Guerre en Ukraine

Comment combattre l’intox russe

Quand la guerre a éclaté en Ukraine, la vie de Misha Katsurin a chaviré. Les restaurants branchés qu’il exploitait à Kyiv ont fermé leurs portes. Alors que les forces russes s’approchaient dangereusement de la capitale, il s’est démené pour faire évacuer sa femme et ses deux jeunes enfants.

Au bout de plusieurs jours de chaos, il a réalisé que son père ne l’avait pas appelé pour prendre de ses nouvelles. Pas une seule fois, depuis le début de l’invasion.

Alors, Misha Katsurin a appelé son père, qui habite une petite ville près de Nijni Novgorod, en Russie. Il lui a raconté les sirènes d’alerte. Les abris antiaériens. Les bombardements. Les gens qui fuient. Ceux qui meurent.

Il a raconté la guerre qui a bouleversé sa vie, et celle de ses millions de compatriotes, à son père.

« Et il ne m’a pas cru… »

Misha Katsurin était abasourdi. Son père n’a rien voulu entendre. Rien de rien. Il a même tenté de lui expliquer ce qui se passait, pour vrai, en Ukraine. « Il a répété ce qu’il avait entendu à la télé russe ; les nazis et tout », me raconte le restaurateur de 33 ans, par courriel.

C’était plus que frustrant ; c’était enrageant.

Misha Katsurin s’est senti impuissant. Comme si son père était plongé dans un monde parallèle, un profond trou noir, et que rien ne pouvait l’en tirer, pas même la brutale réalité d’une guerre. Pas même son propre fils.

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En reportage en Ukraine, le mois dernier, j’ai entendu maintes variations de cette histoire stupéfiante.

De sa fenêtre, Natalya avait vu la base militaire de Yavoriv, tout près de la frontière polonaise, pulvérisée par des frappes russes. Le 12 mars, au petit matin, les murs de son appartement avaient tremblé. De ses yeux, elle avait vu les explosions, puis les flammes. Pourtant, sa sœur, en Russie, ne l’a pas crue.

À 850 km de Yavoriv, dans la ville portuaire d’Odessa, Sergey Denga se préparait à l’offensive russe que tous croyaient alors imminente. Tous, sauf son frère et sa sœur, en Russie. La mâchoire serrée, il m’avait confié qu’il ne savait pas s’il parviendrait à leur pardonner un jour.

Misha Katsurin a relaté sur les réseaux sociaux sa conversation avec son père. Elle est devenue virale. Des milliers d’Ukrainiens lui ont raconté avoir eu la même expérience avec des proches en Russie. Ils ressentaient la même frustration que lui. La même impuissance.

En écoutant l’histoire de ces Ukrainiens en colère, ça m’a frappée. La similitude.

Le 6 mars, juste avant de partir pour l’Ukraine, j’ai relaté dans ces pages le drame d’un père dont la fille complotiste et antivaccin avait tout perdu : son conjoint, ses amis, son travail. La jeune femme avait été happée dans un monde de désinformation, que son père comparait à une secte. De nombreux lecteurs s’étaient reconnus dans son histoire. Eux aussi avaient un proche coincé dans le trou noir.

Et si ce n’était pas seulement un hasard ?

Si la Russie et ses campagnes de désinformation étaient en partie responsables du chaos social, chez nous ? Est-ce un peu la faute de Vladimir Poutine si nous parvenons de moins en moins à nous entendre, entre nous, sur des faits ?

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La réponse à cette question est loin d’être évidente.

« C’est très difficile de mesurer l’efficacité des campagnes de désinformation » en ligne orchestrées par la Russie, prévient Alexis Rapin, chercheur en résidence à l’Observatoire sur les conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques, à l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

L’ingérence russe dans la présidentielle américaine de 2016 a été scrutée à la loupe et, même à ce sujet, les experts ne s’entendent pas, ajoute le politologue Simon Thibault, spécialiste de la propagande, de la désinformation et de la manipulation en ligne à l’Université de Montréal.

Certaines études relativisent l’impact des fake news sur les résultats du scrutin ; d’autres concluent au contraire que l’ingérence russe a favorisé l’élection de Donald Trump. Ces résultats contradictoires sont « symptomatiques d’une recherche encore embryonnaire sur les effets politiques contemporains de la propagande et de la désinformation dans différents contextes et sur différents publics », explique M. Thibault.

Bref, on ne sait pas à quel point Vladimir Poutine a réussi à jouer dans la tête des électeurs américains. Ni à quel point il réussit à jouer dans notre tête, à nous.

« Les élites [politiques et médiatiques] sont assez promptes à tout mettre sur le dos de la Russie », constate Alexis Rapin. Le danger, dit-il, c’est de discréditer des mouvements de contestation sociale tout à fait légitimes.

