agriculture

Les agriculteurs québécois sont à la merci de la nature. Et avec les changements climatiques, leur dur labeur est plus à risque que jamais.

Changements climatiques

Nos légumes en danger

Nourrir les Québécois est de plus en plus difficile pour ceux qui en font leur gagne-pain. Les changements climatiques, qui s’ajoutent à des coûts croissants, pourraient faire disparaître la production maraîchère. La demande pour les produits locaux a beau augmenter, faire pousser des légumes est devenu un parcours du combattant qui épuise même les plus aguerris des producteurs.

Ça fait 100 ans que les Pigeon vivent de ce qui pousse sur la terre familiale, à Saint-Rémi. La ferme a évolué en même temps que l’économie québécoise : elle a grossi, s’est mécanisée et s’est spécialisée. Aujourd’hui, les Pigeon cultivent 400 hectares et sont les plus importants producteurs de haricots au Québec. Ceux qu’on achète en saison dans nos supermarchés.

Brigitte Pigeon travaille depuis 40 ans dans l’entreprise familiale dont elle est une des quatre actionnaires, avec sa fille, sa nièce et son neveu. D’aussi loin qu’elle peut remonter dans sa mémoire, elle ne se souvient pas d’avoir connu deux années consécutives de déficits majeurs.

« On ne pourra rien payer d’avance cette année », dit-elle, alors que s’achève une deuxième saison de récolte désastreuse.

Normalement, les revenus de l’année servent à financer les dépenses de la prochaine saison. On parle d’un investissement annuel de 3 à 3,5 millions de dollars pour couvrir toutes les charges d’exploitation, dont les salaires des 30 travailleurs étrangers saisonniers.

Ce qui est arrivé l’an dernier et cette année chez les Pigeon a peu à voir avec la malchance, et beaucoup avec les changements climatiques. En 2022, des pucerons ailés inconnus au bataillon sont arrivés du Sud pour dévaster les champs de haricots. La saison s’est soldée sur une perte sèche de 875 000 $.

Cette année, la pluie constante a non seulement ruiné la récolte, mais aussi engendré des dépenses supplémentaires et creusé la perte de la ferme, qui est au moins aussi importante que celle de l’an dernier.

« Nos travailleurs saisonniers étaient payés pour prendre leur pelle le matin et sortir l’eau en creusant des tranchées autour des champs », raconte Gilbert Pigeon, 39 ans, qui fait partie de la génération qui veut assurer la relève de la ferme, avec sa sœur et sa cousine.

Ce diplômé de l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec, qu’on appelle Junior, se destinait à la restauration. Il a notamment travaillé chez Toqué ! et à La Montée de lait, avant d’aller donner un coup de main à la ferme familiale quand son père a eu un grave accident.

« Je suis resté, dit-il neuf ans plus tard. J’ai vu l’occasion d’élever mes enfants dans un milieu plus favorable et j’ai retrouvé ma famille. »

Le monde de la restauration a l’habitude de composer avec des marges de profit minces. Mais l’investissement nécessaire pour faire pousser des légumes ne se compare pas avec un restaurant, souligne le fermier.

Le seul coût de l’équipement requis pour exploiter une ferme de cette envergure donne le vertige : la récolteuse géante et la trieuse optique, qui coûtent 500 000 $ pièce, doivent être financées et rentabilisées.

« On prend des risques énormes chaque année », dit-il.

Il y a une assurance pour ça, dont les coûts sont partagés à 40 % par les producteurs et à 60 % par La Financière agricole, une organisation gouvernementale. Les Pigeon sont assurés, avec la meilleure couverture disponible. La « Cadillac », comme ils disent. Et ça coûte cher : 131 000 $ l’an dernier et 396 000 $ cette année, qui tient compte des pertes de 2022.

L’assurance rembourse en partie les coûts de production, mais ne compense pas pour le profit attendu de la récolte de haricots.

Manger local ?

Si le prix des légumes frais de saison reste à peu près stable d’année en année, les coûts de production sont en forte augmentation, ce qui ajoute au stress des producteurs maraîchers qui, de plus en plus nombreux, songent à abandonner la partie1.

L’attrait des grandes cultures, maïs ou soya, moins risquées et plus rentables, commence aussi à titiller les Pigeon. Une partie de la superficie de leur terre est déjà consacrée aux céréales, mais s’ils abandonnent la production maraîchère, ce ne sera pas leur choix. Faire pousser des légumes reste leur métier. « Notre travail, c’est de nourrir le monde », plaide Gilbert, qui appréhende le jour où il n’y aura plus assez de légumes frais en saison dans un Québec qui veut augmenter son autosuffisance alimentaire.

La saison 2023 aura été un désastre pour plusieurs producteurs agricoles, particulièrement les maraîchers.

« La production maraîchère, c’est la mère monoparentale de l’agriculture, image-t-il. Il faut la soutenir si on veut continuer de manger local. »

Des programmes inadaptés

Pour tenter de sauver leur saison 2023, les Pigeon ont resemé des haricots à la fin du mois de juillet. À leurs risques et périls, parce que les semis faits après le 15 juillet ne sont pas assurables par La Financière agricole, même si la saison de la récolte tend à s’allonger.

Pour diversifier leur production, ils se sont lancés dans la culture de la cerise de terre, une production encore impossible à assurer au Québec.

Ce sont des exemples qui montrent que l’assurance-récolte n’est pas adaptée à la situation actuelle, estime Catherine Lessard, directrice générale adjointe de l’Association des producteurs maraîchers du Québec.

Quoi qu’en dise le ministre de l’Agriculture, les programmes existants ne suffisent plus, selon elle.

Le regroupement pousse fort pour que les programmes de soutien à la production maraîchère soient revus pour tenir compte des changements climatiques et de la réalité des producteurs d’aujourd’hui.

« De la façon dont ça fonctionne, les programmes pénalisent actuellement les producteurs les plus performants. »

— Catherine Lessard, directrice générale adjointe de l’Association des producteurs maraîchers du Québec

Le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec vient peut-être de reconnaître qu’il y a un problème. Il a récemment mis sur pied un groupe de travail spécial pour faire le point sur les producteurs touchés par les intempéries de l’été.

Plus généralement, Gilbert Pigeon estime que les programmes sont faits pour des fermes et pour un contexte climatique qui n’existent plus. Il relève que l’aide d’urgence est disponible pour les sécheresses, mais pas pour les pluies diluviennes comme celles qui sont tombées cette année et qui ont noyé ses haricots.

« À quel point veut-on que la production maraîchère se poursuive au Québec ? C’est la question qu’il faut se poser, selon Catherine Lessard. Les producteurs doivent prendre plus de risques, il y en a qui vont décrocher alors qu’on veut encourager la production locale pour des raisons environnementales et pour accroître l’autonomie alimentaire. »

Année après année au Québec, les grandes cultures empiètent sur la production maraîchère, constatent ceux qui en vivent. Ni la culture en serre ni les petites productions artisanales ne pourront remplacer les légumes qu’on cultive aux champs, croit Gilbert Pigeon. « Ce n’est pas ça qui peut assurer la sécurité alimentaire de millions de personnes qui vivent dans les villes », dit-il.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.