Soudan

Le vélo pour s’émanciper des hommes

Depuis quatre ans, des femmes se réunissent dans un parc de Khartoum une fois par semaine pour pédaler ou pour apprendre à leurs consœurs à les imiter. Une manière de tourner le dos aux préjugés qui enferment encore les femmes, malgré la chute de la dictature islamiste en avril 2019.

Le rendez-vous est fixé chaque mercredi à 17 h devant la porte est du Freedom Yard, parc situé au centre de la capitale soudanaise. Un petit groupe de femmes se retrouve autour d’un thé, servi par l’une des « tea ladies », repérables, à chaque coin de rue de Khartoum, à leur comptoir amovible entouré de chaises en plastique aux couleurs vives. Certaines membres sont venues avec leur bicyclette, d’autres avec la simple volonté d’apprendre à s’en servir. Toutes se disent prêtes à dépasser les préjugés qui empêchent encore bon nombre de Soudanaises de s’élancer librement en danseuse.

« Les conservateurs continuent à penser que les femmes qui font du vélo perdent leur virginité, ils ont besoin de cours de biologie ! », dit Enass Muzamel, 32 ans, instigatrice de ce rassemblement.

À l’époque, en décembre 2016, le pays croulait sous la dictature islamiste d’Omar el-Béchir, et la loi sur l’ordre public limitait la possibilité pour les femmes de faire du sport à l’extérieur. Car elles devaient, pour cela, porter « une tenue vestimentaire décente » et ne pas s’entraîner avec des hommes, au risque de s’exposer à « des coups de fouet, [à] une contravention ou [aux] deux ».

Mais Enass Muzamel, habituée de se déplacer en vélo lors de ses séjours réguliers aux Pays-Bas, a décidé d’« observer les réactions » en s’élançant sur sa monture, dans l’enceinte du Freedom Yard, puis à l’extérieur. « Je portais des habits relativement décents, avec une longue tunique par-dessus mon jeans, précise-t-elle. Beaucoup de femmes se sont regroupées et ont annoncé qu’elles voulaient, elles aussi, apprendre à faire du vélo. »

Apprendre à pédaler

C’était un mercredi, et celle qui travaille dans une ONG promouvant l’égalité des Soudanaises a décidé d’instaurer un cours informel ce jour-là. Son idée a naturellement gagné en popularité depuis la chute du dictateur, en avril 2019, la mise en place du gouvernement de transition – censé conduire à la tenue d’élections fin 2022 – et l’abolition de la loi sur l’ordre public. Principale vitrine de l’association, la page Facebook « Sudanese Female Cyclists Initiative » est suivie par plus de 15 000 internautes.

« Aujourd’hui, j’ai été contactée par au moins 25 personnes souhaitant nous rejoindre, mais elles ne possèdent pas de vélo. Il faut qu’on trouve une solution pour en acheter. »

– Enass Muzamel, qui bénéficie entre autres du soutien de l’ambassade des Pays-Bas

Mais le principal intérêt de ce rendez-vous hebdomadaire consiste à apprendre aux femmes à pédaler. Muhjah Khateeb, 40 ans, a ainsi rejoint la joyeuse équipée quelques mois plus tôt dans l’objectif de cesser de prendre les transports en commun, devenus à la fois trop chers et trop rares à cause des pénuries chroniques de carburant. Elle a depuis investi dans son propre deux-roues, qu’elle utilise quotidiennement. « Je me sens plus courageuse et cela me permet de réaliser des économies », explique-t-elle. Même si cette mère célibataire doit essuyer « les commentaires des hommes et, plus rarement, ceux des femmes qui pensent que cela fait [d’elle] une personne peu fréquentable ».

Victimes de harcèlement

Se déplacer en vélo à Khartoum en tant que femme signifie en effet s’exposer au mieux à des sourires, au pire à des insultes. Chemise en jeans et foulard mauve qu’elle a laissé tomber sur ses épaules, Alyaa Gameel, 45 ans, effectue, guidon en main, des allers-retours sur la piste goudronnée du square. Cette mère de quatre enfants, tous équipés d’un vélo, confirme les entraves à ce mode déplacement. « Depuis la révolution, on se fait régulièrement appeler ‟madania” [civils auxquels les partisans de l’ancien régime reprochent la libéralisation des mœurs depuis sa chute]. Je n’ai absolument pas peur d’eux. Je refuse, par contre, de laisser ma fille aînée, 15 ans, rouler seule, car beaucoup de choses pourraient lui arriver », confie-t-elle, convenant qu’elle sera plus rassurée pour son benjamin.

La nuit tombe progressivement sur le parc, mais les néophytes persévèrent. « Tu dois regarder en face, et non en bas ! », conseille Enass Muzamel à Sara Albagir, 21 ans, une étudiante venue s’exercer pour la deuxième semaine de suite. « Je n’arrive pas à coordonner mes jambes », dit son amie Fayhaa Osama, également débutante, dont la bicyclette d’emprunt est soutenue par une passante venant de rejoindre le groupe. La jeune femme a hésité à révéler son nouveau passe-temps à ses parents. « Ils se demandent d’où je tiens cette idée ! »

Elle n’exclut pas, toutefois, lorsqu’elle aura acquis la confiance nécessaire, de s’aventurer hors du parc.

C’est chose faite pour Selma Awad, vraisemblablement devenue, il y a deux ans, la première livreuse à vélo de Khartoum, voire du Soudan. « C’est de loin le meilleur travail qu’on puisse imaginer », affirme celle qui transporte objets personnels, vêtements ou encore médicaments à travers la capitale. Un foulard à pois noué sous son casque, elle reconnaît se faire « beaucoup harceler ». Mais, conclut-elle, « je suis une femme forte ».

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