Journée des droits des femmes

« Encore un monde d’hommes »

Quels obstacles nuisent encore aux femmes en politique ? Comment les surmonter ?

J’ai invité les députées Véronique Hivon (V.H.), députée du Parti québécois, et Christine Labrie (C.L.), députée de Québec solidaire, à en parler avec Monique Jérôme-Forget (M.J.-F.), administratrice et ex-argentière du gouvernement Charest qui agit aujourd’hui comme mentor auprès des jeunes femmes. Discussion vidéo en ligne, pandémie oblige.

Mme Jérôme-Forget, avec le recul, êtes-vous satisfaite ou déçue par le chemin parcouru ?

M. J.-F. : Quand j’ai commencé à travailler comme sous-ministre au fédéral, dans les années 1970, on était environ 10 femmes pour 480 postes. Mon mari était ministre à Québec et ma mère me disait : “Monique, tu dois être à la maison quand tes enfants reviennent.” Elle avait presque honte !

Même à mon départ de la politique il y a 10 ans, quand je parlais de quotas, je me faisais attaquer par tout le monde. Y compris par des femmes. Eh bien, devinez quoi : on a engagé plus de femmes et ça s’est très bien passé.

Les choses commencent à changer.

V. H. : Pendant des décennies, il n’y avait que des hommes en politique. Ça a créé une culture où le travail se fait à n’importe quelle heure. Le réseautage peut se faire dans les bars de la Grande Allée, parce que les femmes s’occupent des enfants à la maison… Les premières femmes devaient se fondre dans l’univers des hommes et en accepter les codes.

C. L. : La conciliation travail-famille est aussi un obstacle pour les jeunes pères engagés, mais les femmes se sentent peut-être plus coupables. Elles ont été socialisées pour le rôle de mère, elles ont encore une grande culpabilité à se diviser entre la politique et leur famille. D’ailleurs, c’est toujours aux femmes qu’on pose des questions à ce sujet. Ça entretient l’idée que c’est anormal.

V. H. : Dans le traitement médiatique, il y a encore deux poids, deux mesures. Quand un homme s’occupe de sa famille, on le félicite comme si c’était un héros. Alors que pour une femme, c’est tenu pour acquis, et c’est parfois même vu comme une faiblesse qui lui enlève du temps.

C. L. : Je veux revenir à ce qu’a dit Mme Jérôme-Forget. Moi, quand ma mère a su que je me lançais en politique, elle n’avait pas honte, mais elle avait peur. Devenir une personnalité publique vient avec l’exposition médiatique et les critiques…

D’ailleurs, vous avez déposé une plainte à la police à cause de courriels haineux, et vous en avez aussi lu au Salon bleu.

M. J.-F. : J’ai quitté la politique il y a 11 ans, mais on dirait que ça fait 100 ans. Je ne devais pas subir les médias sociaux, je ne sais pas ce que je ferais aujourd’hui.

V. H. : Je pense qu’en plus des femmes, plusieurs jeunes ne se reconnaissent pas dans cette politique de la confrontation. Je leur dis : venez, c’est avec la force du nombre qu’on va changer les choses.

C. L. : Les obstacles sont aussi intérieurs. Des femmes ne se sentent pas assez compétentes ou confiantes pour s’exprimer en public de façon convaincante. Et elles ne se reconnaissent pas dans le modèle du politicien qui aime le conflit et l’attaque. Mais heureusement, il commence à y avoir une diversité de modèles. Ça envoie le message qu’on peut rester soi-même sans se conformer à un moule, c’est très précieux.

M. J.-F. : Ma mission après la politique, c’était d’encourager les femmes à être plus audacieuses. On n’a pas été habituées à jouer au hockey, à se battre pour gagner, alors on est moins agressives. Une femme très qualifiée va se remettre en question, alors que les hommes…

C. L. : Même quand les gars sont moins compétents, ils sont plus confiants.

L’actualité a calculé en 2016 qu’en moyenne, les hommes parlaient plus souvent (33 %) et plus longtemps (40 %) au Salon bleu…

M. J.-F. : C’est aussi comme ça dans les conseils d’administration. Les hommes aiment répéter et s’écouter. Dès qu’ils entendent leur voix, ils sont contents (rires).

C. L. : Je ne comprends pas ça. Quand j’ai dit ce que j’avais à dire, je ne le répète pas. Mais ça s’explique aussi par le fait que les hommes ont des dossiers plus importants qui les placent au cœur de l’actualité.

