Yoshua Bengio

Un avenir incertain

De quoi aura l’air notre avenir ?

Yoshua Bengio nous prévient dès le départ : on sera peut-être déçu de sa réponse. « Je n’ai pas de boule de cristal », dit-il.

Si on veut tant lui parler d’avenir et de développement technologique, ce n’est pas parce qu’on le soupçonne de posséder une boule de cristal. C’est parce que le scientifique québécois est l’un des experts les plus réputés dans le monde en intelligence artificielle, qui va sans doute – correction : qui va – révolutionner nos vies. Ses travaux sur l’apprentissage profond lui ont valu le prix Turing (le « prix Nobel de l’informatique ») en 2018.

« Tout scientifique sérieux devrait vous dire la même chose : que l’avenir est incertain. C’est très difficile de dire ce qui va arriver, car ça dépend de nous collectivement. Dans quelle direction on décide d’investir, quelles normes sociales on se donne », dit Yoshua Bengio.

Pour ce café-qui-n’en-est-pas-un (il ne boit pas de café, ça tombe bien parce que moi non plus), Yoshua Bengio nous accueille dans sa maison près de l’Université de Montréal, où il enseigne depuis 1993. Tout près du mont Royal, où il va marcher chaque jour, un exutoire où il trouve souvent ses meilleures idées.

Trois choses vous frappent immédiatement quand vous discutez avec Yoshua Bengio. Son intelligence. Sa rigueur. Son humilité. « La rigueur et l’humilité sont nécessaires au succès de la recherche scientifique. Ça arrive que des chercheurs deviennent des grosses têtes », dit-il.

C’est pourquoi il évite de faire des prédictions spectaculaires (et hasardeuses) sur le futur. « Le futur est beaucoup plus incertain qu’on ne le conçoit comme une trajectoire linéaire », dit-il.

En tout cas, le futur n’aura pas l’air d’un film de science-fiction hollywoodien où les humains doivent se battre pour survivre contre des robots intelligents, pense-t-il. « Ces films-là sont souvent exagérés. »

Sur le plan philosophique, le scientifique (et amateur de science-fiction, tout le monde a ses petites contradictions) a toutefois bien aimé la morale du film Her (avec Joaquin Phoenix et Scarlett Johansson), où un homme tombe amoureux d’un logiciel intelligent. Divulgâcheur : à la fin du film, le logiciel intelligent le quitte… pour aller vivre avec d’autres logiciels intelligents. « Elles [les machines] laissent l’humanité derrière et font leurs affaires dans leur coin. C’est quasiment le scénario le plus plausible [d’un futur avec des robots intelligents]. Ça ressemble à la relation que nous avons avec les fourmis. Vous ne voulez pas les écraser, elles ne changent rien pour vous. »

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Les récentes prouesses de ChatGPT, un robot conversationnel avec une précision étonnante, vous impressionnent ? Vous n’avez encore rien vu, prévient Yoshua Bengio. « Il y a des raisonnements qu’un enfant de 4 ans peut faire et où ChatGPT se fourvoie », dit-il.

Un jour, Yoshua Bengio en est convaincu, on créera un robot plus performant qu’un cerveau humain. Un robot qui apprendra comme un enfant – une vieille théorie du mathématicien britannique Alan Turing.

« Il n’y a pas de raison scientifique pour laquelle on n’arriverait pas à comprendre d’où émerge notre intelligence avec notre cerveau, et donc à construire des machines au moins aussi capables que le cerveau humain. Ça pourrait prendre 10 ans ou 100 ans. On est comme des alpinistes qui gravissent une montagne sans carte. On avance, on progresse, mais on ne sait jamais quels seront les prochains obstacles. »

La possibilité que les robots soient plus intelligents que les humains vous donne la frousse ? Vous êtes normal. Yoshua Bengio craint aussi les effets néfastes de l’intelligence artificielle.

« Mon cauchemar, c’est que ça devienne de plus en plus facile pour une personne vraiment capotée qui aurait du pouvoir, comme Vladimir Poutine, d’utiliser la technologie d’une façon très destructrice pour l’humanité. Plus nos outils sont puissants, plus cette possibilité augmente. Notre système économique, social et politique n’a pas été pensé pour ça. »

Ce serait aussi une erreur de « jouer à Frankenstein ». « On ne veut pas que les ordinateurs doivent choisir entre leur survie et la nôtre. On peut construire des machines dont l’objectif serait de nous servir, et elles seraient heureuses de ça. C’est plus safe. »

Voilà pourquoi il milite pour une intelligence artificielle éthique et réglementée par le principe de précaution. Il a d’ailleurs contribué à l’adoption de la Déclaration de Montréal pour une intelligence artificielle responsable. « On décide ensemble – si on est une démocratie – de ce qu’on veut [faire avec l’intelligence artificielle] et de ce qu’on ne veut pas. C’est correct de ralentir le déploiement de la techno. Pensons-y un peu avant de rendre accessibles à n’importe qui des outils très puissants. »

Bien encadrée, l’intelligence artificielle pourrait mener à des avancées incroyables dans beaucoup de domaines. Entre autres en médecine, un domaine où Yoshua Bengio fait beaucoup de ses recherches.

