Terrorisme

LA FRANCE EN ÉTAT D’ALERTE

Ni tout à fait la paix ni tout à fait la guerre. Le terrorisme modifie peu à peu le paysage. Les gendarmes mobiles sont postés avec gilet pare-balles et armes automatiques sur tout le littoral. Toutes les manifestations bénéficieront d’un surcroît de moyens en hommes, promet le ministre de l'Intérieur. Mais chaque nouvel attentat, comme celui en Normandie, rappelle que le risque zéro n’existe pas.

Terrorisme

Nice, laboratoire de la nouvelle stratégie de l’État islamique

Si tous les amis de Bouhlel ont joué un rôle actif dans la préparation de l’attentat de Nice, alors cette cellule serait le prototype d’une nouvelle tactique terroriste de l’État islamique. Une tactique qui consiste à créer de petits noyaux, difficilement identifiables, qui agissent avec les moyens du bord sans trop de contacts avec l’ÉI qui, tout en distillant des directives simples, les laisse se débrouiller seuls.

« Nous venons ici nous féliciter et nous réjouir de l’attaque de Nice », annonce d’emblée l’un des deux djihadistes. Une petite foule s’est rassemblée derrière une barrière, dans le square d’une petite ville de Ninive, en Irak. L’homme s’exprime en français devant la caméra, en agitant son poignard. À ses pieds, deux prisonniers menottés en tenue orange – des soldats chiites irakiens – se tiennent agenouillés, tête nue. Après une courte harangue où il s’en prend aux Français qui ne savent que manifester pour « leur ventre et leur travail  », il conclu : « Que périsse le peuple de Charlie ! Que périsse le gouvernement hypocrite de la France ! » 

Le second djihadiste prend alors la parole : « Regarde bien cette scène, François Hollande. Elle va bientôt arriver sur tes propres citoyens dans les rues de Paris, dans les rues de Marseille, dans les rues de Nice. » Puis, ils se penchent sur leurs prisonniers et les égorgent. 

Spectacle de l’horreur ordinaire dans le Shâm, sacrifice humain offert à un répugnant Moloch. Le visage du deuxième djihadiste n’est pas inconnu des spécialistes du terrorisme. Abu Idriss al-Baljiki est l’auteur d’une vidéo diffusée quelques minutes avant l’attentat de Nice. Il s’adressait directement aux sympathisants du mouvement islamiste présents sur le territoire français : « Déchire ton billet pour la Turquie, le firdaws [le paradis] est devant toi. Tu manipules deux ou trois voyous, tu trouves une arme dans n’importe quel quartier. » 

Pour David Thomson, spécialiste de Daech, qui a repéré la vidéo passée quasiment inaperçue, il y a peu de chances qu’il s’agisse d’une coïncidence. Elle est à rapprocher de deux messages retrouvés par les enquêteurs sur le portable de Mohamed Lahouaiej Bouhlel, révélés par Le Monde. Le premier est un message audio du 14 juillet, vers 17 h, adressé par le tueur de la Prom’ à son ami Ramzi A., un Franco-Tunisien de 21 ans né à Nice : « Chokri et ses amis sont prêts pour le mois prochain. Maintenant, ils sont chez Walid. » Et, à 22 h 27, un SMS posté à Ramzi, une demi-heure avant l’attentat : « Je voulais te dire que le pistolet que tu m’as ramené hier, c’était très bien, alors on ramène cinq de chez ton copain. C’est pour Chokri et ses amis. » Ces messages laissent entendre qu’une autre opération était prévue par ce petit groupe, dont cinq des membres ont été aussitôt arrêtés, interrogés et inculpés pour « complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste ». 