Le Kremlin semble bel et bien croire à son pouvoir de propagande. À l’époque de la guerre froide, il a créé une formidable machine de désinformation destinée à déstabiliser les démocraties occidentales. Depuis, il n’a jamais cessé de l’alimenter.

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John F. Kennedy assassiné par la CIA, c’était eux. Le pape Jean-Paul II échappant à une tentative d’assassinat orchestrée par la CIA, c’était encore eux. Le virus du sida conçu dans des laboratoires secrets du Pentagone pour tuer des Afro-Américains et des homosexuels, toujours eux.

Eux : les agents du KGB. Avant l’effondrement de l’URSS, leur tâche consistait largement… à soumettre les meilleures propositions de fake news visant les sociétés occidentales. Ils appelaient cela des « mesures actives ».

En 1984, Youri Bezmenov, ancien agent du KGB qui avait obtenu l’asile au Canada après avoir fait défection, a accordé une interview – presque une prophétie – à la télé américaine. Le Kremlin, expliquait-il, a conçu une sorte de virus pour infecter l’ennemi et le détruire de l’intérieur.

Le virus de la désinformation.

« Ce que cela signifie essentiellement, c’est : changer la perception de la réalité de chaque Américain à tel point que, malgré l’abondance d’informations, personne n’est capable de tirer des conclusions sensées dans l’intérêt de sa défense, de celle de sa famille, de sa communauté et de son pays. »

— Youri Bezmenov, ex-agent du KGB, en 1984

Trente-huit ans plus tard, l’internet a multiplié la force de frappe de la Russie, qui cultive désormais ses mensonges et ses faux scandales dans des fermes à trolls.

La technologie a changé, mais l’objectif est le même : semer le chaos. Repérer les failles et s’y engouffrer pour mieux les exploiter. Creuser le fossé idéologique.

Sur les réseaux sociaux, les agents du Kremlin organisent des évènements de toutes pièces, comme cette manifestation anti-islam devant une mosquée du Texas, en 2016. Et comme cette contre-manifestation, le même jour, de l’autre côté de la rue…

« Pour peu qu’un enjeu suscite de la polarisation en Occident, il y a un intérêt direct de la Russie à aller souffler sur ces braises-là. Mais cela relève plus de l’opportunisme » que d’un réel intérêt pour l’enjeu en question, estime Alexis Rapin.

La Russie n’a rien à faire des restrictions sanitaires liées à la COVID-19 ni du mouvement Black Lives Matter aux États-Unis, pas plus que de celui des gilets jaunes en France. Seulement, elle en profite pour semer la discorde.

« À gauche et à droite, elle promeut les idées les plus extrêmes, non pas parce qu’elle y croit, mais parce qu’elle veut pourrir le débat public de l’État qu’elle cherche à fragiliser. »

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La femme et les enfants de Misha Katsurin ont trouvé refuge en Hongrie. Lui s’est installé à Ternopil, dans l’ouest de l’Ukraine, en espérant que la guerre ne se rende pas jusque-là.

Et il a rappelé son père, en Russie.

Il lui a raconté que sa grand-mère ne quitte plus sa maison de Berdiansk, une ville du sud du pays occupée par les forces russes. La pauvre femme s’est repliée dans la salle de bains, parce que c’est la pièce qui risque le moins de s’écrouler sous les bombes.

Misha Katsurin a rappelé son père parce qu’il l’aime, malgré tout. Et parce que c’est sa façon de faire de la résistance.

Onze millions de Russes ont des proches en Ukraine. Avec de la patience, il est peut-être possible de les tirer du trou noir creusé par le Kremlin, m’écrit-il.

« Au moment où les médias indépendants et les réseaux sociaux sont interdits en Russie, ce sont les conversations entre pairs qui peuvent briser le blocus de l’information. »

Misha Katsurin a lancé un site web, papapover.com (Papa, crois). À la manière d’un guide d’information sur les sectes, le site prodigue des conseils sur la façon de s’y prendre pour déprogrammer des proches en Russie.

« Ils ont déjà peur. Aidez-les, dites-leur la vérité. » Non, maman, il n’y a pas de génocide contre les Russes en Ukraine. Le nazisme, c’est un mensonge du Kremlin pour justifier l’invasion. Oui, papa, c’est la guerre dans mon pays. Des innocents sont tués, chaque jour.

« Ce sera difficile pour eux. Ils ne vous croiront pas. Il y aura de la haine. » Ne criez pas. Ne vous laissez pas submerger par la colère. Parlez à vos proches, encore. Et encore.

Ce sera long. « Le plus important, c’est d’établir un lien émotif », estime Misha Katsurin. Onze millions de Russes « ont tous quelque chose qui leur tient à cœur » en Ukraine. Une grand-mère coincée dans la salle de bains, par exemple.

Pour les convaincre, il faut viser le cœur.

