Six mois de guerre en Ukraine

Deux villes, deux mondes

À peine 60 kilomètres séparent Kherson de Mykolaïv, dans le sud de l’Ukraine. Mais six mois après l’invasion russe du 24 février, ces deux villes vivent des situations diamétralement opposées. D’un côté, la dure réalité de l’occupation. De l’autre, une pluie de missiles. Voici un double portrait qui donne une idée du chemin parcouru depuis le début des hostilités.

Un dossier d’Agnès Gruda

Kherson

La résistance tranquille

À deux semaines de la rentrée scolaire, les familles qui n’ont pas fui la ville occupée de Kherson, dans le sud de l’Ukraine, font face à un douloureux dilemme.

Doivent-elles envoyer leurs enfants à l’école, qui offre dorénavant un programme russe ? Ou poursuivre clandestinement une instruction ukrainienne donnée sur l’internet ?

« La majorité des directeurs d’école ont refusé d’enseigner la propagande russe ; leurs établissements vont rester fermés », témoigne Lioubov, une grand-mère de 70 ans, jointe à Kherson la semaine dernière.

L’école que fréquentait l’une de ses petites-filles, âgée de 14 ans, a dû fermer parce qu’elle refusait le virage vers le programme russifié. Une école russe prendra le relais. La jeune Evguenia n’arrive pas à se décider. École russe ? Ou cours clandestins en ligne ?

La décision est d’autant plus délicate que les pires rumeurs circulent à Kherson.

« On dit que les parents qui n’enverront pas leurs enfants à l’école risquent d’être privés de leurs droits parentaux », s’inquiète Lioubov, qui a préféré taire son nom de famille.

Vrai ? Pas vrai ? Depuis six mois, alors que l’occupant a coupé l’accès aux réseaux d’information ukrainiens, la ville vit au rythme des rumeurs. La menace n’en est pas moins terrifiante.

Exode

Kherson compte habituellement 300 000 habitants. Contrôlée par la Russie depuis le début de mars, la ville a vu fuir la moitié de sa population. Ceux qui sont restés sont les plus vieux, les plus malades ou les plus pauvres – ceux qui n’ont pas les moyens de partir.

C’est une autre petite-fille de Lioubov, Katia Sviderska, étudiante à l’Université de Montréal, qui nous a mise en contact avec sa grand-mère.

À 70 ans, celle-ci s’occupe de son mari malade. Pour lui, l’exil est un périple inconcevable.

L’occupation de Kherson s’est imposée progressivement, raconte Lioubov. Les Russes ont pris le contrôle du centre administratif de la ville, où la population locale n’ose plus s’aventurer. Les manifestations antirusses des premières semaines ont fini par être dispersées dans le sang. Des arrestations massives de militants pro-ukrainiens ont exacerbé la peur.

« On ne peut pas se battre contre les tanks et les mitraillettes », résume Lioubov. Mais les habitants de Kherson, majoritairement opposés aux forces d’occupation, résistent à leur manière.

Imposer le rouble

Après avoir pillé les magasins, fermé les banques et le réseau cellulaire local, l’occupant russe essaie de remplacer la hryvnia, devise ukrainienne, par le rouble.

Le service postal distribue dorénavant les pensions de retraite en roubles. Mais ceux qui, comme Lioubov, perçoivent la somme directement dans leur compte bancaire peuvent retirer des hryvnias en liquide au marché noir – en payant leur banquier improvisé par virement bancaire, moyennant une commission. Celle-ci est parfois salée, mais mieux vaut ça qu’adopter le rouble.

Au printemps, les autorités russes ont offert aux habitants de Kherson une somme de 10 000 roubles (200 $) s’ils acceptaient d’acquérir un passeport russe. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky les a appelés à résister à cette offre. Les données personnelles recueillies risquaient d’être utilisées lors d’un référendum bidon visant à intégrer Kherson à la Russie.

Il n’y a pas eu de ruée sur le passeport russe, assure Lioubov. De toute manière, selon elle, « c’est un passeport qui n’est valide nulle part, sauf en Russie ». Mais elle reconnaît que certains ont accepté, par besoin d’argent.