L’enquête a pu progresser grâce à l’exploitation des données de ce smartphone, que Lahouaiej Bouhlel, en amateur, n’a pas détruites. Les premières constatations au domicile et les auditions des proches et des voisins dégageaient le profil d’un loup solitaire, alcoolique et prétendument bisexuel, récemment converti aux thèses islamistes, qui aurait plus ou moins travesti une pulsion de massmurder sous les oripeaux de Daech. Dans un premier temps, l’organisation a revendiqué l’attentat par un communiqué succinct de l’agence Amaq, qualifiant son auteur de « soldat de l’État islamique ». Le grade le plus bas – si l’on peut dire – dans la hiérarchie terroriste. La préméditation de l’attentat a pu être établie. Dès le mois d’avril, l’utilisation d’un camion avait déjà été envisagée. En témoigne ce message de Chokri à Lahouaiej… sur Facebook : « Charge le camion, mets dedans 2000 tonnes de fer et nique, coupe-lui les freins mon ami, et moi je regarde. » 

Le lieu et la date de l’attentat avaient été projetés. En témoignent trois séries de photos, toutes prises sur la promenade des Anglais, la première lors du feu d’artifice du 14 juillet 2015, une autre pendant un concert le 17 juillet 2015, la troisième pendant le feu d’artifice du 15 août 2015. Étaient également joints les horaires d’ouverture de la fan-zone de l’Euro, place Masséna. En outre, les enquêteurs ont retrouvé des clichés d’articles de journaux dont l’un intitulé : « Il fonce volontairement sur la terrasse d’un restaurant ». 

Enfin, après avoir loué un camion chez Via, à Saint-Laurent-du-Var, Bouhlel envoie le 5 juillet un SMS de succès à Chokri, Walid et Ramzi. Ce qui amène le second élément acté par les enquêteurs : la complicité active de ces trois hommes. Outre les nombreux messages échangés entre eux, des selfies trouvés dans le précieux portable du tueur témoignent de la présence à ses côtés, dans la cabine du camion, de Walid, les 11 et 13 juillet, et de Chokri le 12 juillet. Ces « reconnaissances » sur la Promenade, une douzaine, ont été enregistrées, sans suites, par l’important système de vidéosurveillance niçois qui a montré, en l’espèce, ses limites. Quant à Ramzi, il a écopé d’une mise en examen pour infractions à la législation sur les armes en relation avec une entreprise terroriste. C’est lui qui a fourni le pistolet 7.65 dont s’est servi Lahouaiej Bouhlel pour tirer sur les policiers avant qu’ils ne l’abattent. Selon le procureur, il a reconnu, pendant sa garde à vue, être en possession d’une kalachnikov, dont il a indiqué la cache. Un couple d’Albanais, Artan (38 ans) et Enkeledgia (42 ans), soupçonné d’avoir vendu le pistolet à Ramzi, a aussi été mis en examen pour ce même motif et écroué. 

Qui sont ces quatre hommes qui forment un petit groupe soudé ? Mohamed Salmene Lahouaiej Bouhlel, tout d’abord. Ce Tunisien de 31 ans est établi à Nice depuis une quinzaine d’années. Sa carte de séjour, accordée pour 10 ans, est du 15 janvier 2009. Marié à une Française d’origine tunisienne employée comme femme de ménage dans un hôtel niçois, il est le père de trois enfants, deux filles de 5 ans et 3 ans et un garçon de 10 mois. Ce dernier a été conçu alors que le couple était en instance de divorce et vivait séparé. Chauffeur-livreur, titulaire d’un permis poids lourd, Bouhlel se trouvait sans emploi. Il est né à Msaken, près de Sousse, dans une famille de six enfants. Le père est un petit commerçant, militant du parti islamo-conservateur Ennahdha. 

Paris Match a pu rencontrer plusieurs membres de la famille Bouhlel. « Mon père est très strict. Nous n’avons pas le droit de sortir ou de nous divertir. Il n’hésite pas à nous taper quand on ne lui obéit pas », raconte S. (17 ans), la plus jeune sœur. L’autre sœur, R., 28 ans, poursuit : « Salmene a toujours été très agressif et solitaire. Plus jeune, mon père avait insisté pour qu’il quitte la maison. Il ne pouvait plus gérer son comportement. Il cassait tout. C’était bien avant que Salmene quitte Msaken pour aller étudier à Monastir, dans une prépa aux écoles d’ingénieur. Il a toujours brillé à l’école. » Selon R., l’éducation de son frère ne pouvait pas coller avec ses ambitions. « Je pense que c’est ce complexe qui a fait de lui un monstre. » 

Jaber, le petit frère, qui pratique aussi la musculation, raconte le parcours de Salmene, bon élève, contraint d’arrêter ses études pour gagner de l’argent et entretenir sa famille : « Il a passé son permis poids lourd et de semi en 2007. Il est revenu la dernière fois pour le mariage de ma sœur, il y a quatre ans. Ici, il a deux ou trois amis, pas beaucoup… Il ne fait pas la prière. Il mange même du porc. C’est pas bien, mais c’est la vérité. Il avait des problèmes avec sa femme. » Jaber se tait et baisse la tête. 

