Le business du volontourisme

La fabrique à orphelins

SIEM REAP, Cambodge — Chin Sokha se fraie un chemin à travers la foule venue admirer les temples d’Angkor. Guide touristique, le petit homme à la silhouette frêle connaît tous les coins permettant de photographier les célèbres bouddhas au sourire figé dans la pierre depuis près d’un millénaire.

Les touristes qui affluent pour admirer les ruines de l’ancienne capitale de l’empire khmer ne peuvent que s’émouvoir de la pauvreté des enfants qui se bousculent aux portes des temples pour leur vendre avec insistance bracelets et autres babioles bon marché.

Mais ceux qui s’offrent les services de Chin Sokha peuvent contribuer à tirer des enfants de la misère. Du moins le croient-ils.

En réalité, ces touristes, bien qu’animés des meilleures intentions du monde, risquent fort d’alimenter une industrie aux conséquences désastreuses… pour les enfants eux-mêmes.

Une industrie en plein essor dans certains coins de l’Afrique et de l’Asie, et carrément hors de contrôle au Cambodge : le tourisme d’orphelinats.

UNE MACHINE DÉRÉGLÉE

Chin Sokha, que tous appellent Sok, est un infime rouage de cette machine emballée. Son gagne-pain ne se limite pas aux ruines archéologiques d’Angkor. En 2007, constatant que bon nombre de ses clients s’apitoyaient sur le sort des enfants pauvres, Sok a fondé son propre orphelinat, entièrement financé par les dons des touristes et des volontaires de passage.

Je lui demande de m’y conduire au terme d’une visite guidée d’Angkor. Il accepte d’emblée, sans exiger de références, pas même une carte d’identité. « Je n’accueille que les bons touristes, pas les mauvais », me confie-t-il en route vers l’orphelinat. Et comment fait-il la différence ? « On le sent. Les mauvais, on les reconnaît vite », m’assure-t-il.

Sok ne « sent » pas que je suis journaliste. À bord de la voiture climatisée, il me raconte qu’une partie de sa famille a été massacrée par les Khmers rouges. Orphelin à 10 ans, il a dû mendier pour survivre. Il était seul au monde. Par miracle, il a réussi à s’en sortir. Alors, il a voulu donner la même chance à d’autres enfants abandonnés.

Son histoire, touchante, atteint les touristes droit au cœur. Lorsque nous arrivons au Sok’s Cambodian Children’s Orphanage, une Allemande, une Japonaise, une Australienne et une Portugaise sont déjà sur place – certaines pour la journée, d’autres pour quelques semaines.

Dans l’aire ouverte qui tient lieu de salle de classe, elles jouent à faire l’école, se déplaçant d’un pupitre à l’autre, encourageant leurs « élèves » à rédiger des lettres en anglais à de jeunes correspondants européens.

Malgré le nom de l’endroit, ces enfants ne sont pas orphelins. Ils proviennent de villages reculés et très pauvres. Sok ne le nie pas. Il me parle de leurs pères violents et alcooliques, de leurs mères parties se prostituer en Thaïlande. Des histoires crève-cœurs, impossibles à vérifier.

En général, toutefois, c’est la pauvreté qui pousse les parents à se séparer de leurs enfants. Ils se laissent convaincre qu’en orphelinat, leur progéniture recevra l’éducation qu’ils n’ont jamais eue. Et, surtout, de quoi manger tous les jours.

LE BOUM DES ORPHELINATS

« Sok a un cœur d’or. Il se consacre entièrement aux enfants », me confie la volontaire allemande, le regard brillant d’admiration. Elle en est à son sixième séjour à l’orphelinat. Et elle reviendra. Elle s’est entichée des enfants, tous plus adorables les uns que les autres.

En croyant aider, cette femme alimente toutefois un cancer qui ronge le Cambodge et contre lequel les organismes de protection de l’enfance mènent une guerre de tous les instants. Déjà, entre 2005 et 2010, le nombre d’orphelinats avait bondi de 75 %, passant de 154 à 269, selon un rapport de l’UNICEF publié en 2012.

Depuis, les chiffres ont explosé. En collaboration avec l’UNICEF, le gouvernement cambodgien a recensé plus de 600 orphelinats dans les cinq provinces les plus touristiques du pays. Bruce Grant, chef de la protection de l’enfance pour l’agence onusienne, s’abstient de commenter ces chiffres avant la publication officielle du rapport, d'ici quelques mois, mais confirme « une augmentation notable du nombre d’établissements et d’enfants qui y sont hébergés ».

