Trafic de fentanyl par la poste

Un sénateur veut serrer la vis

Ottawa — Même s’il estime que la crise des opioïdes est un enjeu de santé publique, le sénateur Pierre Dalphond espère « embêter un peu » les distributeurs de fentanyl avec un projet de loi visant à colmater une brèche que ceux-ci exploitent.

L’ancien juge de la Cour d’appel prévoit présenter ce mardi à ses collègues du Sénat sa mesure législative S-256, qui vise à modifier la Loi sur la Société canadienne des postes afin de permettre aux policiers de fouiller des enveloppes afin d’y trouver du fentanyl.

À l’heure actuelle, il est permis de saisir et de fouiller des colis, mais pas des lettres. « Le poids maximal d’une lettre, c’est 500 grammes. Bien 500 grammes, ça permet de mettre une quantité appréciable de fentanyl », expose en entrevue le sénateur indépendant.

Et puisque l’enveloppe est l’un des modes d’expédition par excellence de la substance, dont quelques microgrammes suffisent à provoquer une surdose, la dévolution de ce pouvoir aux corps policiers pourrait s’avérer utile, estime-t-il.

Les policiers ne peuvent toucher une enveloppe dès le moment où elle tombe dans une boîte à courrier, mais ils peuvent alerter les inspecteurs postaux. Le hic, c’est qu’il y en a seulement 25 à travers le pays, souligne le sénateur Dalphond.

Le projet de loi ne leur permettrait pas de se mettre à ouvrir des lettres à tout vent. « Il faudra obtenir une autorisation judiciaire. Il faut avoir des motifs raisonnables de croire qu’il y a quelque chose d’illégal », dit l’ancien magistrat.

Changement réclamé dès 2015

S’il a décidé de plancher sur la mesure, c’est notamment en réaction à un jugement de la Cour suprême de Terre-Neuve-et-Labrador qui entraîne un flou juridique, mais aussi parce que l’Association canadienne des chefs de police l’a réclamée en 2015.

« Même l’Association canadienne des libertés civiles estime qu’il est temps de colmater cette brèche », lit-on dans un article paru dans le magazine Maclean’s en 20191, où l’on faisait état de la facilité avec laquelle le fentanyl peut être acheminé dans des lettres.

« Mais Postes Canada affirme que tout va bien ; le gouvernement libéral a refusé d’agir jusqu’à présent », enchaîne-t-on – les libéraux ont néanmoins resserré le contrôle des colis pesant 30 grammes ou moins aux frontières, comme le rapportait La Presse.

Accueil prudent

Le projet de loi S-256 a déjà un parrain à la Chambre des communes : Rob McKinnon, élu libéral de la Colombie-Britannique, province où les surdoses fauchent annuellement des milliers de vies depuis plusieurs années.

Ce député avait réussi, en 2017, à faire adopter à l’unanimité un projet de loi d’initiative parlementaire pour juguler la crise des opioïdes. La Loi sur les bons samaritains secourant les victimes de surdose protège contre des accusations de possession les gens impliqués dans une surdose.

En ce qui a trait à S-256, les libéraux signalent qu’il y a loin de la coupe aux lèvres. « Le gouvernement prend la sécurité du courrier très au sérieux et étudiera attentivement les modifications proposées », a déclaré la ministre des Services publics, Helena Jaczek.

Conservateurs, néo-démocrates et bloquistes préfèrent prendre le temps d’étudier le projet de loi avant de se prononcer sur son contenu.

Du côté de Postes Canada, on « suit les nouvelles sur ce projet de loi ».

Sans se prononcer sur S-256, la société d’État assure que son « équipe qualifiée d’inspecteurs et inspectrices des postes travaille avec diligence pour détecter et retirer du système postal tout objet inadmissible, y compris les opioïdes ».

Un effet « marginal » ?

Professeur au département de criminologie de l’Université d’Ottawa, Eugene Oscapella voit difficilement comment ce tour de vis potentiel pourrait peser dans la balance. « Ça va avoir un effet marginal », prédit le spécialiste.

« Chaque année, des millions de conteneurs arrivent au Canada par bateau, et des millions de voyageurs transitent au pays. Donner le pouvoir de fouiller des enveloppes n’aidera pas beaucoup à régler le problème », argue-t-il.

Le sénateur Dalphond lui-même ne s’attend pas à ce que son projet de loi assène un coup fatal au trafic d’opioïdes au pays. « Je suis bien conscient que c’est une goutte d’eau. Des gens vont se réorganiser. Mais on va les embêter un peu », philosophe-t-il.

Et il parie qu’il réussira à convaincre l’opposition conservatrice de les embêter aussi. « Je suis conscient que dans le Law and Order, ça fait plaisir à Pierre Poilievre et son équipe ; ils ne peuvent pas être contre ça », lâche le sénateur.

