La Presse en république démocratique du congo

Murhabazi Namegabe a consacré sa vie à libérer des enfants soldats des griffes de groupes armés. Même s’il reçoit des menaces de mort, il persiste et signe. Les enfants soldats vivent un véritable calvaire. Témoignages.

Le chirurgien de l'âme

Même s’il reçoit des menaces de mort, Murhabazi Namegabe continue de s’occuper des enfants soldats. Avec son équipe, il négocie avec des groupes armés pour obtenir leur libération, un travail dangereux.

Le plus difficile, ce n’est pas la peur ou les négociations à haut risque, mais la réinsertion des enfants soldats. Comment sortir de leur tête les images d’horreur et de guerre ? Comment transformer ces petits soldats violents et traumatisés en citoyens capables de réintégrer la société ?

Murhabazi affirme qu’il est un chirurgien de l’âme. On l’appelle l’homme qui libère les enfants soldats. « Mon travail est le plus compliqué du monde. »

Je suis arrivée à son bureau à 9 h, dans une simple bâtisse qui donne sur la rue principale de Bukavu, la capitale de la province du Sud-Kivu dans le nord-est de la République démocratique du Congo (RDC). De l’autre côté de la rue, le centre qui accueille les enfants soldats.

Murhabazi est un homme très occupé. Quand je suis arrivée, il était enfermé dans son bureau avec une représentante de la Croix-Rouge internationale. Il avait d’autres chats à fouetter que de répondre aux questions d’une journaliste.

L’entrevue a commencé avec deux heures de retard. J’ai eu le temps d’examiner la grande pièce poussiéreuse où je l’attendais. Au mur, une affiche de Rebelle du cinéaste québécois Kim Nguyen. Le film, tourné en RDC, raconte l’histoire d’une enfant soldat. À côté, une citation : « Seuls les gens qui agissent existent. »

À 11 h, Murhabazi apparaît dans le cadre de la porte. « Allons-y », dit-il. On s’enferme dans une pièce. L’entrevue peut enfin commencer.

« La plupart des enfants soldats sont recrutés de force, explique-t-il. Les plus jeunes ont 8 ans. Certains sont volontaires. Ils se laissent séduire par les promesses des adultes qui leur disent : “Vous allez bien manger”, “Vous serez payés 500 $ par mois”, “On vous respectera avec vos uniformes”. »

Sauf que la réalité est tout autre.

« Ils ne vivent que le calvaire », dit Murhabazi.

Ils subissent un premier traumatisme lorsque les soldats les arrachent à leur famille et les emmènent dans la forêt.

« Ils leur disent : “Si tu fuis, on te tue.” Ils en abattent quelques-uns pour leur faire peur. Pour survivre, ils doivent devenir des tueurs. »

Ils ont faim et froid, ils sont souvent malades, ils se font mordre par des serpents.

« Ils sont initiés à une extrême sauvagerie. On leur montre à tuer, à violer, à se droguer et à voler. Ils participent aux actes barbares des adultes. Ils perdent toute humanité, ils deviennent semblables à des animaux sauvages. C’est très difficile de les récupérer. »

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Murhabazi a toujours défendu les enfants abandonnés, mal nourris, qui souffrent ou vivent dans la rue. En 1992, il a créé le BVES (Bureau pour le volontariat au service de l’enfance et de la santé). Il travaille étroitement avec la MONUSCO (Mission de l’ONU en RDC).

Murhabazi et son équipe négocient avec les groupes armés pour récupérer les enfants soldats et les amener à Bukavu. Il ne s’enfonce pas dans la forêt sans être bien préparé. Il sensibilise d’abord les responsables communautaires des villages.

