Journée noire chez Bell

BCE a annoncé jeudi la plus importante restructuration de l’entreprise des 30 dernières années. Le conglomérat élimine 4800 postes et vend 45 de ses 103 stations de radio, dont 7 au Québec. Le géant des télécommunications a accusé la réglementation du pays d’être à l’origine de ses ennuis.

BCE écorche Ottawa et le crtc

Le couperet tombe une fois de plus chez un géant des télécommunications. Des milliers d’employés de BCE sont plongés dans l’incertitude après avoir appris que leur employeur éliminera 4800 postes. À l’instar de ses rivaux, le conglomérat impute ses décisions à des règles qu’il juge inégales dans l’industrie, des arguments qui laissent certains experts sceptiques.

Il s’agit de la plus importante restructuration en trois décennies annoncée au sein de la société mère de Bell Média. Elle s’accompagne de la vente de 45 des 103 stations radiophoniques régionales du groupe – dont 7 au Québec – et d’une réduction d’au moins 500 millions des investissements prévus cette année dans le réseau de fibre optique du géant des médias et des télécommunications.

« Le contexte économique demeure très difficile et les décisions gouvernementales et réglementaires alourdissent le fardeau qui pèse sur notre entreprise », a expliqué le président et chef de la direction de BCE, Mirko Bibic, jeudi, dans une lettre envoyée à ses employés.

Parallèlement, l’entreprise établie à Montréal, mais dirigée de Toronto, a engrangé un bénéfice net de 435 millions au quatrième trimestre, en baisse de 23 %. Sa marge nette s’est aussi contractée à 6,8 % pendant les mois d’octobre, novembre et décembre, alors qu’elle avait été de 8,8 % à la même période en 2022. Elle estime que les mesures annoncées jeudi lui permettront d’économiser jusqu’à 200 millions. En 2023, BCE a affiché des profits nets de 2,3 milliards, en baisse de 20,5 %.

Incertitude

Tous les secteurs écoperont chez BCE, y compris la division médiatique, propriétaire de stations radiophoniques, de chaînes généralistes (Noovo et CTV) et de chaînes spécialisées (RDS et TSN). Un peu moins de 10 % des réductions s’effectueront dans ce secteur. Des licenciements avaient déjà été annoncés chez RDS (trois postes) et Noovo (trois postes), selon nos informations.

Des annonces avaient également eu lieu chez CTV et BNN Bloomberg. À l’exception de celui de Toronto, tous les bulletins de nouvelles du midi seront débranchés chez CTV, notamment. Sur le réseau social X, des employés du réseau de télévision annonçaient avoir été congédiés.

« Nos revenus publicitaires ont chuté de 140 millions en 2023. Nos pertes d’exploitation annuelles s’élèvent à plus de 40 millions pour l’ensemble de nos services de nouvelles, et ce, malgré le fait que nous avons le réseau de stations de télévision le plus populaire. »

— Mirko Bibic, président et chef de la direction de BCE, dans une lettre envoyée à ses employés

Unifor, qui représente quelque 20 000 salariés de l’entreprise au Québec et en Ontario, a obtenu quelques détails sur les licenciements à venir. Il devrait y en avoir 400 au sein des fonctions administratives, une centaine chez Bell Média et 300 autres du côté du soutien technique. Le syndicat n’avait pas la ventilation pour chacune des provinces. Les mauvaises nouvelles devraient progressivement être annoncées d’ici le 11 mars, selon le directeur québécois d’Unifor, Daniel Cloutier.

Doléances fédérales

Ottawa et le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (CRTC) sont au cœur des doléances exprimées par la direction de BCE à ses employés. Dans sa missive, M. Bibic dénonce la décision de l’organisme réglementaire obligeant des entreprises comme BCE à offrir l’accès à leur réseau de fibre optique à haute vitesse à des revendeurs « avant même d’avoir pu récupérer » des « investissements de plusieurs milliards de dollars ».

Du côté médiatique, les récriminations visent la Loi sur les nouvelles en ligne, dont l’objectif est d’obliger les géants numériques à rémunérer les médias canadiens pour leur contenu, et le projet de loi mettant à jour la Loi sur la radiodiffusion pour contraindre des multinationales étrangères comme Netflix, YouTube et TikTok à contribuer au contenu canadien et à le promouvoir.

