Artistes épuisés, tournées annulées
« Si tu fais de la musique depuis des années et que tu n’es pas passé près de faire un burn-out ou que tu n’en as pas encore fait, tu es une exception. »
Le constat de l’auteur-compositeur-interprète Pierre Guitard est dur. Mais l’image qu’il dépeint est celle que plusieurs autres artistes et artisans de l’industrie de la musique décrivent à La Presse.
« Tu passes beaucoup de temps à construire quelque chose, tu fais des spectacles après un album, mais dès que tu finis, il faut que tu recommences, illustre Sabrina Halde. Et l’industrie est de plus en plus axée sur les revenus des shows parce qu’on ne fait plus d’argent avec les ventes d’albums. »
La musicienne a elle-même carrément mis un stop à sa carrière, il y a quelques années, après qu’une tournée avec son ancien groupe, Groenland, l’eut poussée jusqu’à l’épuisement.
Son histoire fait écho à celle de nombreux artistes internationaux qui ont récemment décidé d’interrompre leur série de concerts. Parmi les plus connus : Shawn Mendes, Sam Fender, Santigold, Arlo Parks, First Aid Kit… La plupart ont évoqué le besoin de prendre soin de leur santé mentale. Quelques autres ont aussi parlé de l’impossibilité de rentabiliser leur tournée.
Le quotidien de ces têtes d’affiche est difficilement comparable à celui de la majorité des musiciens québécois.
Mais à différentes échelles, la pression que subissent ces artistes est similaire à bien des égards : des mois sur la route, l’impression de ne jamais pouvoir s’arrêter, des revenus qui ne sont pas à la hauteur des coûts de production d’albums et de tournées.
Pierre Guitard, dont l’album est sorti en 2018, a été éprouvé par la pause forcée liée à la pandémie, alors qu’il vivait enfin « les meilleures années de [sa] vie » côté carrière. « J’ai fait une centaine de shows, et après, je suis tombé avec absolument rien », dit-il. Il lui avait fallu des années d’efforts pour en arriver à cette étape de son parcours, qui a finalement été écourtée.
En 2021, des données recueillies par plusieurs associations du milieu culturel, dont l’Union des artistes, la Guilde des musiciens et musiciennes du Québec et l’Association professionnelle des arts de la scène, ont révélé que 43 % des 2000 membres sondés présentaient des symptômes de dépression majeure. De ce nombre, 11,7 % confiaient avoir eu des pensées suicidaires dans l’année précédente. Au total, 72 % des artistes et artisans interrogés disaient vivre de la détresse psychologique.
Ces chiffres ont révélé une profonde crise de santé mentale dans le milieu culturel, que la pandémie n’a fait qu’exacerber et qui persiste.
La tournée et la santé mentale
Bien qu’il apporte son lot d’expériences positives, le mode de vie en tournée est éreintant. Sabrina Halde raconte avoir vécu beaucoup d’anxiété sur la route.
« C’était des up and down et, à travers tout ça, on m’infantilisait. Je me faisais demander si j’étais bipolaire, alors que n’importe qui dans cette situation vivrait des émotions comme ça. Alors je m’enfonçais la gratitude dans le fond de la gorge. »
— Sabrina Halde
La chanteuse en est venue à accepter les conditions difficiles, « en mode survie ». « Et ce n’est pas que je n’aime pas faire les shows, précise celle qui vient de lancer son premier album solo. En ce moment, j’en fais juste un par mois environ et j’adore ça. C’est mon bonbon d’aller voir le monde. »
« Ça coûte une fortune pour rendre notre spectacle intéressant et pouvoir espérer qu’il sera mieux que les autres, décrit quant à lui Pierre Guitard. Ensuite, tu réinvestis cet argent dans ton projet, en en gardant un peu pour ton loyer. »
Tous ces efforts s’ajoutent à la difficulté d’être toujours loin de chez soi. « En tournée, tu t’éloignes de tes proches. Tu manques la fête de l’un, le décès de la mère de l’autre, et plus personne ne t’appelle parce que tu ne peux plus être une source de réconfort pour tes proches, dit Pierre Guitard. Ça fait vraiment beaucoup de peine. »
Erin Benjamin, qui a été une artiste sur la route avant de devenir directrice générale de l’Association canadienne de musique sur scène, qualifie la vie de tournée de « fatigante et émotionnellement épuisante ». « Tu donnes, tu donnes… et ensuite tu montes dans ton van et tu continues, tu continues. La tournée n’a jamais vraiment été viable pour qui que ce soit, ça a toujours été un projet coûteux, qui ne vaut pas toujours forcément le prix. Si c’était difficile avant, c’est exténuant de nos jours. »
Travailler sans répit
Une publication de l’organisme pour l’égalité de genres dans le milieu Amplify Her Voice a été relayée par de nombreux travailleurs de l’industrie sur les réseaux sociaux ces derniers mois. Elle abordait la notion de hustle culture, cette culture valorisant le fait de ne jamais s’arrêter de travailler.
« Tu mets beaucoup d’énergie ne serait-ce qu’à être présent pour rencontrer du monde, te faire remarquer, affirme Pierre Guitard. Alors tu es constamment dans le FOMO [fear of missing out]. »
« Même si tu es brûlé, tu te dis que si tu manques un évènement, tu manques peut-être une occasion de te faire un contact, d’avoir un spectacle. Tous les jours où je n’écris pas une chanson, je me sens comme de la marde. Mais tous les jours où j’en écris une, je doute qu’elle soit assez bonne. J’ai toujours la tête là-dedans. »
— Pierre Guitard
Comme toutes les personnes consultées par La Presse, le musicien conçoit bien que ces gros efforts, en début de carrière, sont « normaux » et nécessaires. « C’est un cycle que tu peux retrouver dans plein de milieux de travail : tu donnes un gros coup, et après, tu peux relaxer un peu, dit-il. Mais en musique, tu n’as jamais la garantie que ce moment va arriver, ni même que ça va rester, si ça arrive. Ou bien tu es en train de grimper, ou bien tu es en train d’avoir peur de tomber, tout le temps. »
La rappeuse Emma Beko, elle, est en ascension. La moitié de l’ancien duo Heartstreets a lancé son projet solo en pleine pandémie et elle a l’impression de devoir encaisser tout ce qui arrive parce qu’elle s’estime « vraiment chanceuse ». « Je n’ai même pas l’énergie de me plaindre parce que je travaille fort et que je sens qu’il faut juste que j’agisse. »
Celle qui a sorti un album et deux minialbums en deux ans s’avoue toutefois « épuisée ». C’est elle qui finance ses tournées, qui représentent le tiers de ses revenus et dont les retombées sont très minces. Elle cherche à développer sa portée à l’international, ce qui veut dire qu’elle donne beaucoup de spectacles, dont certains à l’extérieur du pays. « Je suis vraiment fatiguée. Avant mon album Blue, j’avais presque atteint le burn-out et je n’étais même pas encore en tournée, dit-elle. Mais il fallait que je sorte des trucs, que je travaille. J’avais des problèmes de santé mentale, mais, depuis ce temps, je vois une psy et je travaille sur moi-même pour mieux équilibrer les choses. »
Emma Beko reconnaît tout l’inconfort que le milieu concurrentiel apporte aux artistes. Elle fait partie de ceux qui se démènent pour se tailler une place. Mais pour elle, « ça fait partie de l’expérience ». « J’ai cette mentalité qu’il faut que je sois à mon meilleur, que le timing soit parfait et que je travaille vraiment fort pour ensuite pouvoir bénéficier de tout ce que j’ai fait. »