« On crée des ponts. C’est à partir de ces ponts que nous rencontrons les chefs rebelles pour leur demander de libérer les enfants. »

« Parfois, les rebelles nous menacent. Ils nous accusent d’être des espions envoyés par les Blancs [la communauté internationale]. On les rencontre dans la forêt, sur leur territoire. C’est dangereux. »

— Murhabazi Namegabe

Les enfants libérés passent six mois dans le centre du BVES. Le mélange est explosif. Ces anciens soldats, ennemis la veille, se retrouvent sous le même toit. Tutsis et Hutus, ennemis jurés, cohabitent.

« Quand ils arrivent, ils sont violents. On fait un accompagnement psychologique. »

Certains retournent dans leur famille, d’autres apprennent un métier ou partent vivre dans un foyer de jeunes autonomes à Bukavu.

Murhabazi affirme qu’il en sauve 85 %.

Et les filles ? Elles ont leur propre centre. Celui des garçons est grand, situé au cœur de Bukavu. Celui des filles est perché à flanc de montagne, aux limites de la ville. Un centre petit et triste. Murhabazi n’a pas voulu que je le visite ni que je rencontre des filles.

Si les garçons soldats vivent un calvaire, les filles s’enfoncent dans un enfer sinistre et violent. Quand les groupes armés attaquent un village, ils enlèvent les filles. C’est leur butin de guerre. Elles deviennent des esclaves sexuelles.

Les chefs les violent. Ils croient qu’en couchant avec une vierge, ils seront invulnérables. Beaucoup de filles tombent enceintes. Elles gardent leur bébé ou subissent un avortement sauvage dans la forêt. Utilisées comme servantes, elles accomplissent les tâches les plus ingrates.

« Elles sont aussi des combattantes, ajoute Murhabazi. Dans la forêt, tout le monde doit combattre. »

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Le 17 juillet 2016, à 14 h, trois hommes armés jusqu’aux dents ont fait irruption dans les locaux du BVES. Ils ont détruit les ordinateurs. Ils voulaient effacer les banques de données.

Murhabazi était là. « J’ai été sauvé parce que Dieu m’a donné la parole. J’ai dit à ces hommes que j’étais un paysan. Ils ne m’ont pas reconnu. »

Sept mois plus tard, le 16 février, une trentaine d’hommes armés ont débarqué au BVES. « Ils me cherchaient, mais je n’étais pas là. J’ai sauvé ma peau. »

Murhabazi reçoit souvent des menaces de mort. Sept de ses collaborateurs ont été tués. La sécurité autour de lui a été renforcée. La nuit, la MONUSCO et la police patrouillent. Il a tout de même peur pour sa vie. Il vit dans la clandestinité.

« À tout moment, je peux mourir, mais je n’abdique pas. »

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C’est le génocide du Rwanda en 1994 qui a créé le phénomène des enfants soldats. Le Kivu, collé sur le Rwanda, a été particulièrement touché par les vagues de réfugiés qui ont fui et qui se sont installés dans les provinces du Sud et du Nord-Kivu. Les groupes armés se sont multipliés (voir autre texte). Aujourd’hui, même si la situation est moins explosive, Murhabazi est pessimiste.

Au milieu des années 2000, la RDC comptait officiellement 33 000 enfants soldats. Murhabazi croit qu’il y en avait plutôt 100 000. Aujourd’hui, il n’y en aurait plus que 15 000. Mais la RDC vit une crise politique. Le président Joseph Kabila s’accroche au pouvoir même s’il n’a plus aucune légitimité.

« On a l’impression de ne pas être gouvernés », dit Murhabazi. Le Burundi voisin est en proie à des violences. Les troubles, encore une fois, débordent en RDC. Sans oublier la crise économique qui exacerbe l’instabilité.

« Tout le monde veut sa milice. Même Bukavu n’est plus sécuritaire. Ça se détériore rapidement. À moins d’un miracle, la RDC va s’enfoncer dans une nouvelle crise. »

— Murhabazi Namegabe

Les enfants seront les premières victimes. Les innombrables groupes armés qui prolifèrent dans le Sud-Kivu vont les recruter.