« Les sommes modestes que Bell Média recevra dans le cadre de l’application de la Loi sur les nouvelles en ligne ne sont tout simplement pas suffisantes pour maintenir nos activités », affirme Sean Cohan, président de Bell Média, dans une note interne distincte. « L’environnement économique et réglementaire actuel est difficile et nous devons affronter une concurrence de plus en plus vive pour attirer l’attention des consommateurs. »

Des experts réagissent

Professeur émérite au département de communication de l’Université d’Ottawa, Pierre Bélanger n’est pas surpris des compressions annoncées par BCE, Telus et Québecor (TVA) depuis un an. Même si la Loi sur les nouvelles en ligne et le projet de loi C-11 constituent des avancées marquées, on a attendu avant de tenter de niveler le terrain de jeu, estime l’expert.

« Je pense que le CRTC a été très lent, dit-il. Je ne changerai jamais d’idée là-dessus. Les GAFAM [Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft] nous ont subtilisé une part importante des revenus publicitaires et des parts de marché. Ce n’est pas tant la réglementation le problème. Au fil du temps, c’est l’absence de réactions ponctuelles pour s’adapter qui n’a pas aidé. »

Professeur à l’École des médias de l’UQAM, Jean-Hugues Roy s’explique mal les gestes de BCE. Malgré un recul de ses profits, sa situation financière demeure solide, croit l’expert.

« On dirait que c’est fait pour faire plaisir aux actionnaires. Oui, ce n’est pas un secteur où tout est rose, mais Bell n’est pas l’entreprise la plus mal prise. »

— Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’UQAM

« Les conglomérats comme Bell, Québecor et Rogers font beaucoup d’argent avec les services internet et la téléphonie sans fil. C’est normal que ces compagnies-là réinvestissent dans l’information », poursuit M. Roy.

Titulaire de la Chaire de recherche du Canada en droit de l’internet et du commerce électronique de l’Université d’Ottawa, Michael Geist ne s’est pas gêné pour critiquer le conglomérat sur le réseau social X.

« Les pertes d’emplois sont brutales, mais entendre une entreprise qui n’a réalisé “que” 435 millions de profits au dernier trimestre rejeter une partie de la responsabilité sur le gouvernement et le CRTC, qui n’ont pas agi plus rapidement pour obliger Google, Meta, Netflix, Disney et Amazon à contribuer, c’est quelque chose. »

Les commentaires de BCE ont par ailleurs incité le CRTC à répliquer. Si l’organisme réglementaire s’est montré « préoccupé » par les pertes d’emploi, le Conseil affirme qu’il « ne dicte pas la façon dont les compagnies privées allouent leurs profits ».

« Les compagnies sont les mieux placées pour répondre aux questions à l’égard de leurs décisions d’affaires, affirme l’organisme. Le CRTC est un tribunal quasi judiciaire qui réglemente les industries de la radiodiffusion et des télécommunications dans l’intérêt public. »

Retrait radiophonique

En plus de sabrer son effectif et ses dépenses, BCE se recentre vers les centres urbains dans le secteur de la radiodiffusion en se délestant de stations au Québec, en Ontario, en Colombie-Britannique ainsi que dans les provinces atlantiques. Les propriétés québécoises de Bell Média demeureront néanmoins entre les mains d’intérêts locaux. Pour une somme n’ayant pas été divulguée, Arsenal Media se portera acquéreur des sept stations québécoises une fois que le CRTC aura donné son aval.

Ce groupe établi à Saint-Lambert exploitera un réseau de 25 stations.

Pour M. Bélanger, la vente des 45 stations radiophoniques régionales constitue, en quelque sorte, la « bonne nouvelle » dans la restructuration annoncée par BCE.

Les stations de radio québécoises de Bell Média vendues

FZZ-FM (Saint-Jean-sur-Richelieu)

CFEI-FM (Saint-Hyacinthe)

CJDM-FM et CHRD-FM (Drummondville)

CJOI-FM et CIKI-FM (Rimouski)

CFVM-FM (Amqui)

« Il n’y a aucune station qui va fermer demain matin, dit-il. On a trouvé un acheteur pour chacune des stations, c’est une super bonne nouvelle. »

Les investisseurs ont réservé un accueil tiède à la performance financière du conglomérat. À la Bourse de Toronto, le titre de BCE a échappé 3,8 %, ou 1,99 $, pour clôturer à 51,08 $. Les prévisions financières de l’entreprise pour 2024 se sont avérées en deçà des attentes des analystes, notamment au chapitre des flux de trésorerie.

