Faim de plaisir

Et si, plutôt que de haute gastronomie, de « fine dining », les gens avaient envie de « fun dining » par les temps qui courent ? Trois ans de solitude et d’austérité ont certainement contribué à cette grande faim de connexion et de plaisir. Nous avons parlé à quelques joyeux amphitryons.

Il y a deux semaines, le bureau de style WGSN annonçait à ses 638 000 abonnés sur Instagram que la grande tendance du moment, en « gastronomie », était le repas « expérientiel », qui crée des rapprochements et un sentiment de fête. Bref, l’inverse du très sérieux restaurant Hawthorn de la satire The Menu, avec Ralph Fiennes en chef tyrannique.

Cette publication, c’est Nico Fonseca qui nous l’a fait suivre, même si, pour l’artiste culinaire, ce n’est rien de bien nouveau. Sa démarche s’inscrit dans le ludisme depuis les débuts, que l’on parle de ses projets In the Mouth ou de ses bingo, Jenga et tarot culinaires.

« Quand j’ai commencé à faire ça, j’étais un adulte en ville et je trouvais ça difficile de me faire de nouveaux amis. Je me suis tourné vers la nourriture. Elle a un côté tellement social. Elle a aussi le pouvoir de faire dissoudre le vernis des gens. Mais je trouvais que le scénario social était trop souvent figé. Les gens finissaient par devenir las. »

« Même dans l’évènementiel, avec un verre à la main et des bouchées, les gens s’emmerdaient. »

— Nico Fonseca, artiste culinaire

« J’ai donc voulu bousculer ça, changer la posture physique des participants et favoriser des rencontres fortuites et des conversations qui ne se seraient pas passées si tout le monde restait à sa table », raconte celui qui orchestre justement une foule d’expériences culinaires non conventionnelles pour la 12édition de C2 Montréal, à la fin de mai.

En attendant, on peut découvrir sa cabane à sucre urbaine au Labo culinaire de la Société des arts technologiques (SAT), avec la cheffe Émilie Bégin et son équipe. Nico Fonseca a installé un « lustre » de branches au-dessus d’une table miroir. Les convives placent leur assiette sous un des quatre chalumeaux pour arroser leur cocktail, leur galette de sarrasin ou leur gâteau éponge de sirop d’érable. Des échanges naissent ainsi entre de parfaits inconnus.

Une gastronomie plus accessible

Clément Boivin a choisi l’approche « expérientielle » lorsqu’il a quitté le groupe Au pied de cochon pour voler de ses propres ailes. Il a fondé Cuisine libre !, un concept de gastronomie in situ, axée sur une forme de plaisir moins exclusive, plus rassembleuse et bon enfant.

« Si je reviens au tout début de ma démarche en restauration, je dirais que le catalyseur était mon programme d’arts plastiques au cégep du Vieux Montréal. On avait vu une expo au Musée d’art contemporain et, par la suite, la prof avait demandé à la classe quel était le propos de l’artiste. Personne n’avait de réponse ! Elle nous avait alors expliqué que les œuvres étaient une réponse à l’art du passé.

« Ça m’a fait réaliser à quel point l’art pouvait être élitiste, poursuit le chef en liberté. C’est pour ça que j’ai décidé d’aller vers la cuisine. Quand elle procure du plaisir, la cuisine représente une forme de vérité. Ça n’a pas besoin d’être interprété plus que ça. Le plaisir a toujours été le moteur de ma créativité. Fondamentalement, l’idée, c’est que ce soit bon et gourmand. Il y a des chefs qui sont plus dans l’idéologie du fine art. Pas moi. »

Depuis les débuts de Cuisine libre !, il y a un an, Clément a organisé des repas où les convives avaient les deux pieds dans l’eau, un faux marché public dans une ruelle, des évènements de cuisine de rue, des festins dans des pourvoiries privées et des menus à quatre, six, huit mains avec d’autres chefs.