« On va pouvoir vaincre le cancer et la maladie d’Alzheimer, et trouver des remèdes à beaucoup de maladies. »

— Yoshua Bengio

« Aujourd’hui, les médecins sont en quelque sorte au Moyen Âge. On lance des flèches et on regarde ce qui marche le mieux sur une grande population. Mais ça va changer, car on va avoir les outils pour comprendre comment les cellules fonctionnent. L’intelligence artificielle va créer des médicaments et des traitements adaptés pour le cancer d’une personne. »

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Yoshua Bengio est né à Paris de parents marocains. Après un séjour estival chez les grands-parents à Montréal, la famille Bengio déménage dans la métropole québécoise quand le jeune Yoshua a 12 ans.

Adolescents, Yoshua et son frère Samy achètent avec leur argent de poche des ordinateurs personnels et s’amusent à programmer. Rappel : on est à la fin des années 1970.

Les frères feront tous deux une carrière impressionnante en intelligence artificielle. Samy a fait sa marque à Silicon Valley : il est aujourd’hui responsable de la recherche en intelligence artificielle chez Apple, après avoir été l’un des responsables de la recherche en intelligence artificielle chez Google pendant des années. Yoshua a fait une carrière de chercheur universitaire et est devenu l’une des sommités mondiales en intelligence artificielle.

Le lauréat du prix Turing a aussi d’autres intérêts. Un sujet qui le préoccupe énormément : les changements climatiques. « C’est un défi quasiment existentiel pour l’humanité », dit Yoshua Bengio.

Depuis la pandémie, il n’a pas pris l’avion, donne ses conférences en mode virtuel, et s’inquiète de notre lenteur à répondre à l’urgence climatique.

« Réagir aux changements climatiques, c’est quelque chose d’assez simple au fond : il faut juste s’entendre sur le prix du carbone, dit-il. Si tout le monde établissait le coût du carbone à 200 $ la tonne, on réglerait le problème. […] Est-ce que les gens sont prêts à payer l’essence quatre fois plus cher ? Non, pas en ce moment. Mais c’est un calcul à court terme. C’est un inconvénient dans la balance, mais il y a d’autres inconvénients pires [si on ne fait rien]. »

Pour les changements climatiques comme pour l’intelligence artificielle, la société ne pourra faire autrement que de s’adapter, croit-il. « On a quelque chose en nous pour trouver des solutions. Je suis fondamentalement optimiste. Mais pas avec des lunettes roses. »

Questionnaire sans filtre

Le café et moi : Je ne prends pas de café, c’est trop fort pour moi. De temps en temps, je prends du thé et de la tisane.

Le dernier livre que vous avez lu ? L’ordre moins le pouvoir : histoire et actualité de l’anarchisme, de Normand Baillargeon (Lux Éditeur).

Un livre que tout le monde devrait lire ? Sapiens – Une brève histoire de l’humanité, de Yuval Noah Harani. C’est un livre grand public instructif pour prendre un peu de recul sur l’humanité dans son ensemble.

Une personne qui vous a inspiré ? Geoffrey Hinton [professeur à l’Université de Toronto et sommité mondiale en intelligence artificielle], mon modèle depuis le début de mes études.

Les qualités que vous aimez chez les autres ? L’intelligence. L’humilité. Je n’aime pas les gens qui parlent pour écraser, pour prendre toute la place. Pour avoir un vrai dialogue, il faut être ouvert à changer d’idée, et ça demande de l’humilité. Tu veux aussi interagir avec des gens qui ne te voient pas juste comme une machine, mais aussi comme une personne, avec de la compassion et de l’empathie.

Qui est Yoshua Bengio ?

• Né à Paris en 1964.

• Lauréat du prix Turing (le « Nobel de l’informatique ») en 2018 avec Geoff Hinton et Yann LeCun pour leurs travaux en apprentissage profond.

• Professeur à l’Université de Montréal et sommité mondiale en intelligence artificielle.

• Fondateur et directeur scientifique de Mila, l’institut québécois en intelligence artificielle.

• Tous domaines confondus, il a été troisième parmi les scientifiques les plus cités par leurs pairs dans le monde en 2021, selon une étude de l’Université Stanford.

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