Une langue universelle, de Matthew Rankin

Entre le Québec, Winnipeg et Téhéran

Cannes — Le cinéaste québécois Matthew Rankin est arrivé vendredi après-midi au pavillon de la SODEC, en front de mer, directement sur la plage de la baie de Cannes, avec un léger retard. Il avait sous-estimé le temps nécessaire pour franchir le périmètre de sécurité. Le Festival de Cannes est une forteresse gardée par des dizaines de policiers.

C’est aussi de ma faute. En 2017, j’avais rencontré Rankin exactement au même endroit, pour la présentation de son court métrage Tesla : Lumière mondiale à la Semaine de la critique. Je trouvais le clin d’œil sympathique. À deux mois des Jeux olympiques de Paris, avec la France entière en opération de vigilance policière, ce n’était pas l’idée du siècle.

Matthew Rankin revient sept ans plus tard sur la Croisette dans l’autre grande section parallèle du Festival de Cannes, la Quinzaine des cinéastes. Il y présentera ce samedi matin et samedi soir son deuxième long métrage, l’absolument charmant, comique et poétique Une langue universelle.

« Le film est issu de notre joie collective et on avait envie de revivre cette joie à Cannes », dit le cinéaste de 43 ans, qui est sur place avec plusieurs membres de son équipe (coscénaristes, comédiens, etc.).

Une langue universelle est une comédie absurde qui puise son inspiration dans la vie de Matthew Rankin, qui y incarne un alter ego du même nom. Une anecdote racontée par sa grand-mère est à l’origine de l’idée de départ du scénario, coécrit pendant la pandémie, après un séjour dans sa ville natale de Winnipeg, avec ses amis Ila Firouzabadi et Pirouz Nemati, deux Québécois d’origine iranienne.

C’est l’histoire de deux élèves du primaire, Negin et Nazgol, qui trouvent un billet de banque coincé dans la glace. Ils chercheront de l’aide auprès de Massoud, un guide touristique de Winnipeg, une ville où tout le monde parle… le farsi. De son côté, Matthew Rankin (le personnage) abandonne son travail de fonctionnaire au gouvernement du Québec – tout comme le cinéaste – et entreprend un voyage mystérieux pour rendre visite à sa mère dans la capitale manitobaine, où la langue seconde n’est pas l’anglais, mais le français légué par Louis Riel.

« Ma mère est décédée alors que je présentais Le vingtième siècle [son précédent film] au Festival de Berlin, le 29 février 2020. Je suis resté un moment à Winnipeg pendant le confinement comme j’étais son exécuteur testamentaire. La ville était particulièrement vide. J’étais dans la solitude totale. Ça m’a inspiré. »

Hommage au cinéma iranien et québécois

Une langue universelle, campée dans des années 2000 réinventées, est une œuvre énigmatique qui porte la signature visuelle unique et l’humour singulier de Matthew Rankin. Un homme tient une boutique de boîtes de mouchoirs en papier, des élèves jouent au curling dans la cour de récréation, les marchands de rue ont l’air d’être en Iran. Rankin a filmé essentiellement en plans fixes ses personnages devant des murs de briques beiges ou gris de Winnipeg.

Les élèves, dont l’enseignant est joué par Mani Soleymanlou, en délicieux cynique exaspéré, étudient à l’Institut winnipégois pour les enfants, un clin d’œil aux studios Kanoon, où bien des cinéastes iraniens, dont Jafar Panahi et Abbas Kiarostami, ont fait leurs débuts. Dans Le ballon blanc de Panahi, d’après un scénario de Kiarostami, un enfant tente aussi de récupérer un billet de banque resté coincé.

« L’Iran est un coin du monde qui m’intéresse depuis longtemps. Il y a 20 ans, j’y suis allé en espérant y étudier le cinéma, mais c’était trop compliqué », dit Rankin, qui parle, lit et écrit le farsi. Il portait en bandoulière lors de notre rencontre un sac à l’effigie de la poétesse Forough Farrokhzad, qui a réalisé un de ses films préférés, La maison est noire (1962).

« L’idée de faire le film en farsi est une idée très québécoise, dans mon esprit. Chaque geste cinématographique que l’on pose dans une autre langue que l’anglais est une expression de la culture québécoise. C’est une valeur que j’apprécie beaucoup. Je me suis dit après Le vingtième siècle que je ne voulais plus faire de films en anglais. On verra. »

— Matthew Rankin

Une langue universelle, qui passe du comique à l’onirique, est bien sûr un hommage au cinéma iranien, mais aussi aux cinémas québécois et winnipégois (la chanson du générique de fin est These Eyes des Guess Who).

