Le jour où les abeilles disparaîtront…

Je veux profiter du sommet de l’ONU sur la biodiversité, qui se tiendra du 5 au 17 décembre prochain, pour vous proposer trois chroniques portant sur le sujet. Dans cette première, je vous parle de biodiversité des abeilles.

Quand certains jeunes citadins mélangent biodiversité et pollinisateurs, l’abeille mellifère (Apis mellifera) n’est jamais loin. Or, ce n’est pas parce qu’on a une ruche sur son toit qu’on sauve « les abeilles ».

Contribuer à la sauvegarde de l’abeille mellifère ne signifie pas sauver « les abeilles ». Avec quelque 20 000 espèces sur la planète, la biodiversité des abeilles est bien plus large. Des espèces d’abeilles, il en existe des grosses, des petites, des solitaires, des sociales, des parasites, des paisibles, des agressives et même des dépourvues de dard. Seulement au Canada, on dénombre près de 800 espèces.

Si cette diversité semble invisible, c’est parce que l’abeille mellifère que nous hébergeons jusque sur les toits de nos maisons et édifices vole la vedette. Le biologiste Laurence Packer, de l’Université York, raconte de façon imagée que l’abeille mellifère est à la diversité des abeilles ce que le poulet est à la diversité aviaire. En effet, rares sont les ornithologues qui braqueraient leurs jumelles sur un poulailler même si les poulets occupent désormais toute la place dans le gigantesque monde du peuple à plumes.

Un monde diversifié

L’abeille mellifère accapare toute la lumière au détriment des milliers d’abeilles sauvages et indigènes des Amériques. Si je l’oppose aux espèces indigènes d’ici, c’est parce qu’elle est une immigrante en Amérique. Elle a évolué en Afrique avant d’atteindre l’Europe, d’où elle partira à la conquête de la planète. Introduite en Amérique au XVIIe siècle, elle entamera sa propre conquête du Nouveau Monde. Comme elle était inconnue des peuples autochtones, certaines nations la baptisèrent la mouche de l’homme blanc. En cause, chaque fois qu’ils voyaient rôder ces mouches atypiques dans les fleurs, elles savaient que les colons et leur lot de conflits et de guerres potentiels n’étaient pas loin.

L’abeille mellifère est une espèce fantastique, mais les passionnés et spécialistes des hyménoptères comme Alain Péricard, auteur du formidable bouquin L’abeille et la ruche, et l’érudit en matière d’abeilles Anicet Desrochers, des Miels d’Anicet à Ferme-Neuve, vous diront que le monde des abeilles est bien plus diversifié et spectaculaire.

Par exemple, il existe 250 espèces de bourdons dans le monde, dont 41 se trouvent au Canada.

Devant ma maison, j’ai un vieux caraganier dont les bourdons adorent les fleurs. L’arrivée de ces abeilles velues sur mon petit arbre est un spectacle estival dont je ne me lasse jamais. Leur présence m’émeut et j’enseigne à mes enfants à les voir comme des tableaux que la nature a mis plus de 100 millions d’années à parfaire.

Ces grosses abeilles qui habitent surtout les régions plus fraîches ou froides de la planète ont d’autres compétences que les abeilles mellifères n’ont pas. Leur pilosité et leur capacité à produire de la chaleur en font des spécialistes de la pollinisation matinale. Beaucoup de plantes émettent d’ailleurs des fragrances matinales pour attirer les bourdons qui s’activent dans la fraîcheur pendant que les abeilles mellifères restent à la maison.

Des ouvrières syndiquées

Tous les cultivateurs qui louent des ruches pour la pollinisation savent aussi que les abeilles mellifères sont des travailleurs qui semblent protégés par une convention collective. Lorsque le temps est un peu froid, venteux ou pluvieux, les ouvrières mellifères évoquent leur convention syndicale et restent à la maison pendant que les bourdons, plus robustes, continuent de s’activer dans les fleurs.

Aussi, même si la rockstar qui nous donne le miel est auréolée de toutes les attentions, qualités et compétences, comme pollinisateur, elle a des limites. Si vous avez la chance d’entrer dans une serre où on cultive des tomates, vous verrez de petites maisons en carton accrochées çà et là qui servent d’habitats aux bourdons qui assurent la pollinisation.

Ces abeilles plus dodues ont un atout particulier dans le travail qui leur est confié. Leur forte taille leur permet de générer suffisamment de vibrations pour faire sortir les grains de pollen des fleurs de tomates de leur cachette. Dans la famille des solanacées, dont font partie, entre autres, la tomate, la pomme de terre et l’aubergine, le pollen est séquestré dans des cellules ouvertes sur l’extérieur par de minuscules pores. Pour le libérer de ces lieux de stockage appelés des anthères poricides, il faut y injecter un fort courant d’air. C’est là que la taille du bourdon lui donne une certaine supériorité.

Avant cette révolution agriculturale originaire de Belgique, la production de tomates en serre nécessitait de secouer manuellement les fleurs ou d’utiliser des vibrations électriques pour faire le travail que les bourdons font efficacement sans demander de salaire.

Chaque espèce d’abeille a son importance et mérite autant de se perpétuer dans la biosphère que l’abeille mellifère, si importante soit-elle pour nos activités économiques. Malheureusement, l’alliance sacrée entre les plantes à fleurs et ces pollinisateurs est menacée par les pathogènes, les prédateurs invasifs, la monoculture intensive, la perte de l’habitat, mais aussi les néonicotinoïdes.

Ces neurotoxines qui représentent désormais 40 % des pesticides utilisés par les grandes cultures sont de 5000 à 10 000 fois plus toxiques que le DDT, qui a pourtant été prohibé dans la grande majorité des pays depuis les années 1970. Tant que le courage politique évitera le sujet, les pollinisateurs seront menacés et l’humain ne finira pas d’écoper. Les abeilles peuvent butiner et polliniser plus de 80 % des espèces sauvages et 75 % des espèces végétales cultivées, y compris 90 % des arbres fruitiers. C’est près de 35 % de la production alimentaire de l’humanité qui dépend du discret et efficace travail de ces insectes.

Le jour où les abeilles disparaîtront, l’humanité sera probablement encore là, mais sa diversité alimentaire sera grandement érodée. À la grandeur de la planète, les plantes à fleurs sont victimes de la profanation de cette alliance sacrée qui les lie aux abeilles depuis l’aube des temps. À cause de qui ? À cause du bipède qui pense que lorsqu’une espèce ne sert pas ses intérêts immédiats, elle est nuisible ou inutile.

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