Après son installation à Nice, Lahouaiej Bouhlel ne parvient pas à trouver une situation en rapport avec ses prétentions. Il se tourne vers le body-building – le sport le plus pratiqué à Nice –, fréquente les salles de culturisme, prend des anabolisants et se sculpte un « corps de rêve », qu’il exhibe volontiers sur la plage et sur la Prom’, juché sur son vélo.

Lahouaiej Bouhlel cultive ses tendances narcissiques, comme en témoignent les selfies de différentes parties de lui-même retrouvés dans son téléphone. S’y trouvent aussi de nombreuses photos de ses conquêtes, qu’il drague dans les boîtes à salsa.

Il n’y laisse pas un grand souvenir, comme l’ont confié à nos reporters certaines d’entre elles. « Un dragueur lourd au regard flou et malsain », doublé d’« un mauvais danseur aux gestes brusques ». Bref, un type pas net, le gars à fuir. 

Mais, sous ces apparences banales, l’homme couve une nette propension à la brutalité. Déjà décelée pendant son enfance, elle avait nécessité l’intervention d’un psychiatre de Sousse. Des violences répétées qui avaient conduit sa femme, défendue par Me Jean-Yves Garino, à entamer, fin 2014, une procédure de divorce. Lahouaiej Bouhlel s’était retourné contre sa belle-mère, qui tentait de s’interposer. Il est contraint de quitter le domicile conjugal du quartier Bateco pour s’installer dans un petit logement minable, dans le quartier des Abattoirs. Livré à lui-même, il entame une vie de noceur célibataire ponctuée d’épisodes violents. « Il a été visé par plusieurs procédures », selon le ministre de la Justice, Jean-Jacques Urvoas, « mais n’a cependant été condamné qu’une seule fois », il y a quatre mois, « pour des faits de violence lors d’une altercation à la suite d’un accident de la circulation, commis avec une arme par destination, en l’occurrence une palette ». Laissé en liberté sous contrôle judiciaire, il satisfait à ses obligations « et ne faisait plus l’objet d’aucun suivi de la part de l’autorité judiciaire au moment de l’attentat ». 

En dehors de la bande de ses trois amis, Lahouaiej Bouhlel ne fréquente personne à Nice hormis l’un de ses beaux-frères, dont Paris Match a découvert fortuitement la présence à Nice, le 14 juillet 2016. Son prénom est Abdallah, il est marié avec R., une des sœurs du tueur. Voici ce que celle-ci nous raconte en montrant sa messagerie : vendredi (le 15 juillet), à 1 h 20, elle veut savoir si son frère n’a pas été blessé dans l’attentat. « Coucou, tu vas bien ? » Le message apparaît comme « vu », alors qu’il est déjà mort. À 10 h 01 du matin – au moment de la perquisition de son domicile –, R. lui demande : « As-tu des nouvelles de mon mari ? » Ce dernier est donc bien présent à Nice ce jour-là. Ce qu’elle confirme. À 10 h 44, elle envoie : « Oooo pourquoi tu réponds pas ? » Et n’obtient pas de réponse. Elle précise qu’Abdallah voyage beaucoup « pour ses affaires » et s’est rendu plusieurs fois à Nice au cours des derniers mois. 

Le profil des complices de Bouhlel présente les mêmes caractères de banalité. Walid G. est né aussi à Msaken, en 1976, dans une famille honorablement connue. Ses parents sont des intellectuels francophiles qui tiennent deux petites librairies dans la ville. Walid est marié avec une Finlandaise, catholique pratiquante. Elle porte une croix et va souvent à la messe, raconte à Paris Match l’une de ses sœurs, professeur de français à Msaken. « Walid l’accompagne souvent, même s’il n’entre pas dans l’église, poursuit sa mère. Ils ont deux chihuahuas qu’ils sortent sur la promenade des Anglais. Ils aiment aller au restaurant et au cinéma, et ils mangent bio ! » Le soir du drame, Walid, employé d’un hôtel de Nice, est de service et participe au secours des réfugiés avec les autres membres du personnel. 