Maisons festives

Il arrive aussi qu’un restaurant gastronomique avec pignon sur rue opte pour une ambiance festive décontractée plutôt que tirée à quatre épingles. Pensons au Montréal Plaza, où les plateaux d’huîtres ont déjà été accompagnés de figurines en plastique et où les gâteaux d’anniversaire ont été livrés par un serveur déguisé en coccinelle. Si l’expérience est un peu moins délirante aujourd’hui, elle demeure néanmoins bien décoincée.

Vin mon lapin est un autre temple du plaisir. À la fin d’un article sur le restaurant de la rue Saint-Zotique dans Tastet.ca, le chef Marc-Olivier Frappier s’exclame : « Ce n’est pas du “fine dining”, c’est dufun dining” ! » Alex Landry, copropriétaire, est un des autres joyeux amphitryons de Vin mon lapin. Lorsqu’on le voit s’approcher de la table les bras chargés de bouteilles qu’il a choisies avec toute sa sensibilité, pour donner le ton à la soirée, on sait que ce sera la fête.

« Je m’intéresse beaucoup à l’histoire de la table. Il y a eu des époques où tout se passait dans l’assiette. Puis il y a eu l’inverse, où le focus était partout SAUF dans l’assiette. On peut penser aux premiers supperclubs, par exemple, où les lumières étaient basses, la musique forte et l’assiette plutôt anecdotique. Mais il n’y a rien de bon dans les extrêmes. Aujourd’hui, on cherche l’équilibre. »

Cet équilibre, il est aussi dans le contrat qui s’établit entre les clients et les travailleurs d’un restaurant. Pourquoi les employés n’auraient-ils pas, eux aussi, un peu plus de plaisir à exercer leur métier ?

« Pour nous, en salle et en cuisine, le côté fun, c’est de trouver le rythme parfait pour chaque table, explique Alex Landry. En cuisine, chaque bon de commande est une nouvelle histoire. Qui est assis là ? Les cuisiniers aiment bien savoir qu’ils sont en train de préparer un morceau pour des personnes plutôt que pour un numéro de table. L’idée d’enlever les murs des cuisines, c’était un peu ça aussi : s’ouvrir sur la salle, être moins anonyme. »

Nico Fonseca observe lui aussi le changement de paradigme. « Ce que je trouve sain du shift qu’on vit maintenant, c’est que les conditions de travail commencent à faire partie de la discussion. Cette tournure expérientielle, ce mélange des genres, ces environnements plus narratifs qui laissent la création s’exprimer plus librement, les jeunes consommateurs sont bien ouverts à ça. »

Cela dit, personne ne réinvente la roue ici. Le chef Jean-Michel Leblond, qui a d’ailleurs collaboré avec Nico Fonseca pour In the Mouth, se rappelle les belles années de Tripes & Caviar (en mode « évènements » d’abord, à partir de 2009, puis en restaurant de 2013 à 2016). « Tant qu’à faire des shifts de 16 à 18 heures, amusons-nous et faisons quelque chose de différent », se disait-il à l’époque.

« Tout ce qui se faisait à Montréal m’endormait. C’était la mode des tartares. Il y en avait partout ! », se rappelle le gagnant de la première saison de Chefs de bois, en 2021. D’ailleurs, Clément Boivin participe à la troisième saison, diffusée depuis le 11 avril sur la plateforme Vrai.

Aujourd’hui, Jean-Michel Leblond est chef d’un restaurant un brin plus classique, mais non moins festif, puisque le Kabinet est rattaché à une boîte de nuit, le Datcha, et qu’il propose entre autres des tours de blinis, caviar et tous leurs accompagnements.

« Il y a un côté interactif, axé sur le fun et le partage. C’est un concept 360 où on peut arriver à 16 h pour prendre l’apéro, manger, continuer de boire, danser. Ce qui nous obsède, nous, les restaurateurs, c’est de créer le moment parfait pour les clients. La bouffe et le vin, c’est juste un pourcentage de l’expérience. Le client veut vivre une expérience totale. »

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