Peu de collabos

Il y a bien quelques Ukrainiens qui collaborent avec l’administration russe, reconnaît Lioubov. Mais c’est une infime minorité.

La vaste majorité soutient le gouvernement de Kyiv, confirme Oleksandr Melnyk, historien qui a vécu les trois dernières années dans la région avant de fuir, début juin, pour s’établir en Alberta.

Le taux de loyauté au gouvernement ukrainien frôle les 90 %, selon lui, dans cette région pourtant russophone.

« Personnellement, je n’ai entendu parler que d’un seul collaborateur, devenu chef de police local. »

Depuis le départ de l’ex-maire Igor Kolykhaïev, écarté puis arrêté fin juin, la ville de Kherson est dirigée par une administration alignée sur Moscou. Son chef adjoint, Kirill Stremoussov, est un blogueur antivaccin qui avait obtenu 1,5 % des voix aux élections municipales de 2020…

Kirill Stremoussov prône l’intégration de Kherson au territoire russe. Un référendum pourrait avoir lieu à l’automne, peut-être le 11 septembre, pour donner un vernis démocratique à ce projet.

Pour Lioubov, cette consultation n’a aucun sens.

« Il n’y aura pas assez d’électeurs pour qu’on puisse projeter une image d’acceptation » d’une adhésion à la Russie, prévoit-elle.

En attendant, Kherson vit dans une réalité schizophrénique.

« Je ne suis plus chez moi, je ne sais pas vraiment où je suis, et c’est démoralisant. »

— Lioubov

Le seul espoir, c’est la perspective d’une libération de la ville par les troupes ukrainiennes. Celles-ci progressent. Elles ont notamment endommagé trois ponts traversant le fleuve Dnipro, de manière à isoler les troupes russes qui risquent d’être coupées de leurs lignes d’approvisionnement.

L’objectif est de les pousser à quitter Kherson. C’est le scénario de libération qu’imagine Lioubov.

« L’armée ukrainienne essaiera de rendre la vie impossible aux Russes pour les obliger à partir. »

Oleksandr Melnyk croit que la Russie aura effectivement de la difficulté à garder le territoire de la rive droite du Dnipro, où se trouve la ville de Kherson.

Le commandement russe aurait d’ailleurs déjà déménagé sur la rive gauche du fleuve, a affirmé le gouvernement ukrainien en début de semaine.

L’idée d’un retrait russe de Kherson n’est pas farfelue, note Dominique Arel, directeur de la Chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa. L’avantage, c’est qu’elle permettrait de reprendre la ville sans la détruire.

C’est l’espoir auquel s’accroche Lioubov. Car l’autre option est une bataille féroce dont les civils risqueraient de faire les frais.

Mykolaïv

Un été sous les bombes

Durant quatre jours, fin juillet, les habitants de Mykolaïv, dans le sud de l’Ukraine, ont pu, pour la première fois depuis le début de la guerre, aller… au cinéma.

Le festival portait un nom de circonstance : Pause tactique. Les projections de films, tous ukrainiens, avaient lieu dans un abri situé sous un théâtre. Et se poursuivaient même lorsque les sirènes annonçaient une frappe imminente.

« Les gens ont besoin de penser à autre chose qu’à la guerre, ils ont besoin de culture », dit Dmytro Davydenko, coorganisateur du festival, joint à Mykolaïv.

En voyant des films d’avant la guerre, ils peuvent aussi se rappeler qu’« un jour, tout ça va finir », dit cet ancien employé du port de Mykolaïv qui dirige aujourd’hui la principale organisation bénévole de la ville.

Il faut dire que Mykolaïv, ville stratégique sur la mer Noire, a été lourdement éprouvée depuis six mois. Fin février, elle a bien réussi à repousser les chars russes qui fonçaient dans sa direction depuis Kherson, 60 kilomètres plus au sud.

Mais depuis, elle est pilonnée presque sans relâche.

Selon un décompte de l’agence Reuters, pas moins de 396 missiles russes se sont abattus sur Mykolaïv depuis le 24 février. La ville occupe ainsi le troisième rang pour le nombre d’attaques, après Donetsk et Kharkiv.

Et les frappes ont été particulièrement brutales cet été.