Selon sa mère, il n’aurait « appris que plus tard l’identité du tueur ». Un ami l’ayant vu le lendemain de la tuerie raconte que Walid ne cessait d’insulter Bouhlel : « Il le traitait de tous les noms. » Il s’est présenté spontanément à la police, avec sa femme, le 15 juillet. Interrogée sur les photos que Walid a prises sur la Prom’, elle reconnaît « une erreur. Mais Walid prenait des photos tout le temps. Et ce n’était pas interdit ». Selon elle, avoir la même ville d’origine aurait rapproché les deux hommes à Nice, mais elle admet que Chokri C. était pour son fils « une vieille connaissance de Sousse ». 

Chokri est lui aussi employé d’hôtel. Sa personnalité ne diffère pas de celle de deux autres mis en examen. Ce Tunisien de 37 ans était inconnu des services de police. Néanmoins, au cours d’un séjour de deux ans à Bari, en Italie, comme manager d’un hôtel, il aurait soulevé l’intérêt de Renato Nitti, substitut du procureur du service antiterroriste. Bari est en effet un point de passage pour les candidats européens au djihad. Un fort réseau de soutien et de logistique y a été installé dont les ramifications s’étendent jusqu’en Grèce, en Turquie et en Syrie. Une filière utilisée à deux reprises par Salah Abdeslam. Chokri aurait séjourné à Gravina, près de Bari, quelques jours avant l’attentat. 

Ramzi, Franco-Tunisien né à Nice il y a 21 ans, est le « voyou » de la bande. Malgré son jeune âge, « il a déjà été condamné à six reprises, entre avril 2013 et mai 2015, pour vols, vols aggravés, violences et usage de stupéfiants », indique le procureur Molins. Deux cents grammes de cocaïne et 2500 euros en liquide ont été retrouvés à son domicile. De même qu’une kalachnikov et un sac de munitions dans la cave d’un de ses proches. Il est soupçonné d’avoir fourni à Bouhlel le pistolet 7.65 provenant du couple de Franco-Albanais. Sa famille, qui a répondu au Daily Mirror, admet ses actes de petite délinquance. « Mais ce n’est pas un terroriste. Il n’est pas religieux. Il boit, fume, sort avec ses amis dans les cafés et les restaurants. » Son frère Bilel affirme que Ramzi se trouvait sur la Prom’ lorsque a surgi le funeste camion : « Il y avait avec lui mon frère aîné et des amis. Il était à 150 mètres du camion. Il aurait pu y passer. Quand il a vu des gens courir, il a couru lui aussi. Il est rentré ensuite. » 

À la lumière de ces informations rassemblées peu à peu par les enquêteurs, l’attentat de Nice prend une tournure originale. Se dessinent plus nettement les contours d’une cellule dite « dormante », formée d’individus, peu ou pas connus des services de renseignement, dont le comportement n’est pas celui de musulmans radicalisés – voire l’opposé – et, enfin, dont le profil psychologique favorise une fine manipulation. Restent à découvrir le lien avec l’organisation et, mieux encore, l’officier traitant qui les a discrètement et délicatement manipulés. Si tous les amis de Bouhlel ont joué un rôle actif dans la préparation, alors cette cellule qui a exécuté l’attentat de Nice serait le prototype d’une nouvelle tactique terroriste de Daech. Créer de petits noyaux, difficilement identifiables, agissant avec les moyens du bord, n’ayant que des contacts furtifs avec l’EI qui, tout en distillant des directives simples, les laisse se débrouiller seuls. S’ils se font prendre, tant pis, d’autres parviendront à réussir leur coup. Ce fut le cas le soir du 14 juillet 2016. 

