Cultivons l’érotisme
Plongeons.
C’est peut-être une dentelle. Une courbe. Ou simplement un regard. Fuyant. Ou carrément soutenu. Une ambiance. Une odeur. Une dégaine. Négligée, ou sagement étudiée. Qui sait ? Une musique, une poésie, une texture ? Chacun son truc. Encore faut-il le reconnaître. Y goûter. Le taquiner. C’est animal, et c’est peut-être même vital.
Vital ? Parfaitement. C’est d’ailleurs l’argument que défend la thérapeute, autrice et animatrice Esther Perel (à qui l’on doit la populaire balado Where Should We Begin, incursion au cœur des thérapies de couple les plus intimes), qui a publié dernièrement sur sa chaîne YouTube un vif plaidoyer en faveur de l’érotisme, tout particulièrement en ces durs temps d’incertitude, de lourdeur et de stagnation (The Importance of Eroticism in Hard Times). Vous vous reconnaissez ? Au fameux état d’esprit « languissant » (languishing) comme évoqué par un article très parlant du New York Times, elle opposait (invitait !) la « force vitale » de l’érotisme.
Avec sa verve habituelle, elle y explique : « L’érotisme n’est pas que la force vitale à l’origine du bon sexe. C’est ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue. »
« Quand tout va bien, l’érotisme est ce qui transforme le mondain en magie. Quand les temps sont durs, l’érotisme est ce qui nous inspire à survivre, voire prospérer, envers et contre tous. »
— Esther Perel, dans The Importance of Eroticism in Hard Times
Cette vulgarisation de l’érotisme en « curiosité », « vitalité », « spontanéité qui fait qu’on se sent vivant » paraît particulièrement porteuse en cette saison de l’amour, certes, alors que février nous gèle (le corps et l’âme) en étirant éternellement ce déconfinement. Si on se faisait du bien, ensemble, en couple et individuellement, enfin ? Hein ?
Mais qu’est-ce que c’est, au juste, que l’érotisme ? Force est de constater que personne ne s’entend exactement. Cela tombe d’ailleurs sous le sens. Mon érotisme n’est pas le tien. Et rien n’est exactement universel au pays du désir. Si plusieurs l’opposent à la pornographie (et encore là, ça ne fait pas l’unanimité, la pornographie étant assez diversifiée, merci, quoi qu’on en dise), chacun y va de sa définition ou métaphore colorée. Pour le sociologue et sexologue Martin Blais (Qu’est-ce que l’érotisme ? Philosophie, sciences sociales, clinique), l’érotisme est ce qui se situe « au-delà » (de la reproduction ou de la génitalité). « C’est quelque chose de plus. Et tout le défi, c’est de qualifier ce plus ! », convient-il en riant.
L’érotisme se distinguerait par une certaine « intermittence » (un décolleté qui se découvre, un scintillement furtif), un « espace », sorte de « point de fuite », auquel on opposerait les « interactions quotidiennes dénuées d’affection, bureaucratiques et froides ». Certes, mais encore ? On l’associerait à un certain « mystère », un « exotisme », un « espace de créativité », qui « donne envie d’en savoir plus sur l’autre ». Tout ce qui titille le désir, quoi. Ou ne le tue pas.
L’érotisme serait effectivement plus facile à conceptualiser par la négation, comprend-on. La routine, le quotidien, la domesticité tuant l’érotisme, a-t-on tendance à répéter : chaussette ou bas résille ? Pantoufle ou talon aiguille ?
« L’autoroute est très efficace pour se rendre à destination, mais on peut aussi prendre la route de campagne… »
— Martin Blais, professeur au département de sexologie de l’UQAM
Outre la notion de sortir de la routine, d’oser l’aventure, le « rythme » ou plutôt la lenteur ne serait pas non plus à négliger, donc. On cultive l’érotisme pour ce qu’il est, non pas forcément pour où il mène. « L’important, ce n’est pas la destination, c’est le voyage », renchérit-il.
Un « voyage », l’érotisme ? Ou l’état dans lequel ce voyage nous transporte ? « Même pas sûre, répond à son tour en riant Julie Lavigne, professeure de sexologie à l’UQAM et spécialiste de l’histoire de l’art. Et c’est le fun que ce soit insaisissable, dans une certaine mesure. » L’autrice de La traversée de la pornographie – Politique et érotisme dans l’art féministe a précisément choisi de concentrer ses recherches sur la pornographie, « parce que l’érotisme est trop difficile à saisir ! C’est très subjectif ! » C’est dire !
Alors quoi ? Quel est donc cet élan « insaisissable » qui nous fait rougir et frémir ? Pour le sexologue et psychothérapeute François Renaud, à qui l’on doit une websérie sur le sujet (Éducation sensuelle et érotique, instructive mais un brin clinique, sur son site Le sexologue), l’érotisme serait finalement un « langage ». « Un langage corporel, explique-t-il, et une intention. »
« C’est comment tu exprimes ton moi sexuel. »
— François Renaud, sexologue et psychothérapeute
Un « moi » qui est notamment déterminé, fait à noter, par « comment je me vois » : pudique ou plutôt assumé ? Sage ou cochon ?
Il faut dire que pour le clinicien, et contrairement à Esther Pérel, il est difficile ici de dissocier ce « langage » de la sexualité à proprement parler. « C’est tellement associé à la sexualité, et depuis des millénaires ! » Il souligne en outre que l’érotisme implique un certain « inconfort ». « Les gens sont souvent frileux de sortir de leur zone de confort. Or, c’est dans l’inconfort qu’on développe l’érotisme », propose-t-il. Un inconfort choisi, et non imposé, faut-il le préciser. « L’inconfort pour l’inconfort ne donne rien. L’inconfort forcé n’est pas bénéfique », indique-t-il, y opposant plutôt « un inconfort qui a un sens ». Pour qui ? Pour soi.
Tout cela commence à ressembler à un jeu, non ? « Oui, effectivement, confirme le sexologue. L’érotisme est un jeu auquel tu apprends à jouer. » Notez sa précision : l’érotisme est donc un « apprentissage », insiste-t-il, et non quelque chose d’inné. On ne naît pas érotique, on le devient. Personne n’est obligé de jouer. Encore faut-il oser apprendre. Accepter de se tromper. Et, bonne nouvelle, personne ne perd ici au jeu. « C’est un jeu coopératif, avec soi-même et les autres… »