Alors que deux villes du Donbass, Kramatorsk et Sloviansk, résistent toujours aux attaques russes, Vladimir Poutine a intensifié son offensive sur le sud de l’Ukraine. Deuxième port ukrainien, ville donnant accès à la Crimée annexée en 2014 et passage obligé vers Odessa, Mykolaïv a passé l’été sous les bombes.

Les bombardements avaient lieu surtout la nuit, relate Dmytro Davydenko. À 1 h du matin, puis à 2 h, et à 3 h.

Le jour, la ville était plongée dans un état de torpeur. « Plus personne ne dormait, nous étions tous épuisés. »

« Une nuit, on a reçu 42 bombes, une autre nuit, 24 », recense Dmytro Davydenko.

Le 15 juillet, les bombardements ont détruit deux universités de Mykolaïv. Mais la pire attaque a eu lieu le 31 juillet. Ce jour-là, le fondateur d’une entreprise d’exportation de céréales, Oleksiï Vadatoursky, a péri sous les bombes, avec sa femme.

La cinéaste ukrainienne Marina Stepanska se trouvait alors à Mykolaïv, pour le tournage d’un documentaire. Jointe à Kyiv, quelques jours plus tard, elle raconte que la mort de cet industriel octogénaire a provoqué une puissante onde de choc.

« C’était une véritable star à Mykolaïv, il avait transformé cette ville en un vibrant centre d’activité économique. »

Sans eau potable

Dès le printemps, les bombes ont détruit la citerne d’eau potable de Mykolaïv. Depuis, l’eau est filtrée dans des stations improvisées et de longues files se forment aux points de distribution.

Pour son documentaire, Marina Stepanska a suivi un homme qui transporte des bidons d’eau potable en tramway pour les livrer aux habitants de la ville.

Elle a été frappée par son courage tranquille. Mais aussi par le fatalisme des habitants de la ville. Le livreur d’eau risquait sa vie tous les jours sans y voir quoi que ce soit d’extraordinaire, souligne-t-elle.

Quand les sirènes hurlent, les habitants de Mykolaïv ne se précipitent plus vers les abris, constate la cinéaste. « Ils sont fatigués de vivre dans les caves. »

La grand-mère de Daria Kazymyr, restée à Mykolaïv alors qu’une grande partie de sa famille a fui l’Ukraine, fait aussi preuve de fatalisme. Lors d’une de leurs récentes conversations téléphoniques, Daria a appris que la réserve d’eau de sa grand-mère venait d’être endommagée.

« Elle m’a dit qu’elle n’avait plus d’électricité, plus d’eau, plus de réfrigérateur », confie la jeune femme, jointe en Allemagne.

Mais sa grand-mère s’apprêtait à retrousser ses manches pour réparer les dégâts, sans trop s’en soucier.

« Ne vous inquiétez pas, les filles, a-t-elle l’habitude de dire à Daria et à sa mère, ils ont fini de tirer pour aujourd’hui. »

Accalmie

Depuis une dizaine de jours, Mykolaïv a eu droit à une accalmie et ses habitants ont retrouvé un peu de sommeil. Dmytro Davydenko attribue cet apaisement aux systèmes de lance-roquettes de longue portée HIMARS, fournis par les États-Unis à l’armée ukrainienne, qui ont permis de détruire plusieurs dépôts de munitions russes.

Il y a de l’espoir dans l’air. Mais personne ne se fait d’illusions : la guerre est loin d’être terminée. Plus de la moitié des 500 000 habitants de Mykolaïv ont quitté la ville. Près de la moitié des écoles et des garderies ont été détruites, estime Dmytro Davydenko. « Plusieurs entreprises sont détruites aussi, il n’y a plus d’emplois et plus de revenus. »

Et maintenant que l’été tire à sa fin, il y a la perspective d’un hiver en état de guerre.

« En ce moment, nous avons assez de gaz, mais est-ce qu’il suffira pour nous chauffer cet hiver ? »

— Dmytro Davydenko

La plupart des habitants de Mykolaïv ne voient pas aussi loin. « Ils ont des objectifs à court terme, ils se demandent ce qu’ils vont manger, comment ils vont nourrir leur famille jour après jour. »

Dmytro Davydenko, lui, caresse l’idée d’organiser un autre festival de cinéma, brésilien cette fois. Question d’oublier la guerre, encore une fois.