« Le nombre d’enfants soldats risque de grimper en flèche », croit Murhabazi.

Le chirurgien n’a pas fini d’opérer l’âme broyée de ces enfants.

La descente aux enfers du Kivu

Tout a commencé avec le génocide au Rwanda, en avril 1994. Pendant trois mois, plus de 800 000 Tutsis (et Hutus modérés) ont été massacrés par les Hutus. En juillet 1994, les Tutsis ont pris le pouvoir. Craignant d’être massacrés à leur tour, les Hutus ont fui. De 1994 à 1996, 1,5 million de Hutus ont traversé la frontière pour se réfugier dans les provinces du Nord et du Sud-Kivu en République démocratique du Congo (RDC).

Les Hutus génocidaires ont gardé leur structure militaire dans les camps de réfugiés installés dans le Kivu. Personne ne contrôlait ces bombes à retardement. Les Tutsis, au pouvoir au Rwanda, traversaient la frontière et massacraient à leur tour. Les Hutus formaient des milices et se défendaient. Le Kivu était complètement déstabilisé.

« Si la guerre couvait depuis longtemps, c’est le génocide au Rwanda en 1994 qui va précipiter cette région [le Kivu] dans la tourmente », écrit la journaliste Colette Braeckman dans son livre L’homme qui répare les femmes*.

L’onde de choc du génocide fait boule de neige. Tout le monde se bat sur le sol congolais : les pays voisins – Ouganda, Rwanda, Burundi –, les Hutus, les nationalistes congolais qui veulent chasser les Tutsis du Kivu, car ils les considèrent comme des envahisseurs, sans oublier l’armée congolaise qui ne se gêne pas pour commettre des atrocités. Les alliances se font et se défont.

La RDC s’enfonce dans la violence. Vingt ans plus tard, le génocide rwandais fait toujours des vagues.

« L’ombre de cette tragédie sans précédent y plane toujours, poursuit Colette Braeckman, mais les causes des confits d’aujourd’hui sont nombreuses : multiplication des groupes armés, pillage des ressources minières, faiblesse de l’état, impunité, précarité […]. L’accès aux ressources et en particulier aux gisements de minerais (or, cuivre, diamants, coltan…) est l’un des ressorts de la guerre et de la violence. »

Colette Braeckman a écrit son livre en 2012. Depuis, le climat s’est dégradé.

***

Fernando Nkana, directeur d’un organisme de défense des femmes et des enfants défavorisés à Bukavu, suit les choses de près.

« À quel point la situation s’est-elle détériorée ? lui ai-je demandé dans son bureau microscopique installé au centre-ville de Bukavu.

— Les groupes armés se multiplient. Chaque localité en a un. Ça devient un business. La plupart des sites miniers sont occupés par des groupes armés.

— Combien y a-t-il de groupes armés ? Des centaines ?

— Plus que des centaines. Tout est dangereux dans le Sud-Kivu. Seulement 15 % de la province est sécurisée. Quand vous vous aventurez à plus de 50 kilomètres de Bukavu, vous priez Dieu, sinon tout le mal peut vous arriver. Des coupeurs de route vous vandalisent ou vous tuent. Ils peuvent vous kidnapper et exiger une rançon.

— La ville de Bukavu est-elle sécuritaire ?

— Elle ne l’est plus. Les armes circulent en désordre. L’insécurité politique alimente la violence. On ignore ce que Kabila va faire. »

En décembre 2016, le président Kabila a terminé son second mandat. La Constitution lui interdit d’en solliciter un troisième. Il n’a pas déclenché d’élection. Le pays est en suspens, Kabila s’accroche au pouvoir, créant un vide politique malsain. Un vide qui alimente la violence.

« Kabila va-t-il partir ?

— S’il part tôt, ce sera en 2035. »

* Colette Braeckman, L’homme qui répare les femmes, André Versaille éditeur, 2012.

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