V. H. : C’est vrai que les ministères économiques sont habituellement dirigés par des hommes. On dit que ce sont les postes importants. Mais qui a décidé ça ? Pourquoi le seraient-ils plus que l’Éducation, les Services sociaux ou la Famille ? Ça aussi, c’est un code.

Dans l’histoire du Québec, il y a eu seulement trois femmes ministres des Finances : Pauline Marois, Monique Gagnon-Tremblay (pendant huit semaines) et vous, Mme Jérôme-Forget.

M. J.-F. : Après avoir quitté la politique, j’ai été sollicitée à cause de cela. C’est un poste d’homme, alors on se disait que je devais savoir de quoi je parlais. Pourtant, Mme Hivon a raison, le ministère de l’Éducation est plus important pour une société.

De façon générale, voyez-vous une différence aussi dans le ton en chambre ?

V. H. : Les hommes maîtrisent mieux la joute et les répliques assassines. Après, ils peuvent en jaser dans le corridor, comme si de rien n’était. Ça fait partie de la culture de vestiaire, et les femmes s’y intéressent moins. Moi, si j’ai un moment difficile avec un vis-à-vis, j’aurai moins envie de lui parler deux minutes après comme si de rien n’était.

M. J.-F. : Les femmes sont moins portées à cela, mais contrairement à vous, j’y vois une carence. La politique, c’est aussi un spectacle avec des caméras et des journalistes qui veulent parler des prises de bec. Il faut se mêler à la joute.

C. L. : Pour moi, on a la vie des gens dans nos mains quand on débat à l’Assemblée nationale, ce n’est pas un jeu.

M. J.-F. : Ce n’est pas seulement un jeu. Oui, on fait de la politique par conviction, mais on ne peut pas faire semblant que les médias ne sont pas là, et dans l’opposition, il faut faire parler de soi.

V. H. : Les effets de toge attirent l’attention, c’est certain, mais il faudrait valoriser d’abord les convictions et les résultats. Et on peut en avoir de différentes façons. Je suis archi-combative, mais à ma manière, je ne rentre pas mon adversaire dans le cadre de porte !

D’ailleurs, vous êtes l’initiatrice du plus bel exemple du débat respectueux, celui de la commission Mourir dans la dignité.

V. H. : Mais même dans mon parti, on me traitait de naïve. On me disait que ce serait impossible de travailler sans partisanerie avec le gouvernement.

Parlons du harcèlement sexuel et des agressions. Après #moiaussi et la campagne de sensibilisation de l’Assemblée nationale, les choses ont-elles changé ?

V. H. : J’ai vu une certaine évolution. Je n’ai pas été personnellement témoin de harcèlement, mais le sexisme ordinaire, les remarques de « mononc », oui. On était un milieu arriéré, il y en avait pas mal. Ça tend à diminuer.

Avez-vous un exemple ?

V. H. : Après avoir changé de place au Salon bleu, un député en face est venu me dire : « oh wow, ma vue s’est améliorée », et il est revenu me le redire une deuxième fois dans la semaine. J’en vois moins, même s’il y en a encore. Dans les lieux de pouvoir, les barrières ne sont pas toujours bien établies.

M. J.-F. : La politique, c’est encore un monde d’hommes, un gros collège de gars. Cela dit, je n’ai pas de souvenirs de remarques hostiles. Il faut dire que j’ai été élue pour la première fois à 58 ans, les gens étaient peut-être plus respectueux.

Mais comme administratrice, vous avez subi une agression dans les années 1980.

M. J.-F. : Je ne veux pas nommer l’individu – de toute façon, il est mort. J’étais présidente de la CSST. Je gérais un budget de 1 milliard de dollars. À la fin d’une rencontre dans mon bureau, il m’a sauté dessus. C’était la bataille. Je n’ai pas crié et je n’en ai pas parlé, sauf à mon adjointe quand elle m’a vue après, blanche comme un drap. Je me sentais presque coupable.

Mme Labrie, après avoir enseigné l’histoire des femmes à l’Université de Sherbrooke, vous avez fait le saut en 2018. Quelque chose vous a étonnée en passant de la théorie à la pratique ?

C. L. : Pas vraiment, j’étais bien préparée. J’ai une collègue qui s’est fait dire des « jeune dame » avec condescendance, comme s’il fallait lui apprendre la vie. Je suis chanceuse, mon vis-à-vis ministre n’utilise pas ce ton. Mais en fait, je ne devrais pas me trouver chanceuse, ça devrait être la norme.

* L’entretien a été édité par souci de concision.

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