« Je me suis inspiré du cinéma gris québécois pour mon personnage solitaire qui rentre à la maison. C’est très québécois. L’humour absurde et surréaliste est très winnipégois et le métaréalisme iranien est l’autre langage du film. L’idée était de faire un métissage entre les trois », explique Matthew Rankin, qui a prévu à Cannes d’aller voir le nouveau film du Winnipégois Guy Maddin, Rumours, avec Cate Blanchett, Alicia Vikander et Roy Dupuis.

Une scène particulièrement comique d’Une langue universelle se déroule dans un sinistre bureau du gouvernement du Québec où un grand portrait de François Legault orne le mur et un employé pleure sans arrêt dans un cubicule. Danielle Fichaud incarne un haut fonctionnaire qui s’inquiète de ce que Matthew dira ailleurs au Canada de son expérience de travail.

Si vous n’avez pas aimé ça, je vous encourage à rester neutre, lui conseille son patron. « C’était de loin l’expérience la plus neutre de ma vie », lui répond-il. L’humour d’Une langue universelle est, je cherche le mot… universel. Et devrait sans aucun doute séduire ce week-end le public cannois.

Les frais d’hébergement pour ce reportage ont été payés par le Festival de Cannes, qui n’a eu aucun droit de regard sur celui-ci.

Megalopolis

Coppola n’a pas dit son dernier mot

Cannes — Francis Ford Coppola est arrivé vendredi, l’allure frêle, une canne à la main, à la conférence de presse de Megalopolis. Il était accompagné de son fils Roman, l’un de ses producteurs, de sa sœur Talia Shire et de sa petite-fille Romy (fille de Sofia et de Thomas Mars, chanteur du groupe français Phoenix), qui a trois répliques dans le film, présenté la veille en compétition. Une affaire de famille, en somme.

Des dizaines de festivaliers (journalistes et professionnels) attendaient déjà le vénérable cinéaste et ses principaux acteurs, 45 minutes avant l’heure prévue du rendez-vous, avec leurs cellulaires brandis dans le couloir du Palais des Festivals qui mène au traditionnel photo call à la salle de conférence de presse. Au cas où…

« Tu ne semblais avoir peur de rien », a dit à son père Roman Coppola, en parlant des quelque 120 millions US qu’il a investis de sa poche dans ce projet qu’il caressait depuis plus de 40 ans. « Il y a tellement de gens qui meurent et qui se disent : “J’aurais aimé faire ceci et cela.” Quand je mourrai, je pourrai dire que j’ai pu voir ma fille gagner un Oscar, j’ai pu faire du vin et tous les films que je voulais faire », a répondu le cinéaste de The Conversation et d’Apocalypse Now, ses deux Palmes d’or.

Malgré des critiques pour la grande majorité fort peu flatteuses, voire quelques huées entendues parmi les applaudissements au terme de la première officielle (une rareté), la conférence de presse de Megalopolis fut un exercice d’obséquiosité assez gênant pour la profession journalistique. Certains confrères se sont prosternés devant la légende du septième art, sans la moindre gêne ni la moindre réserve.

On a tout de même demandé au cinéaste de 85 ans si son film, qui est à la fois une fable sur la chute de l’Empire romain et le déclin de l’empire américain, devait être perçu comme une critique de la montée du populisme à la Donald Trump (personnifié d’une certaine manière dans Megalopolis par Shia LaBeouf).

« Des hommes comme Donald Trump ne sont pas au pouvoir pour le moment. Mais il y a une tendance dans le monde vers une tradition néoconservatrice, voire fasciste, qui fait peur parce que quiconque a vécu pendant la Seconde Guerre mondiale a vu des horreurs et ne veut pas qu’elles se reproduisent. »

— Francis Ford Coppola, cinéaste

En se tournant vers Jon Voight, sympathisant de Donald Trump, il a ajouté : « Jon, tu as des opinions politiques différentes », ce qui a fait rire les journalistes. « Comment as-tu découvert ça ? », a répondu Voight.

Pour ceux qui se le demandent, non, Megalopolis ne sera pas le testament artistique de Francis Ford Coppola, même si la fin du film fait justement penser au Testament de Denys Arcand. « Je travaille déjà sur un nouveau scénario. » En espérant qu’il soit meilleur que le dernier.

Testament, version Schrader

L’un des fers de lance du Nouvel Hollywood avec Francis Coppola et George Lucas – qui recevra une Palme honorifique la semaine prochaine –, Paul Schrader présentait Oh, Canada en compétition vendredi. Son splendide Mishima, Prix de la contribution artistique à Cannes en 1985, avait été produit par Coppola et Lucas… qui devait au départ réaliser Apocalypse Now pour American Zoetrope, la maison de production de Coppola. Bref, tout est dans tout.

