Stromae, catalyseur de l’indicible

La performance de Stromae au bulletin de TF1 en France, le 9 janvier dernier*, aura soufflé un inhabituel parfum d’existence sur nos âmes pâlottes, anosmiques de la COVID-19. Une musique sur fond de silence.

Comment L’enfer, cette chanson pourtant si tranquille, nous bouscule-t-elle tant dans nos repères ? Une œuvre musicale aussi dissonante des tubes Disco Inferno qui font danser, nous renverse par terre. Un étrange refrain, doit-on le rappeler, dont les paroles sont composées, sans rire, de l’expression maudite par excellence : « du coup ». Comment une chanson-réponse et un plan-séquence peuvent-ils avoir un impact si grand dans le cœur de… beaucoup ?

C’est pourtant la plus belle chose de 2022 jusqu’à présent.

C’était de l’ordre du choc télévisuel, le désordre de nos habitudes. Ce drôle de moment, transperçant l’image, est devenu le vidéoclip de morceaux de la vie de certains d’entre nous. Beaucoup.

C’est un peu ainsi que j’aime imaginer ce qu’ont ressenti ceux qui ont regardé l’homme marcher sur la Lune la première fois, en direct à la télévision. Mais cette fois-ci, c’est une version surprise, un astronaute qui arrive sans s’annoncer.

Pendant un instant, en le voyant nous regarder avec ses yeux perçants, malgré notre invisibilité, dans notre linge mou, vêtus de nos habits du dimanche-confinement, il y a un vertige. Nous habitions brièvement un univers parallèle, où les codes des antennes se brouillent entre l’instinct et l’intention, entre l’objectivité et la subjectivité, entre l’info et l’art, entre nous tous et nous-mêmes. Nos repères blasés ne savaient plus où donner de la tête dans ce cadre éclaté. Était-ce vraiment en train de se passer sur nos écrans-bulles ? Qui, étrangement, nous reliaient, un peu… beaucoup ?

Un tabou

Un tabou. Encore de nos jours, de nommer publiquement un mal de vivre sans craindre de devenir lourd ou ostracisé est de l’ordre de l’acrobatie. Puis, comme le fait remarquer Sophie Fontanel dans L’Obs, ce sont des pensées « sioucidaires » plutôt que suicidaires qui résonnent dans notre oreille à ce moment. Je me suis demandée, sur le coup, si c’était son accent belge. Je crois plutôt que c’est l’indicible, qu’il combat.

C’est géant. Il faut un haricot magique pour y grimper. Ou un manbun, je ne sais plus.

Ce moment historique assumé, qui marche sur un fil de fer sensible, nous fait nous demander, depuis le fin fond de janvier, si une révolution non identifiée n’est pas en train de se produire dans les rues de notre époque. Stromae en est peut-être à la fois le symptôme et la cure. Une sensibilité visionnaire.

On fige, devant telle candeur. Ça frôle la ringardise, mais c’est du génie. Un poème spoken word, un geste d’art-thérapie.

Avons-nous ressenti la même chose, une multitude de choses ? Un léger inconfort stupéfait, un frisson silencieux qui descend le long de la colonne. Une métamorphose ovni, un lumineux moment d’humanité, un chapitre d’histoire, le passage d’un tableau inusité de la parade de la vie.

S’il s’agit bien d’un stunt publicitaire, je n’ai pas l’impression que c’en était un pour vendre uniquement des écoutes en ligne et des vinyles, ce qui le rend très réussi. Pas « juste » un calcul, non, il semblait y avoir une présence, un mouvement, qui nous touchait de manière extraordinaire, de près ou de loin, droit au cœur, dans la tête, bien au-delà de la transaction des relations publiques. Il y avait quelque chose comme une raison de vivre ensemble, à qui portait attention.

C’est un peu contrariant, autant d’indicible à une heure de grande écoute. On est déjà dans le monde d’après. Bienvenue à tous.

Je ne pense pas qu’on puisse mesurer l’impact de ce tour de magie artistique, durant un autre de nos Hivers de force.

Nous sommes une forêt de cactus assoiffés de poésie. Cette goutte de l’océan Stromae, qui traverse le désert de la tempête de nos verres d’eau, a fait déborder nos cœurs. Dignité vulnérable. C’est grand, même au petit écran et aux très petits écrans.

Voilà donc une machination promotionnelle, qui a fait une différence positive en osant frôler l’inconfort. Peut-être est-ce le début d’une petite révolution intérieure, une reconnaissance. Connectés à quelque chose, ensemble, tout seul, entre deux amnésies. Un frisson, une nuit. Un silence chanté.

C’est quelque chose comme petit progrès collectif. Un accident heureux. Une anomalie, un défaut de transparence des ombres cachées en nous qui nous éclaire. Presque un miracle.

Je m’emporte.

Souvenons-nous qu’il y a beaucoup d’oubliés. Ceux qui ont souffert durant ce pénible couvre-feu 2,0. Des travailleurs essentiels à bout de souffle. Des malades qui prennent leur mal en patience. Des isolés. Un nuage de smog qui bloque parfois la vue à l’horizon des arts de la scène.

Les solitudes auront gagné une chanson de plus, à fredonner pour qu’on les entende un peu, au loin.

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