michael Sabia sera le prochain PDG d’Hydro-Québec. Celui qui a dirigé la Caisse de dépôt et placement du Québec, et lancé l’ambitieux projet du Réseau express métropolitain, succédera à Sophie Brochu, qui a quitté son poste deux ans avant la fin de son mandat, quelques mois après avoir exprimé son désaccord avec les orientations du gouvernement Legault.

C’est le chef de cabinet de François Legault, Martin Koskinen, qui a passé le premier coup de fil à Michael Sabia pour sonder son intérêt pour la direction d’Hydro-Québec ou la présidence du conseil. Ce dernier s’est montré réceptif, mais a repoussé toute discussion avant le dépôt du budget fédéral, fin mars. Par la suite, la présidente du conseil d’Hydro-Québec, Jacynthe Côté, a fait le suivi. Michael Sabia a rencontré Martin Koskinen plus d’une fois, la dernière remonte à deux ou trois semaines.

Pendant ce temps, le cabinet de François Legault soutenait toujours que le choix du PDG d’Hydro-Québec n’était pas arrêté. Mme Brochu a quitté son poste le 11 avril et l’intérim est assuré depuis par Pierre Despars, jusque-là vice-président exécutif, Stratégies et développement. La semaine dernière, le ministre responsable de la société d’État, Pierre Fitzgibbon, a finalement déclaré que le gouvernement avait trouvé la perle rare, et qu’elle serait annoncée sous peu. Sa nomination devrait être avalisée par le Conseil des ministres avant la fin de mai.

Michael Sabia est le choix de François Legault, confie-t-on à La Presse. Il a déjà dit publiquement que « quand on veut des changements, on choisit des gens forts ».

M. Legault avait rendu un hommage bien senti au patron de la Caisse en novembre 2019, quand celui-ci avait annoncé son départ, inattendu, sans préavis, au bureau du premier ministre.

Ironiquement, à la campagne électorale de 2012, le chef de la Coalition avenir Québec avait promis qu’une fois élu, il aurait une bonne discussion avec le président de la Caisse, et que ce dernier trouverait cette rencontre « difficile ». M. Legault trouvait que M. Sabia, comme Thierry Vandal, alors PDG d’Hydro-Québec, n’était pas suffisamment nationaliste, ne faisait pas assez d’efforts pour stimuler l’économie québécoise.

Une inconnue : quels seront ses rapports avec l’influent ministre Pierre Fitzgibbon ? Ce dernier siégeait au conseil d’administration de la Caisse de 2009 à 2012, sous Sabia. À la Caisse, M. Sabia s’est forgé une réputation de patron au tempérament très sanguin, susceptible de faire des colères mémorables. Le ministre de la Santé, Christian Dubé, le connaît bien ; avant de revenir en politique, M. Dubé avait été vice-président de la Caisse sous Michael Sabia.

Du CN à BCE

Originaire de l’Ontario, Michael Sabia aura 70 ans en septembre. Son parcours dans la haute fonction publique fédérale et québécoise comme dans le secteur des affaires a suscité à la fois des hommages et des critiques. Durant les années 1980 et 1990, il a gravi les échelons jusqu’à devenir le bras droit de Paul Tellier, le premier fonctionnaire fédéral, greffier du Conseil privé. C’est à lui, dans le gouvernement de Brian Mulroney, que l’on confie le dossier politiquement explosif de la mise en place de la taxe sur les produits et services, la TPS.

Devenu patron du Canadien National (CN), Paul Tellier entraîne Michael Sabia avec lui. Il jouera un rôle important dans la privatisation du transporteur. La compagnie perdait à l’époque 1 milliard par année. M. Sabia jouera aussi un rôle déterminant dans le succès de la privatisation.

En 1999, M. Sabia quitte le CN pour passer à BCE, où il prend d’abord les commandes de Bell Canada International. La bulle techno éclate en 2000, et BCE est sérieusement en eaux troubles. Jean Monty part en 2002, son poste est scindé. M. Sabia deviendra chef de la direction. Il procède à des ventes d’actifs et supprime 8000 postes pour tenter de revenir à la rentabilité, mais pas assez rapidement au goût du principal actionnaire, Teachers’, le fonds de pension des enseignants ontariens. Michael Sabia quitte alors BCE, en 2008.

Sous le feu des projecteurs à la Caisse

En mars 2009, le gouvernement Charest nomme M. Sabia patron de la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ), un mandat de dix ans, un choix qui déclenche un torrent de critiques. Michael Sabia est alors perçu comme un mandarin fédéral, sans racines québécoises, issu du sérail conservateur auquel avait appartenu Jean Charest lui-même.

Avant son arrivée, en 2008, la CDPQ avait connu des heures sombres ; la crise financière et de mauvais placements dans les papiers commerciaux avaient entraîné un rendement négatif de 25 % pour le bas de laine des Québécois.

