Guerre en Ukraine

Quand les drames s’additionnent et les profits se multiplient

Cette chronique ne porte pas sur la décision occidentale d’aider l’Ukraine à se défendre. Elle traite plutôt froidement de la place des groupes militaro-industriels dans ce conflit qui a déjà fait trop de victimes.

Au début de la guerre, on entendait dire que tel pays ou tel autre aidait militairement l’Ukraine sans insister sur les types d’armement fournis. Mais, maintenant que l’armée ukrainienne fait des avancées notables, la discrétion n’est plus de mise. Au contraire, c’est le temps de positionner plus clairement les noms des arsenaux qui font la différence sur le front, car le succès sur le champ de bataille fait la fierté et l’argument de vente de l’armurier.

Ces derniers mois, on ne se gêne plus pour parler ouvertement, surtout dans les médias européens, des missiles antichars Javelin, des drones de reconnaissance Scan Eagle, des véhicules blindés antimines MaxxPro, des missiles air-sol antiradar Harm, des systèmes de missiles sol-air NASAMS, des missiles Himars, les Switchblade ou drones kamikazes, du système de défense antiaérienne Iris-T en provenance de l’Allemagne, des canons Caesar français, etc. La publicité et le capitalisme étant indissociables, le nom de chaque machine de guerre renvoie à un groupe industriel dont les investisseurs se frottent les mains. Ces entreprises américaines s’appellent Lockheed Martin, Northrop, Grumman, Raytheon, General Dynamics, etc.

Les grandes industries de la guerre qui sont américaines, françaises, allemandes, russes, chinoises et même canadiennes voient les profits avant les drames humains. Pour elles, même trempées dans un lac de sang d’innocentes victimes, les liasses d’argent demeurent aussi incolores et inodores que l’eau pure.

Il y a un peu plus de deux semaines, le ministère de la Défense de l’Ukraine a publié un clip que les médias français ont généreusement relayé. Objectif ? Remercier la France et lui réclamer plus d’armes. La vidéo vantait sur fond de Je t’aime, moi non plus, de Jane Birkin et Serge Gainsbourg, le fameux canon Caesar. Une surprenante publicité qui n’a certainement pas échappé au groupe français Nexter, qui fabrique le Caesar. Les guerres sont des lieux de distinction pour les soldats, mais aussi pour les équipements militaires qu’ils utilisent. Ce que je viens de dire sur le canon Caesar peut être appliqué aux drones Bayraktar TB2, fabriqués en Turquie et présents en Ukraine. Depuis leur utilisation en Libye, en Syrie et plus récemment dans la guerre du Haut-Karabakh qui opposait l’Arménie et l’Azerbaïdjan, les Bayraktar ont fait leurs preuves. Leur fabricant, la compagnie Baykar, croulerait même sous les commandes.

Un champ de bataille, c’est aussi un gigantesque pavillon d’exposition militaire qui offre aux fabricants d’arsenaux l’occasion de mesurer, en situation de combat, les performances de leurs dernières trouvailles mortifères. Ils sont là pour mener des expériences, faire de la publicité et ouvrir les carnets de commandes aux belligérants et aux voisins épouvantés qui cherchent à augmenter leurs capacités militaires. Aussi, quand une guerre est déclarée, pendant que les drames humains s’additionnent, les profits des industriels de l’armement se multiplient et leurs investisseurs jubilent.

L’invasion de l’Ukraine par la Russie deviendra une manne pour l’industrie américaine de l’armement. En cause, depuis la fin de la guerre froide, l’Europe a vécu avec la certitude que la mondialisation et l’interdépendance des économies étaient la meilleure façon d’éviter les affrontements. Comme des poussins couvés par la puissante Amérique, les pays de l’OTAN ont diminué la part de leur budget consacré à la défense. Mais maintenant que l’invasion de l’Ukraine par la Russie a réveillé les grandes peurs du temps de la guerre froide, ces nations effarouchées se préparent à mettre généreusement la main à la poche. Des 100 milliards d’euros que l’Allemagne veut dépenser dans les prochaines années pour moderniser son armée, devinez qui aura la part du lion. Les États-Unis, c’est près de 37 % des ventes d’armes mondiales de 2016 à 2020. Maintenant que la Russie, qui occupait la deuxième place avec 20 % du marché, est en grande difficulté, parions que l’Amérique agrandira sa part de tarte dans les prochaines années. Voilà l’autre raison pour laquelle, dans ce drame ukrainien, les groupes militaro-industriels américains sont aussi excités que des hyènes tachetées devant le cadavre d’un éléphant.

Pour vendre toujours plus d’armes, il faut épouvanter, instrumentaliser des menaces, nourrir des tensions et élargir les clivages. Pour toutes ces raisons, les industriels de l’armement ne sont jamais loin des décideurs politiques américains et des grands médias qui influencent l’opinion publique.

La propagande médiatique est même un volet très important de la stratégie d’influence de ce grand lobby. D’ailleurs, depuis le début de cette guerre entre la Russie et l’Ukraine, dans les chaînes de nouvelles comme CNN et Fox News, des généraux retraités de l’armée américaine défilent à longueur de journée. Beaucoup d’entre eux parlent, à tort ou à raison, d’augmenter les livraisons d’armes ou de donner à l’Ukraine tous les arsenaux qu’ils souhaitent.

Chose certaine, l’histoire a montré que cette parole va-t-en-guerre est souvent portée par des gradés qui ne sont jamais loin des intérêts du complexe militaro-industriel américain qui voit dans cette guerre une incommensurable occasion d’affaires. Il encaisse maintenant et engrangera encore plus à la fin du conflit. Pourquoi ? Lorsque la guerre en Ukraine se terminera, l’Amérique aura plus de « méchants » à exhiber pour mieux vendre des armes. Le premier, c’est l’empire du Milieu et ses ambitions sur Taiwan et en mer de Chine. L’Europe mettra la main à la poche pour ne plus craindre le deuxième « méchant » qu’est la Russie de Vladimir Poutine. Le troisième « méchant », c’est l’Iran, dont les ambitions régionales qui embrassent le Yémen depuis des années ont déjà poussé les riches monarchies pétrolières dans les bras des vendeurs d’armes américaines. Je parle des vendeurs d’armes américains, mais des compagnies russes, allemandes, françaises, chinoises, canadiennes, israéliennes et bien d’autres écoulent aussi leurs engins de la mort aux quatre coins du monde.

La morale de ma chronique est la suivante : à ce stade du conflit entre la Russie et l’Ukraine, le seul gagnant qu’on peut déclarer avec certitude, c’est le gigantesque complexe militaro-industriel américain, pour ne pas dire les milliardaires de la mort et de la destruction qui ne sont pas seulement américains.

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