Terrorisme

Il s’est dressé contre le monstre

Un miraculé. Franck ne pense qu’à une chose : son fils qui est à quelques centaines de mètres, place Masséna. Il refuse que le tueur arrive jusqu’à lui. Il va profiter d’un ralentissement pour monter sur le marchepied alors que son scooter glisse sous le 19 tonnes. « Je l’ai frappé, frappé, et frappé encore. De toutes mes forces avec ma main gauche, même si je suis droitier. Il ne bronchait pas. » Franck le voit appuyer sur la détente de son pistolet. « Ça ne marchait pas. » Alors il continue à le frapper, il tente même de le sortir par la fenêtre, faute de pouvoir ouvrir la porte. Malgré un coup de crosse, il reprend l’assaut jusqu’aux coups de feu. « J’ai alors décidé de me glisser entre les roues du camion. […] Je me suis mis à plat ventre, la tête sur le côté, ça tirait dans tous les sens. » 

ALEXANDRE, UN AUTRE HÉROS

Alexandre, 31 ans, grutier, s’est retrouvé à hauteur du camion lancé à 90 km/h. « Je vois encore cette dame qui ne l’avait pas entendu, projetée au sol… Il faisait des zigzags… j’ai réalisé que je pouvais le rattraper. » Il jette son vélo, réussit à se hisser jusqu’à la cabine. « Je criais quelque chose, je ne sais plus quoi », tire de toutes ses forces sur la poignée verrouillée. Et croise « les yeux fixes » du tueur. « J’ai vu le trou du calibre pointé sur moi… Et là, j’ai lâché. » Sa consolation, aujourd’hui : cette scène a ralenti le massacre. Il témoigne pour que d’autres un jour sachent qu’on peut toujours agir.

Terrorisme

Le martyr de Saint-Étienne du-Rouvray

86 ans et égorgé au nom d’Allah. C’est le retour du Moyen Âge. Il était 9 h 43, mardi 26 juillet, alors que l’office rassemblait cinq personnes, dont le vieux prêtre. Les preneurs d’otages, vivant tout près, avaient été condamnés après une tentative de passage en Syrie. Un journal, un supermarché, des terrasses, un concert, un feu d’artifice… maintenant une messe. La joie, la foi, l’union des communautés. La paix est leur cible.

C’est une nouvelle escalade du pire, encore une gradation dans l’horreur, la rengaine d’un « ignoble attentat terroriste », selon l’Élysée. Non pas, cette fois, par le nombre des victimes, comme au Bataclan, ou par l’acharnement délibéré, comme à Nice, mais par cet appétit de violence qui invente à chaque fois un nouveau mode opératoire afin de maximiser l’effroi. Dans leur course obscène à la cruauté, les djihadistes se sont cette fois introduits dans une église pendant la messe matinale pour y prendre en otage un vieux prêtre, quelques nonnes et une poignée de fidèles. Aux cris de « Vive Daech » et « Allah Akbar » – « Dieu est grand », quelle ironie… – ils ont égorgé le religieux de 86 ans, ainsi qu’un paroissien avant de sortir de l’église, couteau à la main, pour être abattus par les policiers de la BRI. 

Daech a rapidement revendiqué l’attentat. Décrits comme « barbus », les deux tueurs sont donc les derniers en date des « soldats du Califat » à mettre en œuvre une stratégie délibérée, celle des « mille entailles », théorisée par Abou Mousab Al-Souri, puis par le porte-parole de Daech, Abou Mohammed Al-Adnani. En substance, il s’agit d’attaquer les Français – « infidèles » – par tous les moyens : un attentat bien préparé si l’on peut, mais aussi, à défaut, avec un couteau, avec sa voiture, ou même simplement avec une pierre. L’objectif est d’abord d’épuiser les forces de police qui perdraient de vue la préparation d’une attaque de grande envergure.

L’ambition ultime est de créer, dans un pays socialement fragilisé comme la France, les conditions d’une fureur grandissante, afin que la population se retourne contre sa minorité musulmane et s’enfonce dans la guerre civile.

