Aptonymes

Votre nom vous va si bien

Que Jérémie Voix soit expert en acoustique, que le DAlain Vadeboncœur ait été chef des urgences de l’Institut de cardiologie de Montréal et que Josée Lavigueur soit une figure emblématique de l’activité physique, vraiment, cela ne s’invente pas. Fruit du hasard ou clin d’œil du destin ? Les aptonymes font sourire, même ceux qui les portent.

Dans un article paru le 23 octobre dernier dans La Presse, Alain Laflamme, chef de section au Service de sécurité incendie de Montréal, parle d’un incendie difficile à maîtriser. Le 22 novembre, Jean-François Lapolice, inspecteur à la division des crimes majeurs du Service de police de l’agglomération de Longueuil, est en entrevue à TVA Nouvelles. Une semaine plus tard, Gabriel Sauvé-Lesiège, porte-parole d’Élections Québec, explique aux médias qu’il n’y aura pas d’enquête sur les résultats des dernières élections québécoises dans la circonscription de Saint-Laurent.

Et que dire de Caroline Aigle, première femme pilote de chasse de l’armée de l’air française, de Mickaël Gelabale, joueur de basketball, de Julien Poisson, directeur de programmes à Conservation de la nature Canada, et de la Dre Lindsay Sleeper, anesthésiste américaine ? Ils portent tous des aptonymes, un néologisme qui désigne un nom de famille d’une personne qui est étroitement lié à son métier ou à ses occupations. Certains aussi sont circonstanciels, comme lorsque Simone Loterie gagne le gros lot. Et l’inverse existe aussi. C’est ce qu’on appelle les contre-aptonymes, comme lorsque Michel Carrier devient doyen par intérim de la faculté de médecine dentaire de l’Université de Montréal ou que Viviane Tranquille se met au taekwondo.

« Avant mon emploi chez Élections Québec, j’ai travaillé comme opérateur de manèges dans un parc d’attractions et pour les communications d’un festival international de théâtre. Ce n’est donc pas la première fois que mon nom de famille composé fait sourire en lien avec mes fonctions. »

— Gabriel Sauvé-Lesiège, porte-parole d’Élections Québec

Gabriel Sauvé-Lesiège tient tout de même à rappeler qu’Élections Québec est une institution neutre et indépendante. « On laisse aux candidats et aux partis le soin de lutter pour occuper ou conserver leurs sièges », précise-t-il en souriant.

« C’est intrigant »

Même si le mot « aptonyme » ne figure dans le Larousse que depuis 2018, ce n’est pas d’hier que ces coïncidences, qui semblent trop improbables pour être vraies, nous amusent. « C’est intrigant, parce qu’on se dit que c’est quand même pas possible quand on voit la quantité de noms qui correspondent à des situations, à des métiers ou à des actions. Il y a quelque chose qui fonctionne là-dedans », remarque André Bougaïeff, professeur de linguistique à l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR), aujourd’hui retraité. M. Bougaïeff a créé en 1995 le Centre canadien des aptonymes, accompagné d’une page web qui a beaucoup aidé à faire connaître ce terme qu’il est allé chercher du côté américain (« aptonym » ou « aptronym ») et qu’il a grandement contribué à populariser au point où les médias européens parlent aujourd’hui de « néologisme québécois ». Une affirmation qui fait bien rire celui qui est d’origine… française !

Jusqu’à sa retraite en 2020, il a alimenté sa page web, bâtissant, avec les suggestions que lui envoyait le public, une grande base de données comprenant plus de 425 noms. « Ce sont des rencontres incidentes [avec Mme Change et M. Brûlé, notamment] qui m’ont amené à m’intéresser à ce sujet, se souvient M. Bougaïeff. Je le faisais de façon pas sérieuse, mais finalement, c’est la chose que j’ai faite dans ma carrière qui a intéressé le plus de monde ! »

Beaucoup de monde, dont le journaliste Antoine Robitaille, qui nourrit lui aussi une « passion ancienne » pour les aptonymes. « Cela vient d’une discussion avec un collègue au bureau dans les années 1990, se souvient-il. Je travaillais au ministère de la Culture à l’époque, mais je collaborais aussi au Devoir où j’avais une chronique littéraire hebdomadaire. » En 2000, il a signé deux articles sur le sujet dans Le Devoir et depuis, ils sont nombreux, sur Twitter, à lui signaler toutes sortes d’aptonymes qu’il se fait un plaisir de partager dans des gazouillis et de consigner dans son journal personnel.