Paul Schrader, scénariste de la Palme d’or de 1976, Taxi Driver de Martin Scorsese, n’avait pas présenté de film en compétition cannoise depuis Patty Hearst en 1988. Oh, Canada, adaptation de Foregone du regretté Russell Banks, dont un autre roman, The Sweet Hereafter, avait valu au Canadien Atom Egoyan le Grand Prix du public à Cannes en 1997, raconte l’histoire d’un célèbre documentariste montréalais, Leonard Fife, qui livre avant de mourir une entrevue bilan à deux de ses anciens étudiants.

Fife (Richard Gere, que Schrader a dirigé dans American Gigolo en 1980) tient à ce que sa femme et productrice depuis 30 ans (Uma Thurman), qui est elle-même une de ses anciennes étudiantes, assiste à ses ultimes confidences, alors qu’il se replonge dans les souvenirs douloureux de son exil des États-Unis en 1968.

Est-il, comme le veut la légende, un héroïque objecteur de conscience qui a fui son pays natal afin de ne pas être envoyé au front au Viêtnam ? Ou a-t-il des motifs moins nobles à se faire pardonner afin d’avoir la conscience tranquille ?

Plus conventionnel que le plus récent succès critique de Schrader, First Reformed (2017), Oh, Canada met en vedette Jacob Elordi (Priscilla de Sofia Coppola) dans le rôle de Fife jeune, Gere dans le rôle de Fife vieux (ainsi que Caroline Dhavernas dans le rôle de son infirmière québécoise).

Bercée par les chansons du groupe rock Phosphorescent, Oh, Canada est une œuvre intrigante qui peine à atteindre son plein potentiel en n’évitant pas les maladresses.

Elordi et Gere partagent parfois le même rôle dans une même scène, à la même époque ; les principaux acteurs jouent aussi leurs personnages âgés de 30 ans de moins. C’est bizarre et déstabilisant, malgré les séquences en noir et blanc qui adoucissent les traits.

Il y a des limites à ce que l’on peut mettre sur le compte d’une convention ou de souvenirs flous d’un mourant qui n’a plus les idées claires. Oh, Canada, malheureusement, ne tient pas toutes ses promesses.

Lanthimos sans longueurs… et sans rires

Yorgos Lanthimos a remporté le Lion d’or de la plus récente Mostra de Venise grâce à Poor Things, qui a valu à Emma Stone l’Oscar de la meilleure actrice. Moins d’un an plus tard, il refait équipe avec la comédienne américaine et Willem Dafoe pour Kinds of Kindness, présenté en compétition vendredi. Comédie noire, Kinds of Kindness est un film à sketchs qui se décline en trois chapitres, autant de contes cruels, toujours interprétés par la même troupe – Margaret Qualley, Jesse Plemons, Hong Chau et Joe Alwyn s’ajoutent à la distribution.

Dans le premier récit, un homme tente de reprendre le contrôle de sa propre vie, à la merci d’un gourou qui lui dicte sa conduite du matin au soir – du whisky qu’il doit prendre après le travail au roman (de Tolstoï) qu’il doit lire, en passant par la fréquence de ses relations sexuelles et son droit d’avoir des enfants. Le deuxième chapitre raconte l’histoire d’un policier paranoïaque dont la femme est disparue en mer, et le troisième, le destin d’une mère qui a quitté mari et enfant pour une secte, qui cherche à trouver une jeune femme destinée à devenir une chef spirituelle prodigieuse.

Prix Un certain regard en 2010 pour le sordide Dogtooth, Prix du jury à Cannes pour l’hilarant The Lobster (2015) et Prix du scénario pour l’inquiétant The Killing of a Sacred Deer (2017), Yorgos Lanthimos s’intéresse de nouveau avec son esprit tordu à la notion de dépossession du libre arbitre. On y retrouve l’humour cynique habituel du cinéaste de The Favourite, mais à plus petites doses.

Pour une rare fois, je n’ai pas trouvé qu’un film de Lanthimos souffrait de longueurs (malgré une durée de 2 heures 45 minutes), mais Kinds of Kindness est moins percutant que ses plus récentes propositions. Les films à sketchs sont inévitablement inégaux. Le premier chapitre est plus réussi que les deux suivants. On ne lui prédit pas de Palme d’or, mais du succès auprès de ses nombreux admirateurs, dont je suis.

Les frais d’hébergement pour ce reportage ont été payés par le Festival de Cannes, qui n’a eu aucun droit de regard sur celui-ci.

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