Bernard Drainville, gros canon de l’opposition péquiste sous Pauline Marois, réclame sa tête avec insistance. Une fois au pouvoir, Mme Marois et M. Drainville seront beaucoup plus conciliants avec l’ex-mandarin fédéral. En 2017, sous le gouvernement de Philippe Couillard, on annonce que le mandat de Michael Sabia est renouvelé, deux ans avant son terme.

Il est prolongé jusqu’en 2021, mais il part plus rapidement, à l’automne 2019, après avoir enclenché l’immense projet du Réseau express métropolitain. Pour la première fois, la Caisse devenait l’opérateur et non strictement le financier d’un projet. Les problèmes que connaît actuellement le projet risquent de ternir l’image du nouveau patron d’Hydro-Québec.

Sous sa férule, la CDPQ a significativement augmenté sa participation dans les marchés étrangers, passant de 36 % à son arrivée en 2009 à 64 % à son départ, 11 ans plus tard.

À son départ de la Caisse, François Legault avait louangé cet « excellent gestionnaire » qui avait obtenu de « bons rendements » durant son mandat. À son arrivée à la Caisse, après la crise financière de 2008, M. Sabia avait annoncé que son traitement serait gelé tant que les rendements ne seraient pas au rendez-vous. À son départ de la CDPQ, son traitement était de 3,9 millions par année. À son arrivée à la Caisse, il avait aussi renoncé à un régime de retraite – les règles de Retraite Québec forçaient tout de même le versement d’une pension de 29 000 $ par année. Depuis 2008, M. Sabia touche une rente de près de 1 million par année pour son passage chez Bell Canada.

Qui est Michael Sabia ?

Michael Sabia s’est illustré dans les missions difficiles. Haut fonctionnaire aux Finances à Ottawa, il était la cheville ouvrière de la mise en place de la TPS.

Il a joué un rôle central dans une réforme compliquée, le passage au privé du Canadien National, en 1995.

Il a atterri chez BCE juste avant l’éclatement de la bulle technologique, en 2000. Devenu patron, il a fait des coupes difficiles qui n’ont pas satisfait les actionnaires.

Après la crise des papiers commerciaux, il a pris les commandes de la Caisse de dépôt, qui venait d’encaisser un rendement négatif de 25 %. Sous sa gouverne, les actifs de la caisse sont passés de 120 milliards à 326 milliards, et il a lancé le projet de Réseau express métropolitain.

Ce qu’ils ont dit

« Nous saluons la nomination de M. Sabia. Il s’agit d’une candidature crédible. Nous aurons l’occasion de lui réitérer notre demande d’une discussion nationale sur l’avenir énergétique. Devant le refus de François Legault de tenir une telle démarche, Hydro-Québec doit assumer le leadership. Nous avons hâte d’entendre le nouveau PDG sur cet enjeu important pour l’économie du Québec.  »

— Marc Tanguay, chef par intérim du Parti libéral du Québec

« Les attentes sont grandes. Hydro-Québec, ce n’est pas une société comme les autres : il ne faut pas laisser notre joyau national devenir le Dollarama de l’énergie. Bien qu’il n’ait aucune expérience en énergie ou en écologie, on espère que M. Sabia concentrera ses efforts à réussir la transition énergétique. Nous n’avons jamais pu entendre Mme Brochu en commission, on espère que M. Sabia acceptera de venir nous présenter sa vision.  »

— Haroun Bouazzi, critique solidaire en matière d’énergie

« Toutes mes félicitations à Michael Sabia, qui prend la tête d’Hydro-Québec. Vous pouvez continuer de compter sur nous pour appuyer la mission d’Hydro-Québec et accélérer la transition énergétique et l’électrification des transports.  »

— Valérie Plante, mairesse de Montréal

Le Parti québécois n’a pas souhaité réagir à la nomination de Michael Sabia, mardi.

— Henri Ouellette-Vézina, La Presse

Québec et Sophie Brochu : retour sur une relation complexe

13 octobre 2022

François Legault révèle qu’il envisage de scinder le ministère de l’Énergie et des Ressources naturelles, une idée proposée par Pierre Fitzgibbon.

14 octobre 2022

Sophie Brochu affirme qu’elle pourrait démissionner si le gouvernement force Hydro-Québec à miser sur des projets énergivores au détriment de l’environnement. Elle dit vouloir éviter à tout prix que le Québec devienne le « Dollarama » de l’électricité.

20 octobre 2022

Pour calmer le jeu, M. Legault réunit Sophie Brochu et son nouveau superministre Pierre Fitzgibbon au sein d’un Comité sur l’économie et la transition énergétique.

11 janvier 2023

Sophie Brochu démissionne et annonce qu’elle quittera son poste en avril. Pierre Despars la remplace par intérim.

— Henri Ouellette-Vézina, La Presse

Le milieu de l'énergie inquiet, le milieu économique ravi

Des spécialistes en matière de transition énergétique s’inquiètent de l’arrivée de Michael Sabia à la tête d’Hydro-Québec. Ils jugent que l’ancien patron de la Caisse de dépôt ne dispose d’aucune « compétence particulière » pour relever les défis imposants qui attendent la société d’État dans les prochaines années. Le milieu économique, lui, salue le « parcours brillant » du principal intéressé.