— Avec la collaboration de Mylène Crête, La Presse

Ce qu’ils ont dit

« Je suis extrêmement déçue et en désaccord avec la décision de Bell […] Malgré que Bell a eu des allégements réglementaires de 40 millions de la part du CRTC pour l’aider à faire ses bulletins de nouvelles, elle choisit aujourd’hui de couper. »

— Pascale St-Onge, ministre fédérale du Patrimoine canadien

« Un autre jour sombre pour les médias, l’information et la démocratie. Combien d’autres travailleurs devront être sacrifiés pour que la ministre réalise que C-18 ne sauvera pas l’information au Québec ? »

— Martin Champoux, porte-parole du Bloc québécois en matière de patrimoine canadien

« C’est l’avidité des grandes corporations. Elles ne se préoccupent pas des communautés, elles ne se préoccupent pas du journalisme, elles ne se préoccupent pas de la démocratie. C’est plus de profits, et le jour où je n’ai pas besoin de toi, je te jette à la poubelle. »

— Alexandre Boulerice, chef adjoint du Nouveau Parti démocratique

« C’est de la colère et de la consternation chez nos membres. [Les dirigeants] ont réalisé 435 millions en profits au quatrième trimestre. On ne parle pas d’une compagnie qui est pauvre. C’est arrogant. Ils ajustent leur marge de profits sur le dos des travailleurs et ils ont le front de blâmer Ottawa. Comme si le gouvernement fédéral était responsable de leur avarice. Ils pourraient se garder une petite gêne. »

— Daniel Cloutier, directeur québécois chez Unifor

« Les gens sont tristes, les gens sont en colère, les gens sont inquiets. Nos syndicats sont rencontrés tour à tour par leur direction respective. Nous sommes encore à évaluer l’ensemble des effets de cette annonce sur chaque média, chaque salle de rédaction, chaque équipe de travail, et les échos sont loin d’être rassurants. »

— Annick Charette, présidente de la Fédération nationale des communications et de la culture-CSN

Radiodiffusion régionale

La montée en flèche d’Arsenal Media

Le repli de Bell Média dans la radiodiffusion régionale permet à Arsenal Media de poursuivre sur sa lancée. Un peu plus d’une décennie après sa fondation, l’entreprise est sur le point d’exploiter un réseau de 25 stations, après s’être portée acquéreuse de 7 stations de BCE. Son président et chef de la direction, Sylvain Chamberland, s’est entretenu avec La Presse.

Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces stations dont Bell Média ne voulait plus ?

C’est sept stations en région qui cadrent dans notre plan d’affaires et qui nous permettent d’accélérer notre croissance. Ce sont des stations qui sont dans une situation saine. On a un peu l’avantage d’avoir commencé sur le tard comme entreprise. Nous avons compris que les grands groupes étaient en train de sortir des régions. On a décidé de prendre cet espace. On fait de la nouvelle locale et on se concentre sur nos marchés.

Ces stations étaient-elles à vendre depuis longtemps ?

Cela fait plusieurs mois que nous discutons. Il y a eu des discussions préliminaires et un processus a fini par être mis en place. Nous étions un acquéreur de choix pour Bell parce que nous avons quand même une certaine maturité, en plus d’avoir fait nos preuves. On est un bon citoyen à ce chapitre.

BCE estime que ses stations vendues ne sont plus viables. Pourquoi pensez-vous le contraire ?

La différence entre un conglomérat et notre entreprise, c’est que nous sommes un petit acteur. Nous sommes directement branchés sur les régions. On fait affaire avec les fournisseurs locaux directement. En d’autres termes, quand tu es plus petit, c’est moins compliqué. La structure est moins onéreuse. C’est là que notre modèle se démarque.

Après des années de concentration, la tendance est-elle à la décentralisation dans la radiodiffusion ?

Absolument. C’est de cette façon qu’on a construit notre entreprise. Les responsabilités sont réparties à travers les régions. Mon vice-président technique est dans Chaudière-Appalaches. Des responsables de la comptabilité sont à Matane. Notre siège social est à Saint-Lambert, mais il est petit. La décentralisation fait partie du succès chez nous. C’est pour cela que nous sommes connus.

Vous ajoutez sept stations à votre réseau. Envisagez-vous encore d’accroître votre empreinte géographique, ou pensez-vous faire une pause ?

On continue de penser aux acquisitions. L’avantage, dans notre milieu, c’est que le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes doit donner son accord. Il y a une transition entre l’annonce et la réalisation de la transaction. Cela nous laisse du temps pour nous préparer et pour réfléchir à l’avenir.

Crise des médias

Legault rouvre la porte aux publicités gouvernementales sur Facebook

Québec — Tout en déplorant les pertes d’emplois chez BCE et en faisant miroiter un plan d’aide aux médias régionaux, François Legault rouvre la porte à l’achat de publicités gouvernementales sur Facebook.

