ENTREVUE JEAN-FRANÇOIS AMADIEU

Le règne de l’apparence

« Jamais l’apparence physique n’a été plus importante qu’aujourd’hui », lance d’emblée au bout du fil le sociologue français Jean-François Amadieu, auteur de La société du paraître Les beaux, les jeunes… et les autres, publié cet automne. Dans l'ouvrage, l'auteur souligne que les discriminations basées sur le physique sont bien souvent ignorées en milieu de travail. Compte-rendu.

Les médias sociaux ont-ils amplifié le poids des apparences ?

Oui, nous multiplions les images, photos et vidéos de nous-mêmes sur internet. Il suffit de taper un nom, et de manière instantanée, on voit apparaître une photo de la personne, parfois indiscrète d’ailleurs, et dont on ne peut pas toujours contrôler la diffusion. On devient obsédé par son apparence. Déjà que le narcissisme se développait dans nos sociétés, là il a atteint un niveau maximal avec les réseaux sociaux. Les spécialistes parlent « d’épidémie narcissique ». Sur Facebook, la tyrannie du « like » renforce ce phénomène de l’apparence physique et il y a des répercussions très fortes sur le plan psychologique et sociologique.

Dans le milieu du travail, vous dites qu’il y a des discriminations et que le physique compte pour beaucoup ?

On a fait des recherches sur la perception des compétences d’une personne par son physique et il y a un vrai effet sur ses chances d’être recrutée. Ce qui est paradoxal, c’est que ces travaux n’ont pas débouché sur une législation. On n’a pas prévu que l’apparence physique, la taille, le poids, était un motif de discrimination. Et pourtant, les études sont déterminantes sur ce sujet. En 2013, en France, le Défenseur des droits a réalisé une étude sur le recrutement et a interrogé les demandeurs d’emploi. Résultat, l’apparence physique est le premier motif de discrimination et le second est l’âge. Ainsi, 83 % des femmes et 76 % des hommes demandeurs d’emploi pensent que leur apparence physique a une influence sur le recruteur. Cette question de l’apparence, c’est un des éléments de notre structure sociale. Si on veut comprendre le chômage, les salaires, il y a des variables dont il faut tenir compte et elles ne sont pas anecdotiques.

Ce que vous dites, c’est que ces discriminations basées sur le physique sont ignorées ?

Ce que je tente d’expliquer, c’est qu’il n’y a aucune raison de considérer que ce qu’on a fait pour la couleur de la peau, il ne faut pas le faire pour les autres éléments de l’apparence physique. Car on peut aussi être victime de discrimination parce qu’on est gros, parce qu’on est laid au même titre qu’une personne de couleur de peau noire. Je le dis clairement, car ce sont des discriminations importantes qui ont été largement ignorées et qui doivent être traitées.

Vous menez des études sur le sujet ?

Oui. Si vous êtes blonde et mince, votre salaire sera plus élevé. Un CV de comptable, par exemple, accompagné d’une photo de belle jeune femme aura deux fois plus de succès qu’un CV avec la photo d’une femme au physique ordinaire. Il y a aussi les effets du maquillage. Une femme qui sera bien maquillée aura plus de chances d’être recrutée qu’une femme qui ne le sera pas. Mais ça ne s’arrête pas là, le maquillage ne rend pas seulement plus séduisante, mais plus compétente, ce qui est inquiétant et dit à quel point l’apparence a du pouvoir. Pour les hommes, à diplôme égal, les hommes de petite taille gagnent moins et n’auront pas la même progression dans leur carrière (selon des études internationales et françaises).

Inconsciemment, nous sommes attirés vers des gens qui ont un beau visage….

Oui. C’est vrai. C’est extrêmement profond et inconscient. On est attiré inconsciemment vers une personne qui a un beau physique, mais il faut distinguer la vie privée et le travail. En milieu professionnel, une personne connaît la comptabilité ou pas. Point. Elle est compétente ou pas. On ne doit pas juger de son physique, on juge sa compétence. Dans les relations amoureuses, on fait ce qu’on veut. Dans le domaine du travail, c’est différent. On a du mal à considérer que c’est naturel d’aller vers quelqu’un de beau, de vouloir l’avoir comme collègue et de le recruter. Au fond, c’est comme s’il y avait des discriminations choquantes et d’autres pas. Comme si le sujet de l’apparence n’était pas pris au sérieux. Les gens ne réalisent pas l’ampleur des groupes concernés, mais quand vous voyez le pourcentage d’obèses dans certains pays, c’est considérable. Les personnes âgées, les handicapés, les personnes en surpoids, ce sont des groupes importants en quantité et donc beaucoup de gens sont concernés et ça conduit à une discrimination d’envergure, c’est ça le problème. Je rappelle aussi les études sur les moqueries et les insultes, et sur ce sujet il n’y a aucun doute, les gens sont victimes de moqueries à cause de leur physique.

Comment faire pour remédier à ces discriminations ?

Il faudrait, par exemple, que la télévision reflète la diversité de la société dans son ensemble. Est-ce qu’on voit des obèses, des handicapés, des vieux ? Non, ils sont sous-représentés. Que ce soit dans la publicité ou à la télévision, il faut arrêter de considérer que de mettre un homme, une femme, un Noir, un Blanc suffit à refléter la société dans son ensemble. Il faut donc y mettre aussi des personnes en surpoids et des personnes âgées. Pour ce qui est du milieu professionnel, je suis en faveur de la mise en place de CV anonymes, car il faut juger sur les compétences avant tout. Les esprits évoluent dans ce domaine même si, à l’heure d’internet, il y a des images partout.

La société du paraître Les beaux, les jeunes… et les autres

Jean-François Amadieu

Éditions Odile Jacob

39,95 $

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