« Marc Dufumier est pour moi le meilleur aptonyme de l’histoire », affirme celui qui est aujourd’hui chroniqueur politique au Journal de Montréal et au Journal de Québec. « Il est spécialiste de politiques agricoles en Europe. C’est incroyable ! »

Lacourse, Bird et cie

Jessy Lacourse est un autre aptonyme qui figure dans son répertoire. Parce que Jessy court, bien sûr, et pas que pour le plaisir. Membre de l’équipe du Rouge et Or de l’Université Laval, elle a été sacrée championne canadienne universitaire de cross-country en 2021. Elle a de fortes chances de participer aux Championnats du monde de cross-country qui se tiendront en Australie en février prochain et vise une participation aux Jeux olympiques de Paris en 2024, dans sa discipline de prédilection : le 3000 m steeple.

« Au Québec, ça fait beaucoup réagir les gens, surtout sur les podiums, quand ils nomment mon nom », dit-elle. Certains même ne le croient pas. « Ça m’est déjà arrivé de montrer mes cartes, notamment à mon chum actuel quand je l’ai connu, il ne me croyait pas ! »

Lorsqu’il donne des conférences, David Bird, alias Professor Bird, sait qu’une partie de l’assistance se demande si ce spécialiste des oiseaux a changé son nom pour le spectacle. « Je commence par dire que c’est juste un coup de chance », raconte le professeur émérite de biologie de l’Université McGill, qui a signé plusieurs articles de recherche et une dizaine de livres sur les oiseaux. « Ça m’a été très utile parce que personne ne l’oublie jamais et c’est un peu sexy d’avoir un nom de famille qui convient à votre profession. »

Jérémie Voix, chercheur en acoustique et professeur à l’École de technologie supérieure, s’estime lui aussi chanceux d’être si bien n0mmé.

« Quand je dis : “Je m’appelle Voix”, les gens s’en souviennent. »

— Jérémie Voix, chercheur en acoustique et professeur à l’École de technologie supérieure

C’est probablement le cas aussi pour ses collègues Odile Clavier, Nicolas Trompette et Stéphanie Viollon, établis en France. Amusés par la coïncidence, Jérémie Voix et ce trio instrumental ont lancé, en marge de leurs activités de recherche habituelles, une étude sur la fréquence d’apparition d’aptonymes acoustiques et musicaux en France métropolitaine. En croisant les termes propres au domaine de la musique et de l’acoustique aux patronymes recensés en France et après quelques calculs statistiques, ils sont arrivés à la conclusion que la probabilité qu’un article cosigné par quatre auteurs aptonymes dans ce domaine s’élève à moins de 3 pour 100 000 000, ce qui rend « d’autant plus méritante [leur] publication », relèvent-ils dans leur ébauche d’article.

Jérémie Voix, qui est aussi président de l’Association canadienne d’acoustique, aimerait bien présenter les résultats de cette étude inusitée lors d’un congrès qui se tiendra à Montréal l’an prochain. De vive voix, évidemment !

Coup de dés ou destinée ?

Ces Voix, Bird, Lacourse obéissent-ils ainsi à la force mystérieuse de leur destinée ? Devant des noms qui ne s’inventent pas, difficile de croire aux coups de dés. Eux pourtant n’en démordent pas : c’est le hasard qui les a menés là.

« Dans ma famille du côté Lacourse, j’en connais pas beaucoup qui font beaucoup de sport, encore moins de la course à pied », constate Jessy Lacourse, étudiante à la maîtrise en orthopédagogie à l’Université Laval et coureuse étoile du Rouge et Or.

