La chronique que je ne voulais pas écrire

Pendant que j’hésite à écrire ce texte, de mystérieux ballons flottent dans le ciel nord-américain, ajoutant un fond d’étrangeté et d’angoisse au drame qui a secoué le Québec cette semaine.

Je ne sais absolument pas par quel bout prendre cette chronique. En fait, je ne voulais pas écrire sur l’évènement de mercredi dernier. Pas le courage ni la compétence. Ni les mots. Trop en colère, trop de peine pour les proches et les victimes. Gavée d’images, j’ai en grande partie décroché. Puis je suis revenue devant ma télé. Puis repartie. Comme tous les Québécois, je suis atterrée, bouleversée. Je ne veux pas rajouter à la misère du monde en parlant de ce qui est incompréhensible. Les toutous s’accumulent à Sainte-Rose et la peluche n’absorbe pas la rage.

Pourtant, il faut en parler, mener une quête de sens. Mettre de l’ordre dans un évènement hors du commun, qui nous a tous réunis dans ce que nous avons de plus humain. On essaie de trouver des causes. Très rapidement, on a évoqué l’argument de la maladie mentale. La santé mentale a le dos large, elle est devenue un fourre-tout commode. Certains ont halluciné et accusé les vaccins, le racisme.

Faute d’explications logiques, de prises concrètes, nous nous tournons vers nos émotions. Désespérément, nous entrons en quête de sens.

Face à l’inexplicable et à l’atroce, nous voudrions des explications rassurantes, pour que ça ne recommence plus, que ça ne nous arrive plus.

Les médias ont fait leur job. Certains de manière très zélée, confondant information et spectacle, tentative d’explications et voyeurisme. L’hélicoptère au-dessus de la maison du meurtrier n’était pas nécessaire pour exorciser la peine collective ni pour illustrer l’emprise du Mal. L’accumulation de pathos, le déferlement constant d’images en boucle a usé plus d’un citoyen déjà démoli par ces simples mots : un homme a volontairement tué des enfants dans une banlieue sans histoire, dans un Québec tranquille où apparemment rien de mauvais ne peut survenir, mais où pourtant ça se passe, depuis des décennies. Polytechnique, Mégantic, grande mosquée de Québec, Sainte-Rose. Des marqueurs. Accidents ou gestes délibérés, nous ne sommes pas hors du monde et de son lot de malheurs révoltants.

Pendant que nous cherchons un sens et que je n’arrive pas à écrire sur ce drame intime, mais national, des ballons flottent dans le ciel silencieux et narguent le NORAD. Les temps sont sombres et étranges.

La tragédie de mercredi s’abat sur nos âmes fatiguées, s’imprime dans nos regards stupéfiés par déjà tant d’horreurs en peu de temps.

Le terrible tremblement de terre qui a ravagé la Turquie et la Syrie ne peut que nous dévaster. Une famille de six est morte dans l’incendie de sa maison de Lanaudière. La guerre en Ukraine prend des allures de plus en plus inquiétantes, le chemin Roxham est une catastrophe humanitaire, l’Iran nous dévaste, l’angoisse financière nous guette. Nous sommes sonnés, abattus, dépressifs.

Se dégage de tout ça une impression de désorganisation du monde, tellement difficile à comprendre que seules nos émotions arrivent à l’appréhender. Pour tenter d’organiser le sens, on se tourne vers les médias. Rapidement toutefois, l’angoisse s’installe. Notre monde et sa mosaïque désaccordée nous y apparaît instable, inquiétant. Les médias font pourtant leur boulot : montrer, commenter, reprenant à l’infini les thèmes sombres, échafaudant des théories, tentant d’expliquer, et ajoutant de ce fait à l’anxiété générale.

Nous pourrions être tentés (nous l’avons tous fait) de nous détourner des écrans. Fermer la fabrique à images pour échapper à l’horreur en boucle. Or, c’est compter sans un phénomène étrange.

Nous éprouvons une culpabilité à éteindre, comme si la télé était un lieu de solidarité, nous reliait, meurtris et compatissants jusqu’au fond de nos âmes.

Alors, on allume de nouveau, on regarde à s’en péter les yeux et se charcuter le cœur, mais TOUS ENSEMBLE. Comme si nous communions, une rare fois, à travers le drame et son récit télévisé.

Après, et même pendant, comment peut-on retrouver le courage de continuer à avancer, à se refaire une tête, à se laver le regard ? En se tournant vers ses proches, en serrant ses enfants dans ses bras. En s’entourant de douceur, en fuyant le sensationnalisme.

Le silence aide aussi. Ou alors la nature, le bruit des pas qui crissent dans la neige, celui de la fonte de la glace sur les toits, goutte à goutte. L’énergie brutale du sport, la musique au max dans les oreilles. L’artificière de la Saint-Valentin, l’allant du Super bowl : une joie de vivre forcée, d’amour sucré, de sensations fortes qui enclenchent un autre rythme dans nos têtes fatiguées. Et la culture ! Une phrase lue, une parole chantée, une fulgurante image à laquelle se rattacher pour trouver la force de rebondir.

J’allais ajouter : et regarder l’immensité du ciel.

Finalement, non. Pas tant.

Il y traîne de jolis ballons, mais qui portent le mystère et qui symbolisent toute l’inquiétude du monde.

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