Pour Charlie

Le feu s’est propagé sans bruit, juste avant l’aube, jeudi. Sournoisement. Il n’y a pas eu d’alarme, pas de gicleur, rien, d’après un couple ontarien réveillé par la fumée, qui est parvenu à casser une fenêtre et à sauter.

Mais dans le logement de Charlie, il n’y avait pas de fenêtre, selon son père.

« Venez nous chercher, on ne peut pas sortir ! », a supplié la jeune femme au 9-1-1. Son copain a rappelé trois minutes plus tard. « Venez nous chercher. On est coincés. Il n’y a pas de sortie de secours. »

L’appel a coupé. Charlie Lacroix, 18 ans, n’a pas été revue vivante. Son copain, non plus. Et au moins cinq autres personnes, qui manquent toujours à l’appel.

Cinq jours plus tard, on ne sait toujours pas s’il s’agit d’un bilan définitif. On ne sait pas si on retrouvera d’autres corps dans les décombres calcinés de la place d’Youville, au cœur du Vieux-Montréal.

Ce qu’on sait, c’est que certaines victimes avaient loué des appartements aux étages de l’immeuble par l’entremise de la plateforme Airbnb. Des appartements qui leur avaient été loués en toute illégalité.

« Ça n’aurait pas dû arriver », regrette le père de Charlie, Louis-Philippe Lacroix. Il a raison. Ça n’aurait pas dû arriver.

Ça ne doit plus jamais arriver.

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Louis-Philippe Lacroix aurait pu s’accrocher pendant des jours encore. Espérer que tout ça ne soit qu’un terrible malentendu. Après tout, il n’a pas de corps. Pas de preuve de la mort de Charlie.

Mais il a cessé d’espérer quand la police lui a dit pour l’appel au 9-1-1. Celui dans lequel sa fille se disait prise au piège.

Déjà, Louis-Philippe Lacroix réussit à parler d’elle au passé. « C’était une petite fille super enjouée. Elle avait 18 ans, elle avait tout devant elle… »

S’il a accepté d’en discuter avec moi, dimanche, c’est dans l’espoir de faire bouger les choses. Pour que Charlie ne soit pas morte pour rien.

« De nos jours, autant de gens qui décèdent dans un incendie au Québec, c’est extrêmement rare. S’il y avait eu une issue de secours, elle serait là. Même pas une issue de secours, une fenêtre. Juste une fenêtre. C’est tout.  »

— Louis-Philippe Lacroix, père de Charlie

Il n’est pas contre Airbnb. Il annonce son propre chalet sur la plateforme. Mais il faudrait à tout le moins faire en sorte de s’assurer que les logements offerts soient sécuritaires, plaide-t-il. « Les gens vont subdiviser un logement en quatre pour essayer de maximiser leurs profits. C’est ça qui n’a pas de sens. »

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Dans le Vieux-Montréal, il est strictement interdit de louer des logements de type Airbnb à des touristes.

Pourtant, sur le site d’Airbnb, il y en a à la pochetée. Pour tous les goûts et tous les portefeuilles. Ça s’affiche sans gêne, sans la moindre retenue, au nez et à la barbe des autorités (in)compétentes. C’est le Far West.

Les règlements de la Ville ? Ils s’en moquent, sachant trop bien qu’aucun inspecteur (ou presque) ne sera là pour les faire respecter !

La Ville de Montréal reste les bras croisés, maugréant que ces inspections devraient relever du gouvernement du Québec, qui rétorque que non, non, il s’agit bien d’une compétence municipale…

Nous assistons une fois de plus à cette discipline fort prisée des administrations modernes : le renvoi de la balle. Quand un citoyen dépose une plainte à la Ville, hop, cette dernière la transfère à Revenu Québec. C’est lui, explique-t-on, qui est responsable de faire appliquer la Loi sur l’hébergement touristique.

Revenu Québec prétend au contraire que ses inspecteurs n’ont pas le mandat de faire respecter la réglementation municipale. « Quand tu parles aux autorités, ils se pitchent la balle, ce n’est pas Montréal, c’est Québec ; ce n’est pas Québec, c’est Montréal… », déplore Louis-Philippe Lacroix.

Le père endeuillé s’est entretenu avec le responsable de la sécurité à la Ville de Montréal. « Je lui ai juste dit : peu importe ça vient d’où, on s’en sacre. Faites juste quelque chose, c’est tout. »

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Appelé à commenter1, le cabinet de la mairesse Valérie Plante a réitéré « l’urgence d’aller encore plus loin pour encadrer les pratiques illégales d’hébergement touristique ».

Mais comment aller encore plus loin quand on ne va nulle part ? Quand on se fait rire en pleine face par des spéculateurs qui jettent des locataires à la rue pour s’en mettre plein les poches en louant leurs appartements à la nuitée ?

En 2022, plus de 95 % des 12 000 logements affichés à Montréal sur la plateforme Airbnb n’avaient pas d’attestation, pourtant obligatoire en vertu de la loi québécoise, selon les données de l’organisme américain Inside Airbnb.

Autrement dit, la quasi-totalité des logements affichés dans la métropole étaient illégaux. Le gouvernement du Québec et la Ville de Montréal ont beau s’être dotés de règles strictes, ils font figure de cancres en la matière.

La solution ne passe pas nécessairement par l’ajout massif de ressources. Même avec une armée d’inspecteurs supplémentaires, Montréal – ou Québec, c’est selon – ne viendrait pas à bout de l’hydre à sept têtes que forment Airbnb et les autres plaformes de ce type.

Il faut surtout forcer ces entreprises à faire respecter la réglementation locale, estiment des experts.

Ça ne doit pas être si compliqué. Ça se fait ailleurs. La Californie, par exemple, impose à Airbnb une amende de 1000 $ US par jour pour chaque annonce illégale affichée sur son site.

Devinez quoi ? Depuis que l’État a commencé à imposer ces amendes, le taux de conformité des logements affichés sur la plateforme est passé de 20 %… à 100 %.

Le Québec doit suivre l’exemple de la Californie. Dompter l’hydre Airbnb. Pour les locataires évincés. Pour les quartiers étouffés sous le poids du tourisme. Pour des logements plus sécuritaires. Pour Charlie et les autres.

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