Crise des opioïdes

Les milliards réclamés par Québec ont peu de chances de se matérialiser

Le gouvernement québécois, qui réclamait des milliards de dollars à la société pharmaceutique américaine Purdue Pharma L.P. en compensation pour les coûts engendrés par la crise des opioïdes, devra sans doute se contenter au bout du compte d’une somme d’un tout autre ordre de grandeur.

Des avocats menant des poursuites distinctes contre le producteur d’OxyContin, un médicament antidouleur hautement addictif, ont indiqué cette semaine à La Presse que les provinces canadiennes risquaient de « frapper un mur » dans leurs démarches à la lumière des derniers développements juridiques survenus au sud de la frontière.

La semaine dernière, un juge de New York a donné son accord conditionnel à une entente devant mettre un terme aux poursuites contre la société américaine, qui s’était placée sous la protection de la loi sur les faillites il y a deux ans.

La famille Sackler, qui est propriétaire de Purdue Pharma L.P., s’est engagée à payer 4,5 milliards US en réponse aux réclamations de milliers de villes, d’États et de particuliers américains s’estimant lésés par sa commercialisation trompeuse et abusive de l’OxyContin, qui a été retiré du marché en 2012.

Elle a accepté par ailleurs de se départir de la société américaine, qui sera reconvertie en fiducie pour financer des services de soutien aux personnes touchées par la crise.

En contrepartie de ces engagements, les Sackler doivent obtenir une immunité contre toute poursuite ultérieure aux États-Unis.

Dans le cadre de l’entente, les provinces canadiennes ayant présenté des réclamations côté américain ont accepté d’y renoncer.

Poursuites canadiennes

Reidar Mogerman, un avocat de la Colombie-Britannique qui chapeaute le dossier, a indiqué que cette décision avait été prise pour garantir que le règlement américain n’empêche pas le maintien des poursuites canadiennes contre les Sackler et une société apparentée, Purdue Pharma Canada.

L’objectif était aussi d’éviter que les demandes des provinces, qui totalisent 70 milliards de dollars américains, dont 15 milliards pour le Québec à lui seul, soient « noyées » dans des réclamations américaines totalisant près de 40 000 milliards. En considérant la somme avancée par les Sackler de 5 milliards, la compensation totale pour l’ensemble des provinces aurait été de l’ordre de 10 millions, calcule M. Mogerman.

« Vous pouvez comprendre pourquoi on ne voulait rien savoir de ce plan. »

– Reidar Mogerman, avocat de la Colombie-Britannique qui chapeaute le dossier

L’avocat a lancé au nom de la Colombie-Britannique au Canada, en 2018, une action collective contre des dizaines de sociétés liées à la crise des opioïdes, dont Purdue Pharma Canada, auquel plusieurs provinces pourraient maintenant se rattacher.

M. Mogerman, qui espère voir l’action autorisée prochainement par les tribunaux, dit avoir engagé des pourparlers avec la firme canadienne et les Sackler pour en arriver à un règlement « équitable » susceptible de profiter en partie au Québec.

« Un sac beaucoup plus petit »

Le ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, qui confirme à La Presse avoir retiré sa réclamation aux États-Unis, dit ne pas avoir pris encore de décision définitive relativement à sa participation à l’action collective.

Purdue Pharma Canada n’a pas voulu commenter le litige, se bornant à dire qu’elle fonctionne de manière « indépendante » de la société américaine.

Mathew Farrell, un avocat de l’Alberta qui représente dans une autre action collective de nombreuses villes canadiennes touchées par la crise des opioïdes, a demandé en vain que ses clients soient indemnisés dans le cadre du règlement de faillite survenu aux États-Unis.

M. Farrell s’étonne de voir les provinces canadiennes renoncer à leurs réclamations côté américain, notamment, dit-il, parce que Purdue Pharma Canada est une société privée avec une valeur inconnue qui est sans doute largement inférieure à celle de la société américaine, ce qui limite les actifs pouvant servir à une éventuelle indemnisation.

Les Sackler, qui ont une fortune estimée à 11 milliards de dollars américains, ont par ailleurs cherché à placer leurs actifs à l’abri des tribunaux, limitant du coup les chances, dit-il, qu’une poursuite contraignante les force à mettre plus d’argent sur la table.

« Les provinces vont devoir puiser dans un sac beaucoup plus petit », résume M. Farrell.

La bonne stratégie ?

Ray Wagner, un avocat d’Halifax qui pilote depuis des années une action collective contre Purdue Pharma Canada au nom de personnes victimes de la crise des opioïdes, se dit aussi sceptique devant la stratégie suivie par les provinces.

Les Sackler ont très bien pu manœuvrer pour « siphonner l’argent » hors de la société canadienne, limitant d’autant sa valeur, prévient-il.

M. Wagner avait conclu en 2017 une entente prévoyant un versement de 20 millions par Purdue Pharma Canada qu’il espère voir aboutir prochainement, quoi que fassent les provinces.

« Il y a beaucoup de gens qui courent après l’argent de Purdue. L’histoire dira si ce que nous avons négocié était raisonnable dans les circonstances. »

– Ray Wagner, avocat d’Halifax qui pilote une action collective contre Purdue Pharma Canada au nom de victimes de la crise des opioïdes

M. Mogerman se dit « bien conscient » que l’incertitude existant quant à la valeur de Purdue Pharma Canada et les montages financiers utilisés par les Sackler pour protéger leurs actifs risquent de compliquer ses efforts. D’où l’intérêt, dit-il, de chercher un règlement négocié.

Le fait que plusieurs autres firmes ayant joué un rôle dans la crise des opioïdes sont aussi ciblées dans l’action collective lancée en 2018 pourrait mener à des compensations additionnelles non négligeables, y compris pour le Québec, ajoute M. Mogerman.

Il est clair, quoi qu’il en soit, que les provinces auront « bien moins » que ce qu’elles réclament en lien avec la crise des opioïdes. « C’est vrai au Canada et c’est vrai côté américain », conclut l’avocat.

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