Des élections existentielles

Comment finissent les civilisations ? Ou, disons : comment les systèmes meurent-ils ?

Les dictateurs russe et chinois doivent adorer le spectacle de la démocratie états-unienne, ces jours-ci.

D’un côté, un président-vieillard qui avance d’un pas mal assuré, qui trébuche dans ses propres discours et qui sera probablement bloqué politiquement pour le reste de son mandat.

De l’autre, Donald Trump, chef officieux de l’opposition, accablé d’enquêtes criminelles de toutes sortes, qui a convaincu les deux tiers des électeurs républicains que le système électoral de leur pays était une vaste fraude — et la justice aussi. Ce système qui se veut moralement supérieur, que les États-Unis ont prétendu exporter dans le monde entier : des élections libres, sûres, aux résultats certains et vérifiables.

OK, les élections de mardi prochain ne décident pas du sort de la civilisation. Elles ne sont même pas présidentielles. C’est tout de même un match-revanche. Plus important : le résultat de mardi mettra la table pour l’élection de 2024. Dans plusieurs États, des candidats à divers postes clés sont des trumpistes partisans du « Grand Mensonge » : l’élection de 2020 a été « volée ». Ce n’est pas vraiment leur opinion qui compte, mais le fait qu’ils seront en position de contrôler l’organisation du vote et même le système de comptage.

C’est donc l’idée même qu’on se fait du système qui est en jeu.

Le sondage le plus intéressant des dernières semaines montrait ceci : les électeurs des deux partis pensent en grande majorité que le pays sera en grave danger si le parti adverse prend le pouvoir.

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Les « divisions », même radicales, n’ont rien de nouveau dans l’histoire de la démocratie américaine ni de la démocratie tout court.

Les médias américains sont pleins d’analyses historiques pour nous le rappeler : les États-Unis ont connu des périodes bien plus manifestement critiques. Ce qu’on appelle aujourd’hui « division » est une farce comparée à la guerre de Sécession, cette guerre civile encore présente dans les mémoires. L’Elon Musk du siècle dernier, Henry Ford, était un antisémite militant. Il n’avait pas Twitter, mais il possédait le journal au deuxième tirage aux États-Unis, plein de propagande conspirationniste antijuive. Le pays a connu des émeutes, des assassinats politiques, la quasi-destitution d’un président (Nixon), la ségrégation, le Ku Klux Klan, la lutte délirante contre le communisme, etc.

Il n’y a donc jamais eu de moment démocratique idéal. D’époque où le peuple, uni, modéré et raisonnable, choisissait des représentants éclairés qui réglaient les affaires de la nation et du monde dans la sérénité.

L’histoire démocratique est une lutte perpétuelle, un combat d’intérêts et de vues opposés.

Peut-être a-t-on simplement eu l’illusion pendant un temps que les choses électorales étaient acquises pour de bon, ou ne seraient jamais remises en question.

Peut-être la « démocratie en Amérique » était-elle dans une sorte d’engourdissement complaisant et prétentieux. Le « système » semblait progresser partout. La Chine s’ouvrait, la Russie était désoviétisée, les dictatures latino-américaines semblaient s’éteindre. Le mouvement inexorable de l’Histoire était en marche…

Tout d’un coup, les Américains se rendent compte que, pendant qu’ils n’allaient pas voter, la droite religieuse s’est organisée pour faire élire des représentants et le président qui nommerait assez de juges suffisamment conservateurs pour permettre d’infirmer le jugement sur le droit à l’avortement. Entre autres.

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Il y a donc les optimistes, qui prennent un pas de recul historique, pour qui on a vu tellement pire, et pour qui les institutions américaines sont assez fortes pour survivre aux péripéties actuelles. Elles l’ont toujours fait.

C’est vrai, la Cour suprême a viré idéologiquement beaucoup plus à droite que la société américaine. Mais celle à laquelle faisait face Franklin Delano Roosevelt pour mettre en place ses politiques sociales n’était pas moins hostile.

Et en même temps, ce n’est pas devenu la cour personnelle de Donald Trump. Quand est venu le temps de décider de questions d’intégrité, Trump a systématiquement perdu (mis à part le très douteux juge Clarence Thomas, qu’il n’a pas nommé).

Plusieurs institutions fondamentales du pays sont encore fortes. Le FBI, l’armée, même son ancien procureur général William Barr, n’ont pas suivi Trump dans ses tentatives de dévoyer l’État de droit. Le taux de participation n’a jamais été aussi élevé dans l’histoire moderne qu’aux élections de 2020 (deux tiers des inscrits)…

Je ne suis pas pour autant certain que les optimistes aient raison. Cette fois, un ancien président, et probable futur candidat, mène la charge. Je croyais naïvement qu’après la défaite de 2020, le Parti républicain larguerait Donald Trump instantanément, comme en se réveillant d’un coup d’une sorte de crise de folie passagère. Le contraire s’est produit. Il a fait des petits. Sa progéniture hargneuse répète son discours, maintenant bien implanté dans le mainstream républicain.

Comment va réagir ce courant du parti, quand Trump sera traduit en justice ? Comment les gens du Wisconsin vont-ils réagir, quand les républicains, avec moins de la moitié des votes, vont avoir les deux tiers des sièges et donc le pouvoir de contrer le gouverneur élu au suffrage universel ?

Ce sont les règles de base du système qui sont en jeu ici. Des trucs aussi ridiculement élémentaires qu’« une personne, un vote » et la règle de la majorité.

Devant l’ampleur de ce mouvement négationniste, j’ai l’impression qu’au contraire, ce pays est en train de se désagréger, de pourrir par l’intérieur. Ce qui en fait la force même est remis en question. Et je me demande comment il survivra.

Alors, des fois, je l’avoue, je repense aux pages des Antimémoires d’André Malraux, grand explorateur de civilisations perdues. À ce moment où il survole en avion de brousse le désert du Yémen à la recherche de l’antique cité de la reine de Saba, enfouie dans le sable et l’oubli…

Comment ça finit, tout ça ?

Il me semble que les élections sont plus existentielles, ces temps-ci…

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