En point de presse à Québec, le premier ministre a soutenu jeudi que les réseaux sociaux de l’entreprise américaine Meta (propriétaire de Facebook), qui bloque le contenu des médias d’information canadiens en riposte à la loi fédérale C-18, étaient devenus incontournables pour rejoindre environ 10 % de la population.

« On s’est rendu compte qu’il y a certaines clientèles, donc certains citoyens québécois, la seule façon [qu’on a] de les rejoindre, c’est par Facebook. Ça reste une minorité de la publicité, on parle de moins de 10 %, mais c’est vrai pour le gouvernement du Québec [et] c’est vrai pour la [Coalition avenir Québec] », a dit M. Legault.

Suivant cette logique, le gouvernement du Québec recommencera-t-il ses placements publicitaires sur les plateformes du géant numérique ? « On est ouverts à ça », a-t-il répondu.

« Quand on veut faire de la publicité en santé publique, c’est important de rejoindre tout le monde s’il y a 10 % de la population qu’on peut juste rejoindre sur Facebook », a justifié le premier ministre.

Un plan d’aide qui se fait attendre

Ce revirement de situation survient alors que la crise qui secoue les médias québécois a frappé un nouvel acteur, jeudi. Pour la deuxième fois en sept mois, les employés de Bell Média sont visés par des coupes dans le contexte où l’entreprise supprime 9 % de ses effectifs.

« Je pense aux familles qui sont touchées. Mes pensées sont avec ces employés-là. Maintenant, [le ministre de la Culture et des Communications] Mathieu Lacombe travaille surtout sur l’aide aux médias en région. »

— François Legault, premier ministre du Québec

Plus tôt cette semaine, la Coalition avenir Québec a également défendu son choix de racheter de la publicité sur Facebook, alors que M. Legault accusait Québec solidaire, lors de la dernière élection partielle dans Jean-Talon, de manquer de solidarité face aux médias en achetant de la publicité sur les sites de Meta. La CAQ a par ailleurs précisé qu’elle ne dépensera pas plus de 10 % de son budget publicitaire sur ces plateformes.

Meta bloque les nouvelles depuis le 1er août en guise de représailles contre l’adoption du projet de loi fédéral C-18. Le texte législatif vise à obliger les géants du web à verser une compensation aux médias d’information pour la publication de leurs contenus, en négociant des ententes de partage de revenus.

Une « décision d’affaire », dit Girard

Pour le ministre des Finances du Québec, Eric Girard, les compressions de BCE sont une « décision d’affaires » et l’entreprise doit s’expliquer.

« C’est des chiffres qui sont très importants. Je pense que c’est une décision d’affaires, c’est à BCE de s’expliquer, mais c’est certain que nos pensées sont avec les travailleurs et c’est très important que l’entreprise aide ces gens-là à se relocaliser et les aide avec des compensations pour la période de transition », a-t-il dit.

En matinée, jeudi, les partis de l’opposition ont une fois de plus pressé Québec d’annoncer son plan d’aide global aux médias, alors que les coupes se multiplient depuis des mois, à la fois dans le secteur de l’électronique, comme les radios et les télévisions, et dans la presse écrite.

« Ça prend un plan complet. Évidemment, les deux [ordres] de gouvernement doivent arriver avec quelque chose de costaud », a dit le chef du Parti libéral du Québec (PLQ), Marc Tanguay.

« Il y a une accélération dans les dernières années de l’effritement du milieu des médias. […] Il faut des mesures fortes et structurantes », a ajouté le chef parlementaire de Québec solidaire (QS), Gabriel Nadeau-Dubois.

« Pour notre démocratie, on a besoin de journalistes qui questionnent les élus partout sur le territoire du Québec. Raison de plus, avec ce qui est arrivé chez Bell, d’avoir un plan du gouvernement du Québec pour les médias. […] Ça prend des mesures concrètes », a dit Pascal Bérubé du Parti québécois (PQ).

M. Girard a refusé d’indiquer si son prochain budget, qui sera déposé en mars, comptera des mesures pour aider ce secteur de l’industrie. Pour sa part, le ministre de la Culture et des Communications, Mathieu Lacombe, n’a pas indiqué quand il déposerait le programme d’aide qu’il a promis.

« On travaille là-dessus », a-t-il dit tout en restant prudent sur la situation à BCE puisqu’il n’avait pas encore « les détails » sur les compressions.

— Avec la collaboration de Tommy Chouinard, La Presse

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