Sur son site web, Misha Katsurin a diffusé l’enregistrement de sa deuxième conversation avec son père. Au bout de quelques minutes, il a senti la carapace du paternel se fissurer. Un rayon de lumière a filtré du rideau de fer qui les sépare.

Misha Katsurin était en train de raconter à son père que des amis terrés dans leur sous-sol avaient désespérément cherché à joindre un psychologue pour enfant. « Leur fille pleurait depuis cinq heures sans s’arrêter. Personne ne pouvait la calmer, elle avait trop peur…

— Je te crois, a répondu son père. Misha, je suis si inquiet…

— Je sais, papa. Je sais que tu l’es. »

RT, Sputnik et le coronavirus

Elle était non vaccinée et enseignait dans une école secondaire de Montréal. Elle m’avait confié être terrorisée à l’idée de recevoir le vaccin, en raison de ses « effets très graves sur certains ».

C’était l’hiver dernier. Pour appuyer ses dires, la jeune enseignante, de plus en plus coupée de sa famille, m’avait transmis un lien vers un reportage de RT France, dans lequel il était question d’une femme à l’article de la mort après avoir reçu sa deuxième dose.

RT, comme dans Russia Today.

Selon Moscou, il s’agit d’une chaîne d’infos internationales qui diffuse sur plusieurs continents et dans plusieurs langues – comme le fait la BBC, par exemple.

En réalité, RT et l’agence Sputnik – toutes deux bannies des ondes au Canada et en Europe depuis l’invasion de l’Ukraine – constituent « des éléments de l’écosystème de désinformation et de propagande russe d’une importance cruciale », prévient le Centre d’engagement mondial du département d’État des États-Unis, dans un rapport diffusé en janvier.

« RT et Sputnik ont joué un rôle clé dans la propagation de la désinformation liée à la COVID-19, lit-on dans le rapport. Leurs reportages ont favorisé les théories du complot et semé la désinformation sur les vaccins occidentaux tout en faisant simultanément la promotion du vaccin Spoutnik V de fabrication russe. La promotion par RT et Sputnik des messages de désinformation liée à la COVID-19 a également pour objet de saper la confiance entre les citoyens et leurs gouvernements. »

Une analyse de Radio Free Europe/Radio Liberty a révélé le jeu opportuniste de RT.

À propos de la COVID-19, la chaîne « dit ce qu’il convient sur la prévention, l’importance des masques et la vaccination à son public russophone, mais colporte des théories du complot et des mensonges sur ses plateformes en anglais, en allemand, en français en espagnol et en arabe ».

Bref, RT sème le doute sur les mesures sanitaires partout… sauf en Russie.

D’antivax à Pro-Kremlin

Au moins, les Russes ont l’excuse de la censure. Une censure totale, étouffante, soviétique. Pour contrôler le message sur l’invasion en Ukraine, le Kremlin a démantelé les derniers vestiges de la presse libre. Il menace d’emprisonner les journalistes qui oseraient déroger du discours officiel.

Les Occidentaux n’ont pas cette excuse. Comment expliquer, alors, que certains d’entre eux « achètent » les salades de Vladimir Poutine les yeux fermés – et en redemandent ?

Comment expliquer qu’une bonne partie des complotistes qui propageaient de fausses nouvelles sur le coronavirus se soient convertis en porte-voix de la propagande russe ?

Comment expliquer que ceux qui défendaient la liberté en hiver défendent une dictature au printemps ?

En un mot comme en cent : l’argent.

« Il ne faut surtout pas sous-estimer la motivation économique », explique Simon Thibault, politologue à l’Université de Montréal. « C’est très payant, les abonnements, les produits vendus sur les sites, les conférences… »

« Il y a un essoufflement à propos de la pandémie, et les complotistes ont besoin de maintenir leur public intéressé. »

— Simon Thibault, politologue à l’Université de Montréal

Ces « entrepreneurs idéologiques » n’arrivent plus à alimenter la rage de leurs abonnés envers des restrictions sanitaires de plus en plus ténues.

Avec la guerre en Ukraine, ils ont trouvé un nouveau filon.

Non pas que ce conflit les émeut particulièrement. Il faut davantage y voir un « alignement idéologique », estime Alexis Rapin, de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM).

« Ce sont des gens qui se méfient des institutions, des gouvernements et des médias traditionnels. Ils pensent qu’on leur ment de manière générale et vont avoir tendance à se mettre en opposition à tous les discours qui peuvent paraître officiels. »

— Alexis Rapin, de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques de l’Université du Québec à Montréal (UQAM)

Cela dit, rien ne prouve un lien direct entre le Kremlin et les complotistes qui propagent ses mensonges. Nul besoin de coordination, disent la plupart des analystes, au Québec et ailleurs : tout se fait de manière organique. Chaque théorie du complot en appelle une autre. La machine de désinformation est déjà en place, et bien huilée. Il ne reste qu’à la bourrer de grand n’importe quoi.

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