Témoignage : Tunisie, 2011

Une révolution de la dignité

Nous sommes au début de 2011, et j’en suis à ma quatrième année comme expatrié en Tunisie, avec ma femme et mes deux filles. Je travaille à la Banque africaine de développement, qui a temporairement élu résidence dans ce pays à la suite des bouleversements politiques de 2002 à Abidjan, en Côte d’Ivoire, son siège officiel.

Nous habitons en banlieue de Tunis, rue du Jasmin, nom qui deviendra le symbole des évènements à venir.

Dans ce pays où rien ne se passe, où rien n’est rapporté, car il n’y a pas de presse libre, des manifestations spontanées d’indignité éclatent depuis l’auto-immolation, le 17 décembre 2010, d’un jeune marchand ambulant à Sidi Bouzid, petite ville située dans une région délaissée du centre de la Tunisie.

Mohammed Bouazizi a été humilié par la police, qui a saisi sa petite marchandise parce qu’il n’avait pas de permis.

Quelques jours après ce terrible acte de désespoir, en se promenant dans le centre-ville de Tunis, on perçoit clairement une atmosphère tendue : des dizaines de policiers sillonnent nerveusement le centre-ville pour contenir toute manifestation potentielle.

Le régime tunisien, dirigé depuis plus de deux décennies par le même homme, Zine el-Abidine Ben Ali, avec une garde rapprochée composée surtout de vieillards imposant une chape de plomb sur un pays jeune, est clairement pris par surprise.

Le ras-le-bol face aux inégalités, au chômage, face au manque de libertés, face à la corruption font perdurer la révolte, qui ne s’estompe pas même si le régime tente d’organiser des contre-manifestations.

Une belle-famille honnie de tous

Et il y a un autre facteur spécifique à ce pays : le ressentiment contre la belle-famille du président, les Trabelsi.

Cette haine est née de leur réputation de petits profiteurs, qui abusent sans vergogne de leur position privilégiée pour entretenir un style de vie somptueux et prendre le contrôle des meilleures occasions d’affaires du pays.

Les émeutes de décembre se poursuivent en janvier 2011, l’atmosphère est fébrile mais, malgré cela, quelque chose de très inattendu va se produire, qu’absolument personne ne voit venir.

Le vendredi 14 janvier 2011, la télévision nationale fait en effet une annonce irréelle, incroyable : Ben Ali a quitté le pays, vers l’Arabie saoudite. Le dictateur de la Tunisie, qui supprime toute opposition à son pouvoir absolu, fuit lâchement avec sa famille de son opulente résidence officielle de Carthage, laissant sur place une quantité astronomique d’argent, de bijoux et de trésors nationaux volés à son pays.

Dès lors, le peuple tunisien, qui n’a connu que l’autocratie de deux dirigeants depuis l’indépendance du pays en 1956 (Bourguiba et Ben Ali), se retrouve soudainement sans personne fermement aux commandes de l’État.

Alors que beaucoup étaient d’avis que le régime vieillissait et avait un besoin urgent de changement, tous en Tunisie sont stupéfaits de voir que les 23 années du règne sans partage de Ben Ali s’effondrent comme un château de cartes. Il y a eu des morts, du sang a coulé, mais cette dictature tombe après seulement quelques tremblements. Sa disparition déclenchera un vaste et inattendu mouvement de protestation populaire dans tout le monde arabe.

Une jeune démocratie, toujours vivante

Une grande instabilité (« fluidité » comme disent les diplomates sur place) marque les premiers mois de cette révolution du Jasmin, comme elle sera bientôt nommée : départ massif d’étrangers ; patrouilles en hélicoptère à la tombée de la nuit ; coups de feu ; pénuries de toutes sortes, réelles ou imaginaires, qui en créent par conséquent de réelles ; rumeurs, certaines terrifiantes (« l’eau a été contaminée »), mais la plupart infondées ; veilles de quartier le soir par des hommes armés de simples bâtons.

Les résidences des Trabelsi sont saccagées et deviendront des lieux de « pèlerinage » pour se convaincre de la réalité de la révolution. Je « visiterai » celle entièrement pillée de Belhassen, celui qui a quitté précipitamment pour Montréal, fuyant la vengeance populaire. (Les autorités canadiennes vont bizarrement perdre sa trace en 2016.)

Et on note la réapparition soudaine, mais en force, des islamistes. Pendant deux décennies, ils ont été durement réprimés, mais ils sont désormais libres de circuler au grand jour.

La Tunisie a traversé en 10 ans de nombreux bouleversements, quelques éclats de violence : ils ont jeté le doute sur le succès de cette révolution unique. Cela n’a pas été facile pour les Tunisiens depuis la révolution du Jasmin, loin de là, surtout sur le plan économique. Mais à une époque où les valeurs démocratiques sont attaquées et manipulées par de dangereux populistes, la Tunisie reste debout.

Ce pays demeure un exemple à suivre pour tous les citoyens sous l’emprise d’un petit groupe de personnes qui ne s’accrochent au pouvoir que pour leurs vils intérêts.

* L’auteur est également ex-fonctionnaire de la Banque africaine de développement (Tunisie, 2007-2011)

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