L’impact de la guerre

La révolution linguistique

Comme tant de familles ukrainiennes, celle de Daria Kazymyr est éparpillée entre l’Ukraine et l’Europe.

Son père, Vitali, qui travaillait dans une banque avant la guerre, est au front avec l’armée ukrainienne, quelque part dans la région de Donetsk.

Sa grand-mère paternelle se trouve toujours à Mykolaïv, leur ville d’origine, pilonnée depuis le début de l’invasion russe.

Quant à Daria, sa mère, son frère et ses grands-parents maternels, ils ont fini par se retrouver en Allemagne.

Autrefois, leurs conversations se déroulaient en russe, la langue d’usage quotidienne de la majorité de la population de Mykolaïv.

Mais depuis la guerre, quand ils communiquent entre eux en s’envoyant des messages collectifs, ils s’écrivent presque exclusivement en ukrainien. Et progressivement, quand ils se parlent, ils mettent de plus en plus la langue de Pouchkine au rancart.

La famille Kazymyr est originaire d’une région majoritairement russophone, dans le sud de l’Ukraine. Les parents de Daria ont été éduqués en russe, à l’époque de l’Union soviétique. Elle-même a bien appris l’ukrainien à l’école. Mais à la maison, tout se déroulait en russe.

Et puis, la guerre les a entraînés dans une véritable révolution linguistique.

« Nous sommes fiers de notre culture, nous sommes si convaincus que nous devons maintenant utiliser ce qu’il y a d’ukrainien en nous que nous sommes passés à l’ukrainien », confie la jeune femme de 21 ans, étudiante en économie internationale.

Les habitudes linguistiques familiales ne sont pas faciles à défaire. « Il nous arrive encore de jurer en russe, par exemple », confie Daria.

Mais son père, depuis le front du Donbass où il est posté, a complètement abandonné le russe au profit de l’ukrainien. Quoique le plus souvent ses messages soient sommaires. Parfois, c’est seulement le nombre 540. Qui en code militaire signifie : tout va bien.

Perdre sa maison

La guerre a profondément ébranlé Daria, que nous avons jointe la semaine dernière en Allemagne.

Au début, elle n’arrivait pas à y croire. « J’étais citoyenne d’un pays indépendant et du jour au lendemain, je risquais de tout perdre. »

Un jour, au début de la guerre, en voyant progresser l’armée russe, Daria a eu le sentiment de ne plus avoir de maison. De n’être plus de nulle part.

« Avec le temps, j’ai compris que même si elle était inaccessible, j’avais toujours cette conception mentale de ce qui était ma maison. »

Et cette maison « mentale », c’est un peu beaucoup la culture ukrainienne.

« Ce n’est pas quelque chose de tangible, mais notre identité comme Ukrainiens a été renforcée par la guerre. »

— Daria Kazymyr

La famille de Daria n’est pas la seule à avoir tourné le dos au russe comme langue d’usage familiale. Certains Ukrainiens écrivent en ukrainien sur les réseaux sociaux, de manière symbolique, même s’ils continuent à parler russe au quotidien, note Oleksandr Melnyk, historien originaire de la région (russophone) de Kherson.

Traditionnellement, la plupart des Ukrainiens comprennent les deux langues et passent aisément du russe à l’ukrainien, et inversement.

Mais depuis le début de la guerre, la question linguistique est devenue chargée. « Sur les réseaux sociaux, je sens une pression incitant à écrire en ukrainien », dit Oleksandr Melnyk.

Dmytro Davydenko, organisateur communautaire dans la ville bombardée de Mykolaïv, constate lui aussi que de plus en plus de gens se tournent vers l’ukrainien dans leurs communications courantes.

Pour Daria Kazymyr, le courage démontré par les Ukrainiens depuis six mois, l’apparition de « nouveaux héros », la fierté devant la force du président Volodymyr Zelensky, « tout ça contribuera à construire une nouvelle Ukraine ».

C’est peut-être là l’un des plus grands paradoxes de cette guerre déclenchée par la Russie contre une nation dont Vladimir Poutine nie l’existence : d’avoir au contraire solidifié son identité et sa cohésion.

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