Conjoints de fait, certes, héritiers… pas trop

Seuls 22 % des Québécois de 25 à 50 ans qui vivent en union libre font de leur conjoint de fait leur héritier. Dans un Québec où le mariage demeure nettement moins populaire qu’à beaucoup d’autres endroits, cela peut avoir des conséquences appréciables sur la santé financière des personnes veuves.

Ce sont là quelques-unes des conclusions auxquelles en arrivent les chercheuses Maude Pugliese, Hélène Belleau et Camille Biron-Boileau, de l’Institut national de la recherche scientifique, dans un article qui vient d’être publié dans la revue spécialisée Journal of Marriage and Family.

Première chose à préciser : dans la vie comme dans la mort, les conjoints de fait n’ont pas la même protection que les gens mariés. Ainsi, au Québec, peu importe le nombre d’années que dure une union libre, une personne n’hérite pas automatiquement d’une part de patrimoine de son conjoint si celui-ci n’a pas fait de testament ou s’il ne l’a pas désignée comme héritier dans son testament.

Or, l’étude, menée avec le concours d’une firme de sondage et auprès d’un échantillon de 3246 personnes, le démontre bien : les gens en union libre, particulièrement les hommes, sont beaucoup moins susceptibles de recevoir un legs s’ils deviennent veufs.

« [Les conjoints de fait ayant un enfant d’une précédente union] ont aussi tendance à protéger leurs enfants plutôt que leur conjoint. Ils sont moins susceptibles de léguer à leur partenaire s’ils ont eu des enfants d’une autre union que s’ils ont des enfants en commun avec leur partenaire. »

– Maude Pugliese, professeure au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS

Si le nombre d’années de vie à deux fait augmenter la proportion de conjoints de fait qui sont désignés comme héritiers, cela « demeure faible en termes absolus et en comparaison avec les personnes mariées ». Seulement un peu plus d’une personne sur cinq fera hériter son conjoint de fait, « alors que le conjoint est un héritier pour 86 % des gens mariés », précise Mme Pugliese.

Le faible taux de conjoints de fait désignés héritiers en cas de décès de leur amoureux est surtout dû au fait que les conjoints de fait ont moins tendance à faire un testament que les gens mariés et qu’ils ne légueront rien à leur conjoint dans ce cas de figure, contrairement aux personnes mariées dont le conjoint est héritier même quand il n’y a pas de testament.

De grosses différences hommes-femmes

Autre constat : l’homme marié fera plus souvent hériter sa conjointe actuelle s’il a eu des enfants nés d’une précédente union, tandis que les femmes mariées et les personnes non mariées font plus souvent hériter leurs enfants d’une précédente union au détriment de leur partenaire actuel.

Mme Pugliese n’en a pas été si étonnée parce que d’autres études montrent déjà, indique-t-elle, que « les hommes, quand ils changent de conjointe, ont davantage tendance à changer de famille, en quelque sorte », et à favoriser la plus récente.

Il y a 30 ans, fait remarquer Mme Pugliese, seuls 10 % des enfants naissaient d’une mère non mariée. « Aujourd’hui, c’est le cas de plus de 60 % des enfants. »

Pourquoi les conjoints de fait ont-ils moins tendance à faire un testament ?

« Il est possible qu’en se mariant, les personnes mariées soient plus susceptibles de rencontrer un notaire qui leur fera valoir l’importance d’en faire un. Il n’est pas impossible non plus que des conjoints de fait choisissent de ne pas faire un testament pour éviter d’avoir des conversations difficiles, ou peut-être croient-ils eux-mêmes à tort que leur conjoint héritera, même en l’absence de testament. Mais cela ne reste que des hypothèses. »

– Maude Pugliese, professeure au Centre Urbanisation Culture Société de l’INRS

Les conclusions de l’étude sont importantes dans le contexte québécois où la cohabitation est maintenant plus répandue que le mariage chez les jeunes générations, y compris parmi les couples qui entendent former une famille et où les recompositions familiales sont si fréquentes.

Maude Pugliese se désole que les gens soient souvent mal informés des conséquences légales de leurs choix. « Si on a 35 ans, que notre conjoint de fait décède dans un accident, qu’il était seul propriétaire de la maison et qu’il avait un enfant d’une précédente union, l’enfant peut en devenir le seul héritier », relève-t-elle.

Et même si aucun des deux conjoints n’avait d’enfants et que la maison appartenait aux deux personnes, « sa moitié à lui, sans testament, va revenir à un membre de sa famille à lui, son frère ou sa sœur, par exemple. Dans ces cas-là, la famille peut demander qu’on lui verse la valeur de la moitié de la maison ».

À l’heure où une réforme du droit civil plane dans l’air depuis des années et que des scénarios sont à l’étude, les chercheuses regrettent que le Québec n’entende toujours pas, comme d’autres provinces, s’assurer que les conjoints de fait puissent, d’office, toucher une partie de l’héritage.

Une question de cohérence

Alain Roy, professeur de droit à l’Université de Montréal et expert-conseil dans le cadre des consultations publiques sur la réforme du droit de la famille, explique que c’est par souci de cohérence que cette approche n’a pas été retenue.

Le comité qu’il présidait a privilégié un régime conjugal de type opt-in en ce qui a trait au partage des biens et à l’obligation alimentaire entre conjoints de fait, c’est-à-dire qu’on a retenu l’idée qu’une convention d’union de fait ou la signature d’un formulaire conjoint soit requise pour que des droits et obligations mutuels s’appliquent.

Les experts ont donc estimé « qu’il y avait lieu de maintenir cette approche au niveau successoral. De part et d’autre, donc, rien d’automatique », pour éviter des logiques différentes à l’intérieur d’un même droit civil.

Il reviendra au gouvernement de trancher.


EN SAVOIR PLUS

43 %
Proportion des ménages québécois qui vivaient en union libre en 2021

Source: Source : Statistique Canada

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