Le projet de loi S-256 doit être adopté au Sénat avant de se retrouver à la Chambre des communes. Le bureau du leader de l’opposition à la chambre haute, Don Plett, n’a pas répondu aux questions de La Presse au sujet de la mesure législative.

Pierre Poilievre montre du doigt le gouvernement

Ottawa — « Avez-vous parfois l’impression que tout est brisé au Canada ? » Pierre Poilievre pose la question – rhétorique – dans une vidéo à l’ambiance lugubre publiée il y a un peu plus d’une semaine sur les réseaux sociaux.

Installé sur une plage à Vancouver, le chef conservateur fournit un diagnostic sur ce qu’il identifie comme l’une des défaillances canadiennes : la crise des opioïdes. Si elle frappe aussi fort, c’est à cause des libéraux à Ottawa et des néo-démocrates à Victoria, dit-il.

L’« expérience ratée » est attribuable à la « politique du gouvernement woke libéral et du NPD » qui consiste à « inonder nos rues de ces poisons que sont les drogues payées par les contribuables », explique le politicien.

Il fait référence aux politiques d’approvisionnement plus sécuritaire en drogues illicites. Et ce laboratoire doit fermer, argue Pierre Poilievre, déplorant l’explosion de 300 % des morts par surdose dans la province depuis l’arrivée au pouvoir de Justin Trudeau.

Cette vidéo de cinq minutes colle avec l’approche de l’ancien gouvernement de Stephen Harper en matière de toxicomanie. Davantage de répression, plus de peines criminelles, plus de contrôles aux frontières, moins de sites d’injection supervisée.

Cette approche a malgré tout été critiquée par des gens censés être dans son camp, dont Benjamin Perrin, ancien proche collaborateur de Stephen Harper qui est désormais professeur de droit à l’Université de Colombie-Britannique.

« Je suis dégoûté, a-t-il affirmé au Globe and Mail. Cette diatribe n’est basée sur aucune preuve de recherche […]. On a juste M. Poilievre qui ressasse des clichés conservateurs […] discrédités depuis longtemps [en plus] d’être inefficaces et mortels. »

L’avis de trois spécialistes en toxicomanie

« N’importe quoi »

Professeur agrégé d’inadaptation psychosociale et de toxicomanie à l’Université de Montréal, Jean-Sébastien Fallu ne sait « pas par où commencer » lorsqu’on lui demande de détricoter la vidéo de Pierre Poilievre, du « n’importe quoi ».

« C’est vrai qu’il n’y a pas de substance sécuritaire. Mais entre un médicament contrôlé, prescrit par un médecin pour remplacer des substances qu’on retrouve sur la rue, il n’y a pas de débat à savoir ce qui est le plus safe », plaide-t-il.

Plaidant que l’approche de la lutte contre la drogue a été mise à l’épreuve et que cela a « créé un monstre », celui qui est en faveur de la légalisation de toutes les drogues accuse le politicien de véhiculer des chiffres trompeurs sur la mortalité.

« Il y a eu la pandémie. Il y avait de l’héroïne, là, il n’y en a pratiquement plus. Il y a plus de gens qui sont dans la misère, dans la rue. Bref, on ne peut pas juste attribuer ça à ce que Justin Trudeau a fait. C’est de l’analyse de bas étage », martèle-t-il.

« Non-sens »

Le professeur de criminologie Eugene Oscapella, expert en statut juridique des drogues, n’a pas non plus été impressionné par le message de Pierre Poilievre : « C’est du non-sens, c’est une vidéo de propagande politique et ses commentaires ne sont pas nouveaux. »

« Des milliers de personnes vont mourir au Canada à cause d’un approvisionnement de drogues empoisonné cette année. Ce qu’il propose ne va rien faire pour réduire le risque de décès », regrette-t-il.

Approvisionnement c. traitement

Là où la Dre Marie-Ève Morin rejoint Pierre Poilievre (sur le plan médical, insiste-t-elle en entrevue), c’est sur l’importance d’offrir un traitement à ceux qui sont aux prises avec une dépendance.

« Pour la dépendance aux opioïdes, on a deux traitements extrêmement efficaces, la méthadone et la buprénorphine », souligne la médecin généraliste qui œuvre en santé mentale et en dépendance à la clinique montréalaise La Licorne.

La deuxième molécule, en particulier, est « exceptionnelle », car ses effets secondaires sont moins pénibles que la première, juge-t-elle. Et puisqu’il y a un traitement, pourquoi aller vers l’approvisionnement plus sécuritaire ?

« Le safer supply, c’est fournir de l’héroïne, du fentanyl ou de la morphine aux gens pour éviter qu’ils tombent sur du mauvais stock dans la rue, dit-elle. Mais depuis quand les opioïdes sont-ils sécuritaires ? »

« Il n’y a pas assez de médecins qui prescrivent la buprénorphine », tranche la Dre Morin. La dépendance aux opioïdes comme celle à d’autres substances, rappelle-t-elle, est une « maladie systémique et multifactorielle » qui touche environ 20 % de la population.

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