La grenouille bondit vers l’avant
Rimouski — Pendant une trentaine d’années, Le Mange-Grenouille a été un des hébergements les plus uniques au Québec, avec son décor hautement théâtral. De nouveaux propriétaires ont repris l’auberge du Bic, il y a plus d’un an. Sans dénaturer les lieux, ils misent sur une expérience plus classique de l’hôtellerie et de la restauration. Nous leur avons rendu visite au mois de juin.
En toute transparence, nous avouons n’avoir pas vécu un « vrai » service du soir dans la salle à manger du Mange-Grenouille. Et nous l’avons un peu regretté. Car les quelques plats que le chef Antoine Landry nous a préparés en exclusivité le lendemain de notre nuitée à l’auberge, tandis que nous discutions, étaient exquis.
Il y a d’abord eu les dumplings, une entrée dont nous avons abondamment entendu parler pendant notre trop bref séjour parce que, la veille, un client avait osé en commander une deuxième portion en guise de dessert !
Frits, les mini-chaussons étaient farcis d’épinards et de navet blanc hakurei, puis posés sur une sauce à l’églantier et au sésame. Un ketchup de bettes à carde, de l’ail noir et quelques pousses vertes complétaient ce plat d’une grande originalité. On a ainsi pu apprécier son petit goût de revenez-y, attribuable à l’équilibre salé-sucré-gras-acide.
Le dessert n’était pas moins le fruit d’une belle créativité culinaire. Intitulé « Pomme de terre », il avait à sa base une quenelle de mousse parfumée au cèdre, piquée de croustilles légèrement sucrées, le tout monté sur un gel de camerise.
C’est une idée que le chef a développée à une période où peu de fruits frais du Québec étaient disponibles. Comme il tient à travailler avec un maximum d’ingrédients de la région, il se permet rarement de retomber sur des agrumes ou du chocolat. Un autre des trois desserts au menu tournait autour de la livèche, une herbe au goût de céleri. Il y avait même du concombre mariné à la rose dans cet audacieux mariage.
« Ce serait mentir de dire qu’on n’utilise jamais le jus de citron. La transparence est importante », nous confie plus tard, par courriel, le chef natif de Rimouski.
Antoine Landry a fait un retour dans sa région pendant la crise de la COVID-19 après avoir travaillé aux Botanistes et Chez Boulay, notamment, à Québec. Il a aussi appris aux côtés de la pionnière Johanne Vigneau, à La Table des Roy (Îles-de-la-Madeleine). Voilà qui explique sa connaissance des différents territoires du Québec et de ce qu’on y pêche, cueille, élève, cultive.
Au Mange-Grenouille, il cuisine avec des viandes locales, des fruits et légumes du coin, des poissons et fruits de mer de Rimouski et de la Gaspésie, du sirop d’érable, du miel, de l’huile de caméline du Bas-Saint-Laurent, du jus de rhubarbe pour l’acidité.
« Je fais même mon saindoux pour délaisser tranquillement l’huile de canola. Je fais conserves, fermentation, séchage, légumes de garde, etc. Je vais piger à l’extérieur pour des produits de base comme le sucre, le sel, un peu de chocolat, de la fécule. L’huile d’olive vient de Monsieur Rafael [l’entreprise des Québécois Denis Ferrer et Jimmy Simard]. »
On a d’ailleurs oublié de vous parler du troisième plat de la dégustation privée du vendredi après-midi, un beau flétan du Saint-Laurent cuit à la plancha, bien croûté, posé sur un jus crémé aromatisé au romarin. L’accompagnement de fleur d’ail frite, de champignons poêlés et de croûtons achevait de rendre ce plat de poisson réconfortant comme une petite laine au bord du fleuve.
L’autre regret que nous avons eu en n’ayant pas le temps de souper au Mange-Grenouille ? La superbe carte des vins. Le sommelier Martin Saucier, qui s’apprête à ouvrir son établissement à Rimouski, lègue une cave remplie de belles bouteilles, dont quelques raretés provenant de domaines que les amateurs de vins naturels s’arrachent.
« J’ai une formation en sommellerie. Quand j’ai vu la carte des vins, je me suis dit que je ne pourrais pas faire mieux ! », avait déclaré le nouveau copropriétaire Mathieu Deschênes au quotidien Le Soleil, il y a un an. Il devra maintenant s’y mettre !
Ancien directeur de la restauration au Château Montebello, après plusieurs années au Château Frontenac, le nouvel aubergiste s’installe tranquillement dans ses quartiers. Originaire de Rivière-du-Loup, il fait lui aussi un retour dans sa région natale. Il connaissait la réputation du Mange-Grenouille bien avant de l’acquérir avec son ex-conjointe, Mélissa Gagné. Il sait aussi que le mythique établissement a sa clientèle habituée attachée à l’univers qu’avaient créé les anciens propriétaires, Carole Faucher et Jean Rossignol, et ne veut pas la brusquer.
Mais la relève commence à se faire voir aussi. Sans présumer des goûts ni des envies de ce nouveau public, Mathieu a décidé de faire ce qui lui ressemblait le plus, à lui, et à sa nouvelle équipe. Aussi le décor a-t-il été épuré, permettant d’encore mieux apprécier les magnifiques boiseries du bâtiment de 1843. Celui-ci était un magasin général abandonné lorsque les diplômés en art dramatique avaient décidé d’en faire une auberge, en 1989.
Bientôt, les 22 chambres seront uniformisées à la faveur d’une literie conçue à L’Isle-Verte, à 45 minutes du Bic. « J’ai envie d’offrir une expérience qui se rapproche un peu plus de l’hôtel », explique celui qui a été formé à la chic « école » Fairmont. La grenouille fait clairement un grand bond vers l’avant. On lui souhaite de continuer à honorer son très coloré passé.