Après les poussins, les fraises à la poubelle

Je l’avais appelé à la mi-avril pour parler de l’étendue des dégâts causés par le virus dans le monde agricole, et Simon Charbonneau, producteur de fraises, m’avait dit : « Rappelez-moi début juin, là, on va avoir une meilleure idée. »

Appel vendredi et, comme de fait, le portrait est pas mal clair. « Il nous manque 25 % des travailleurs », me répond le président de FraiseBec. « On va devoir détruire 25 % des champs. »

Après le lait, les poussins, les porcs, les fraises aussi vont prendre le chemin de la poubelle, faute de main-d’œuvre pour les cueillir.

FraiseBec produit annuellement 3 500 000 livres de fraises. Divisez par quatre. Il y aurait de quoi faire bien de la confiture.

Pourtant, l’appel aux champs du premier ministre, à la mi-avril, avait quand même un peu porté ses fruits. Les Québécois ont compris que, vu la complexité des procédures et quarantaines pour pouvoir faire venir des travailleurs de l’étranger, au temps du virus, il fallait prêter main-forte aux agriculteurs d’ici.

Mais l’aide n’a pas su combler réellement tous les manques.

« Pour les postes faciles, ils font la job, les Québécois », m’a expliqué M. Charbonneau.

Pour la vente en kiosque, la livraison, la supervision, conduire des tracteurs, des chariots élévateurs…

« Mais être à quatre pattes dans le champ, c’est trop difficile », précise l’homme d’affaires.

Plusieurs, dit-il, ont quand même essayé et n’ont pas terminé la journée.

Donc c’est avec une équipe réduite de travailleurs venus du Mexique et du Guatemala, des gens spécialisés dans ce genre de tâches, que les fraises sont cueillies. Elles ont commencé à arriver dans les grandes surfaces.

« Mais quand on ne sera plus capables, on va arrêter. »

Pas question d’étirer les heures de travail des cueilleurs qui sont déjà au boulot à temps plein.

Donc il y aura de la destruction de fruits.

Demander aux gens ici et là de venir aider à les cueillir ?

Rêver en couleur.

Pour les asperges, une autre récolte qui a été touchée par le manque de travailleurs, des élèves du secondaire et toutes sortes de personnes au chômage se sont mobilisés.

Mais est-ce suffisant ?

Non.

En temps normal, l’autocueillette ne compte que pour 3 % du chiffre d’affaires de Simon Charbonneau, qui fournit plutôt toutes les grandes chaînes, dans le gros, grâce à des gens expérimentés capables de cueillir trois boîtes à l’heure, contre une boîte à l’heure pour quelqu’un sans expérience, mais vraiment motivé.

Gentiment, l’agriculteur me fait comprendre que demander à la population de venir récupérer le quart de sa production dans des délais efficaces est une idée saugrenue.

Surtout qu’à travers tout ça, il faut gérer les mesures de protection anti-contagion.

L’avantage et le désavantage de fonctionner avec des travailleurs étrangers, c’est qu’ils vivent dans leurs quartiers. Donc ils peuvent être isolés, protégés. D’ailleurs, leur employeur fait leurs courses à leur place, pour ne pas qu’ils soient exposés au virus.

Ils sont aussi gérés en petites équipes qui restent loin les unes des autres. Chacun reste jour et nuit dans ces unités de travail. Donc si une personne tombe malade, on peut isoler les autres travailleurs de la ferme facilement, et ce n’est pas l’entreprise au complet qui est visée.

Avec les travailleurs québécois, c’est plus compliqué. Ils ne sont pas isolés comme ça. « On ne connaît pas leurs allées et venues », me dit M. Charbonneau.

Et la situation est réellement inquiétante : en Ontario, deux travailleurs agricoles migrants sont morts depuis une semaine, dont un de 24 ans et un autre de 31 ans. Tous les deux du Mexique. En Ontario, les groupes de défense des droits de ces travailleurs demandent de meilleures protections. La province a aussi décidé de tester massivement.

Dans le domaine de la production alimentaire, où la distanciation physique est parfois difficile à maintenir, les enjeux sont importants.

En fait-on assez, d’ailleurs, pour protéger tout le monde ?

Est-ce que le gouvernement ne devrait pas aider les agriculteurs à redoubler de prudence ? Simon Charbonneau, lui, affirme qu’il n’a pas encore vu un sou de l’argent promis par le gouvernement pour les dépenses liées à la quarantaine des travailleurs étrangers. « On n’a encore rien eu », dit-il.

Autre appel à Gérard Trudeau, des Fermes Trudeau.

Constat semblable.

Seulement la moitié des travailleurs étrangers dont le grand producteur d’herbes fraîches a besoin sont arrivés.

Le temps est beau pour le moment, mais Dieu sait ce que le climat réserve.

« Ça serait plus facile d’être pessimiste, me dit l’agriculteur. Mais j’essaie d’être un réaliste optimiste. »

Chose certaine, ça ne sera pas une année grandiose côté production. Il serait insensé de penser autrement.

Mais il est aussi insensé de penser que toutes les fraises de M. Charbonneau seront gaspillées.

Et après les poussins sans débouchés, les fraises et les asperges sans cueilleurs, ce sera la même chose avec quel autre légume ou animal ensuite ?

Le modèle d’affaires agricole de monoculture sur de très grandes surfaces, en très grandes quantités, est face à un énorme problème.

Dans le cas des fraises, le morceau du puzzle qui manque, ce sont les travailleurs. Toute la machine a de grosses difficultés à s’ajuster. On essaie de faire tourner un paquebot sur un 10 cennes. Or, savez-vous quoi ? C’est impossible.

Il faudra sérieusement repenser tout ça à moyen et à long terme.

Mais en attendant, on fait quoi ?

On ne peut pas laisser tous ces fruits se perdre !

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