Chronique

Le mot tabou qui commence par d

« Nous, ce qu’on veut faire, c’est arrimer les besoins du marché du travail avec le profil des individus. Honnêtement, quand vous regardez le taux de chômage pour les immigrants arrivés au Québec depuis moins de cinq ans, c’est 14,1 %. C’est plus que le double des gens qui sont nés au Québec. Ça, c’est inacceptable. »

Sur le plateau de Tout le monde en parle, dimanche soir, le ministre de l’Immigration, Simon Jolin-Barrette, répondant à une question de Guy A. Lepage sur son refus de traiter les 18 000 dossiers d’immigration injustement abandonnés dans la foulée du projet de loi 9, a eu parfaitement raison de souligner le fait qu’il n’est pas normal que le taux de chômage des immigrants soit encore élevé au Québec. « Moi, je ne veux pas que les gens, lorsqu’ils viennent au Québec, soient déçus. Comme société, on a une responsabilité. C’est un partage », a dit le ministre en défendant son projet de loi qui vise un meilleur arrimage entre le profil des candidats à l’immigration et les besoins du marché du travail, une meilleure intégration et une meilleure francisation.

Personne n’est contre ces objectifs. Ce qui cloche, ici, ce n’est pas tant ce que le ministre dit que ce qu’il omet de dire. En l’écoutant, on a l’impression que le taux de chômage encore trop élevé des nouveaux arrivants est uniquement dû à un mauvais arrimage entre leur profil et les besoins du marché du travail. Et qu’une fois les 18 000 anciens dossiers abandonnés au profit de son nouveau « Tinder » de l’immigration, tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes.

La réalité est plus complexe. Plusieurs études nous montrent que le problème, ce n’est pas tant l’arrimage qu’un mot tabou qui commence par d : discrimination.

Parlez-en à l’économiste Marie-Thérèse Chicha, professeure à l’École de relations industrielles et titulaire de la Chaire en relations ethniques de l’Université de Montréal, qui étudie les inégalités sur le marché du travail depuis de nombreuses années. « Chaque année, le MIDI (ministère de l’Immigration, de la Diversité et de l’Inclusion) met en place des grilles de sélection selon la demande du marché du travail », rappelle-t-elle.

« L’ennui, c’est que cela prend beaucoup de temps entre le moment où le candidat fait sa demande et le moment où il arrive sur le marché du travail. Entre-temps, le marché du travail peut changer », observe l’économiste, en soulignant que les prédictions dans ce domaine ne sont pas très fiables, même à court terme.

Bref, si on peut toujours améliorer l’arrimage, cela ne règle en rien le problème de travailleurs professionnels qualifiés dans des domaines en demande au Québec qui peinent à trouver un emploi à la hauteur de leurs compétences. Des gens parfaitement bien intégrés, comme Mostafa Annaka, par exemple, ce diplômé en génie électrique d’origine égyptienne dont je vous ai déjà raconté l’histoire. En dépit d’un parcours sans faille, après avoir appris le français, réussi tous les examens et parfait sa formation au Québec, il a tout de même mis quatre ans avant de décrocher un premier emploi dans son domaine.

Un « Tinder » de l’immigration, cela ne règle en rien non plus le problème de diplômés en informatique francophones originaires de l’Afrique subsaharienne qui n’arrivent pas à trouver du travail. Pas parce que leur profil est mal arrimé au marché du travail. Pas parce qu’ils ne maîtrisent pas la langue. Mais parce que, trop souvent, ils font l’objet de discrimination, comme l’a déjà démontré une étude de la Commission des droits de la personne réalisée par le sociologue de l’UQAM Paul Eid. Avec le même CV, les candidats avec un nom de famille comme Bélanger ont 60 % plus de chances d’être convoqués à un entretien d’embauche que ceux qui portent un nom à consonance africaine comme Traoré, nous disait cette étude.

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Pour qui doute encore de l’existence et de l’étendue de la discrimination à l’embauche – qui n’est pas propre au Québec, bien sûr –, cela vaut la peine de jeter un œil à l’étude de Statistique Canada dont mon collègue Pierre-André Normandin fait état aujourd’hui. L’étude nous dit que, partout au Canada, les enfants issus de l’immigration peinent davantage à percer le marché de l’emploi, bien qu’ils soient nettement plus diplômés que les autres.

Les obstacles sont particulièrement importants pour des minorités dites « visibles ».

Si des facteurs comme la méconnaissance de la langue ou la difficulté à faire reconnaître les diplômes à l’étranger peuvent expliquer en partie les difficultés d’insertion professionnelle des immigrants, on ne peut plus les invoquer une ou deux générations plus tard pour expliquer les difficultés des diplômés issus de minorités qui sont nés ici et ont été scolarisés ici. Comment les expliquer alors ? En osant nommer la discrimination, qui est malheureusement trop souvent niée. Comment les surmonter ? En faisant de la lutte contre la discrimination un enjeu prioritaire, ce que ni le gouvernement actuel ni les précédents n’ont fait.

Le ministre Jolin-Barrette reconnaît-il que le taux de chômage élevé des immigrants ne s’explique pas seulement par l’incompatibilité de leur profil avec les besoins du marché du travail, comme il l’a laissé entendre sur le plateau de Tout le monde en parle ? Reconnaît-il que la discrimination leur met aussi des bâtons dans les roues ?

J’ai posé la question, hier midi, à son attaché de presse. En début de soirée, il m’a envoyé une longue réponse par courriel qui semblait avoir été écrite par un robot répétant la même cassette ministérielle au sujet du projet de loi 9, sans jamais répondre à la question.

Extrait : « Le ministre parlait des dispositions du projet de loi 9. Ce projet de loi est la pierre angulaire de la réforme en profondeur que le gouvernement du Québec entreprend pour réussir l’immigration, tant pour le candidat à l’immigration que pour la société québécoise. Il met en place les bases législatives nécessaires pour améliorer la francisation, l’intégration et l’adéquation entre les besoins de main-d’œuvre du Québec et le profil des candidats à l’immigration. Notre objectif est clair : assurer le succès des personnes immigrantes et donc, assurer le succès de tout le Québec. »

Dans la réponse de 450 mots, le concept de « discrimination », pourtant au cœur de ma question, brille par son absence. Une absence qui m’a rappelé la justesse de la description faite par François Legault à Infoman de la langue de bois du ministre Jolin-Barrette : « Il est capable de parler pendant dix minutes sans donner de nouvelle, sans rien dire finalement. » Ni jamais prononcer ce vilain mot qui commence par d.

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