« Pour moi, l’enjeu est que M. Sabia reste d’abord et avant tout un financier, alors qu’on a devant nous un enjeu de transition qui est très technique. On aurait eu besoin de quelqu’un qui comprend en profondeur le système énergétique, qui maîtrise les technologies et les investissements requis », affirme le directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechnique Montréal, Normand Mousseau.

Celui qui est aussi professeur de physique à l’Université de Montréal déplore de surcroît que Michael Sabia « n’a jamais réellement mené une compagnie technologique ».

« Il y a toute une différence entre son passé et le rôle qu’il va devoir mener ici. Hydro-Québec est appelée à se transformer, à devenir beaucoup plus capable de prendre des risques et à transformer son approche. »

— Normand Mousseau, directeur scientifique de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechnique Montréal

Aux yeux de M. Mousseau, l’arrivée de M. Sabia n’est tout simplement « pas une bonne nouvelle ». « Ce n’est pas quelqu’un qui a déjà fait des transformations environnementales de très haut niveau. Il a pris la Caisse de dépôt, il l’a retournée, mais c’était dans un tout autre champ de compétences. Je ne suis pas vraiment convaincu que ce soit la bonne personne », insiste encore le spécialiste.

Un « allié du milieu économique »

Dans le milieu économique, on a plutôt salué mardi l’arrivée de Michael Sabia à la tête d’Hydro-Québec. Le président et chef de la direction du Conseil du patronat, Karl Blackburn, a parlé d’un « choix judicieux pour reprendre les rênes d’une société d’État en pleine transformation ».

« Avec un parcours aussi brillant que celui de M. Sabia, nul doute qu’il saura répondre aux défis actuels et futurs de l’organisation. Ce sera un allié du milieu économique, j’en suis certain. »

— Karl Blackburn, président et chef de la direction du Conseil du patronat, dans une déclaration

En entrevue, M. Blackburn rétorque aux plus sceptiques « qu’il est aujourd’hui faux de prétendre que les finances sont dissociées de la transition énergétique ». « Plus que jamais, ils doivent être ensemble. Partout dans le monde, on le voit : les finances et la transition font maintenant partie du discours économique », plaide le gestionnaire, qui se dit « convaincu que M. Sabia saura trouver les bons mots » pour faire comprendre aux Québécois « la nécessité de changer nos comportements ». « Le passé sera garant de l’avenir », lance encore le président du Conseil du patronat.

Sur Twitter, le président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM) a également parlé d'une « très sage nomination ». « Michael Sabia a démontré qu’il est intègre, compétent et fin stratège. Il s’entoure d’équipes fortes. Il a l’envergure qu’il faut pour ce poste névralgique. Il donne des résultats », a-t-il jugé.

Des risques à éviter

De son côté, Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal, est aussi préoccupé. « Michael Sabia n’a pas de compétences particulières en énergie. Ça va être tout un défi, parce qu’en réalité, rien ne le prépare aux défis dans le secteur de l’énergie. La courbe d’apprentissage va être très grande pour lui », illustre-t-il.

Le principal danger, poursuit M. Pineau, est que l’ancien patron de la Caisse « arrive avec une grande confiance et peu d’humilité ».

« Ça pourrait être risqué d’arriver avec une certaine arrogance, parce que contrairement à la Caisse de dépôt, Hydro-Québec a des fonctions opérationnelles au quotidien. Il faut avoir une vision à long terme, mais en même temps très présente. On est complètement ailleurs. »

— Pierre-Olivier Pineau, titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal

Selon lui, ce n’est pas « la capacité à lever des milliards » qui aurait dû intéresser le gouvernement dans sa sélection du prochain PDG d’Hydro-Québec, mais bien sa capacité d’innover pour « sensibiliser les Québécois » aux défis de transition qui guettent la province. « Aller chercher des milliards, gérer des finances, en fait, c’est la dernière capacité dont on a besoin en ce moment », ajoute Pierre-Olivier Pineau, qui ne demande toutefois qu’à être « surpris ».

Les écologistes, eux, demeurent aussi sur leurs gardes. « Ce dont on a besoin, c’est davantage un spécialiste de la décarbonation et de la transition énergétique. On espère au moins que M. Sabia va consulter au maximum l’expertise à l’interne », soutient un porte-parole de Greenpeace Canada, Patrick Bonin.

Son groupe dit surtout craindre une éventuelle « privatisation de l’électricité au Québec » pour laquelle M. Sabia « pourrait être mis à contribution ». « La réalité, c’est qu’il y a un virage inégalé à faire en termes d’augmentation de l’efficacité énergétique au Québec, alors qu’on voit en ce moment la fin des surplus poindre », conclut M. Bonin.

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