« Je me dis que c’est peut-être un heureux hasard, mais prédestiné ? Il aurait peut-être fallu qu’il y en ait une couple dans ma famille qui soient de bons coureurs ! »

— Jessy Lacourse, championne canadienne universitaire de cross-country en 2021

L’athlète de 25 ans a commencé à courir vers l’âge de 7 ans alors que sa mère l’inscrivait à des courses de cross-country. En cinquième année du primaire, elle a remporté une course organisée dans la région de Victoriaville où elle a grandi. L’année suivante, elle a terminé en deuxième position. « Arrivée au secondaire, ce professeur d’éducation physique qui organisait la course m’a demandé si j’avais envie de faire partie de l’équipe de cross-country. C’est comme ça que ça a commencé. Avec Jacques Hince, qui est maintenant très proche de moi. Il m’a coachée pendant plusieurs années. Il m’a donné la piqûre de la course à pied. »

Même s’il a trouvé sa vocation jeune, alors qu’à l’adolescence, il s’intéressait beaucoup aux chaînes audio et aux amplificateurs, Jérémie Voix ne croit pas non plus à une destinée liée à son patronyme. Lui aussi est le seul de sa famille à exercer un métier lié davantage à l’oreille, certes, mais aussi à la voix. « Prédestiné, c’est intéressant. C’est sûr que ça m’a un petit peu conforté. Peut-être que, par moments, ça m’a un peu aidé ou rassuré et puis légitimé presque, je dirais. »

« Je peux vous garantir que mon nom n’a rien à voir avec le fait que je sois devenu ornithologue », déclare pour sa part David Bird, sur un ton catégorique. Bien que, comme de nombreux enfants, il se soit intéressé aux animaux sauvages, plus par esprit de chasseur que de chercheur, c’est à l’université qu’il a découvert les oiseaux (après un détour en génie automobile). « J’ai découvert que les oiseaux de proie, que j’ai étudiés toute ma vie, étaient en difficulté à cause du DDT [un pesticide aujourd’hui interdit au Canada] et de nombreux autres facteurs. Je me suis donc juré d’utiliser mon diplôme pour aider ces oiseaux. »

A priori, les autres oiseaux ne l’intéressaient pas. Ce n’est qu’après avoir observé un colibri d’Anna lors d’une conférence en Arizona qu’il s’est ouvert aux autres espèces. Pendant de nombreuses années, il a signé une chronique ornithologique dans la Montreal Gazette. Aujourd’hui retraité de McGill, il habite en Colombie-Britannique et milite pour faire reconnaître le mésangeai du Canada comme l’un des emblèmes nationaux du pays.

Au-delà de la coïncidence

Anecdotiques, donc, les aptonymes ? Pas pour André Bougaïeff. « À force de travailler sur ce sujet, je me suis aperçu que c’était beaucoup plus profond que je le croyais. » D’abord, il y a l’origine de ces patronymes qui n’ont pas été donnés à leur premier détenteur par hasard. Ainsi, tous les Boulanger descendent probablement d’un Boulanger qui était… boulanger. Ensuite, il y a les écrits du psychanalyste Carl Jung qui, dans son explication de sa théorie de la synchronicité, relève le lien entre patronyme et fonction, notant par exemple que Sigmund Freud (« joie » en allemand) s’était beaucoup intéressé au principe du plaisir.

Si quelques études empiriques récentes ont montré que certaines professions sont représentées de manière disproportionnée par des personnes portant des noms de famille (et parfois des prénoms) appropriés, leur méthodologie a été contestée.

Enfin, il y a l’hypothèse du déterminisme nominatif, un terme popularisé par le magazine New Scientist, selon laquelle les gens ont tendance à aller vers des métiers liés au nom qu’ils portent.

En ce sens, une étude publiée en 2002 dans le Journal of Personality and Social Psychology avance que, comme la plupart des gens ont une image positive d’eux-mêmes, ils préfèrent les choses qui sont liées à eux. Ces chercheurs en psychologie ont appelé ce pouvoir inconscient l’égoïsme implicite. Mais en 2011, un spécialiste en comportement, Uri Simonsohn, a suggéré que ce principe ne s’applique qu’aux cas où les gens sont presque indifférents entre les options, ce qui n’est certainement pas le cas des choix de carrière. Enfin, pour un autre psychologue, Raymond Smeets, si l’égoïsme implicite découle d’une évaluation positive du soi, alors les personnes ayant une faible estime d’elles-mêmes n’iraient pas vers des choix associés au soi, mais s’en éloigneraient.

« Peut-être que des fois, ça fait que de manière imperceptible, on est plus attentif à certains phénomènes que notre patronyme reflète », réfléchit le journaliste Antoine Robitaille.

Quand Alexandre Sabatou est élu face à Valérie Labatut au premier tour des législatives françaises, on ne peut que dire : ça ne s’invente pas.

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