Ainsi, chaque nouvel attentat doit augmenter d’un cran l’exaspération et la colère d’un peuple déjà sur les nerfs, ulcéré tant par la fréquence des attaques que par la multiplicité des cibles. Chaque semaine ou presque : les jeunes, les vieux, les policiers, les touristes, les enfants… et les catholiques. Déjà, en 2015, le terroriste Sid Ahmed Glam avait voulu cibler une église à Villejuif, au sud de Paris, avant de tuer une professeure de sport garée non loin. Puis, au début de l’année 2016, plusieurs incendies et dégradations d’églises avaient inquiété la police dans la région de Fontainebleau. À présent, c’est un prêtre qui est égorgé, soulignant que le désir suprême des djihadistes demeure une grande guerre des religions… 

Quelle mauvaise cible que Jacques Hamel pour accomplir ce fantasme de violence ! Le prêtre de 86 ans, tout chétif, est en pleine prière lorsque les tueurs s’introduisent dans l’église de la Houssière à 9 h 43 mardi matin. L’homme qu’ils égorgent devant le crucifix se consacre à la foi depuis plus de cinq décennies. Né en 1930 à Darnétal, dans le département, ordonné prêtre en 1958, il était à la retraite depuis une dizaine d’années et avait décidé de revenir vivre à Saint-Étienne-du-Rouvray, tout près de l’église où il continuait de célébrer la messe, en remplacement du curé. Surtout, il s’était investi depuis des années dans le dialogue interculturel avec les musulmans, qu’il fréquentait assidûment.

« C’était un monsieur profondément à l’écoute, ouvert, on était très proches… Je n’arrive pas à croire que ça puisse tomber sur lui », raconte Mohammed Karabila, président de la mosquée de Saint-Étienne-du-Rouvray. Il fréquentait le père Hamel depuis des années.

Lorsque les musulmans de cette banlieue de Rouen n’avaient pas encore de lieu de culte, c’est son église qui les hébergeait pour leurs prières collectives. La mosquée, construite en 1989, jouxte l’église principale de la commune. À présent le plus important centre de Haute-Normandie, accueillant quelque 1500 musulmans pour la grande prière du vendredi. « Entre notre bâtiment et l’église, il y a juste un petit grillage avec une porte, les prêtres ont la clef pour entrer chez nous, et nous chez eux », explique encore Karabila, président régional du Conseil français du culte musulman. Il assure que la trentaine de mosquées de la région sont « bien tenues » et que les musulmans sont de plus en plus attentifs à repérer et à expulser de leurs rangs les « brebis galeuses ». Ainsi, l’année dernière, un imam de Saint-Étienne-du-Rouvray a-t-il été « dégagé à cause de prêches un peu suspects », affirme Mohammed Karabila, expliquant que néanmoins le salafisme progresse dans sa commune depuis cinq ans. « On le voit chez les jeunes, ils s’habillent différemment, ils n’écoutent plus l’imam. Et, depuis que Daech est cité aux nouvelles, tous les jours, c’est pire. » C’est justement dans le quartier de La Houssière, où se situe l’église du père Hamel, que se concentrent beaucoup d’islamistes radicaux. 

Quoique très minoritaire, la dérive salafiste des banlieues délabrées du sud de Rouen – Elbeuf, Oissel et Saint-Étienne-du-Rouvray, principalement – inquiète depuis plusieurs années. En mars 2014, un important réseau de trafic de drogue avait été démantelé dans la cité Hartmann-La Houssière, à proximité. Parmi les 11 inculpés, la police avait déjà noté la présence de jeunes convertis fortement radicalisés. Le problème a finalement éclaté au grand jour à l’automne 2014 lorsqu’un autre converti, Maxime Hauchard, est apparu, barbe hirsute, sur une vidéo de propagande de Daech, pour participer à une exécution collective de prisonniers. Depuis, au moins quatre jeunes du secteur ont rejoint la Syrie. Selon la police, les deux assassins de l’église de Saint-Étienne ont également tenté de rallier le califat autoproclamé. Refoulé à la frontière turque en mai 2015, l’un des deux assassins avait purgé un an de prison en France avant de retourner vivre chez ses parents, à Saint-Étienne-du-Rouvray. Le parquet avait fait appel sans succès de sa libération conditionnelle avec bracelet électronique et permission de sortie de 8 h 30 à 12 h 30. L’heure qu’il a choisie pour tuer. 

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.