Il y a pourtant de moins en moins d’orphelins au Cambodge. Après les terribles massacres des Khmers rouges, les besoins étaient immenses. Mais c’était il y a 35 ans. Peu à peu, le pays a été pacifié, les terres déminées, les cauchemars enterrés.

Depuis 10 ans, le tourisme se développe à pas de géant. Ce qui entraîne tout un lot de problèmes.

« Il y a une corrélation très forte entre la montée du tourisme et celle des orphelinats. Rien qu’à Siem Reap, on en compte environ 80 ! Au Canada, pouvez-vous imaginer une ville de taille moyenne avec 80 orphelinats ? C’est insensé ! »

— Michael Horton, directeur de Concert, un organisme qui fait la promotion du tourisme responsable à Siem Reap

DES ENFANTS EXPLOITÉS

« Il y a 20 ans, il n’y avait rien ici, c’était la jungle », raconte Sok. La ville ne comptait que deux hôtels. Aujourd’hui, à Siem Reap, les établissements cinq étoiles se dressent les uns à la suite des autres sur la route de l’aéroport. À eux seuls, les temples attirent 2 millions de visiteurs par an.

Malgré ce boum, le Cambodge reste l’un des pays les plus pauvres d’Asie du Sud-Est. « Les gens tentent de trouver des façons de générer des revenus », dit Bruce Grant. Le tourisme d’orphelinats en est une, des plus efficaces. Il exploite le marché florissant de la bonne conscience et du voyage humanitaire, de plus en plus populaire auprès des jeunes Occidentaux.

Il exploite aussi des enfants, arrachés à leurs familles, forcés de se rabattre sur l’affection d’innombrables étrangers venus faire du bénévolat pour quelques semaines, voire quelques heures.

Je venais d’arriver à l’orphelinat de Sok quand une petite main s’est glissée dans la mienne. Plus tard, une tête ébouriffée s’est posée sur ma cuisse. Craquant ? Peut-être, mais pour de très mauvaises raisons, prévient Michael Horton. « Pensez-y. Ce n’est pas normal qu’un enfant se réfugie dans les bras d’un inconnu, pas plus au Cambodge qu’ailleurs ! »

Ces gestes d’affection, jugés « mignons » par les touristes, sont considérés par les psychologues comme les signes de graves troubles de l’attachement, liés aux abandons répétés que subissent ces enfants.

« Soixante années de recherches dans les pays développés ont clairement démontré que la vie en orphelinat bousille les enfants. Nous savons que les orphelinats sont un très mauvais départ, et pourtant, au Cambodge, ils prolifèrent, comme dans plusieurs autres pays en voie de développement. »

— James Sutherland, de Friends International, ONG qui vient en aide aux enfants défavorisés de Phnom Penh

Pour l’UNICEF, la vie en orphelinat devrait être « une solution temporaire et de dernier recours ». Avant de séparer un enfant de sa famille, il y a d’autres solutions à envisager, moins chères et, surtout, moins dommageables pour son développement psychosocial.

Mais cela, les touristes en ont rarement conscience, regrette Michael Horton. « Lorsqu’ils visitent un orphelinat minuscule et délabré, ils ont tendance à penser que ça doit être la seule option pour ces enfants, sinon, ils ne seraient pas là. Rien n’est plus faux. »

En fait, la seule raison pour laquelle les enfants se trouvent dans ces orphelinats pitoyables, c’est la présence des touristes. Et de leur portefeuille.

LE MARKETING DE LA PITIÉ

« Visitez un orphelinat et faites-vous des amis que vous n’oublierez jamais ! », proclame la brochure distribuée dans les bistros et les cafés de Siem Reap. Sur la photo, quatre gamins de la Children Development Organization (CDO) sourient. « Ces enfants ne veulent rien vous vendre, ils aiment seulement rencontrer des visiteurs étrangers. Que vous visitiez 10 minutes ou que vous restiez toute la journée, leur joie est inspirante ! »

La réalité est tout autre. Délabré, l’orphelinat n’inspire que du dégoût avec ses détritus, ses immenses flaques de boue et ses murales aux couleurs défraîchies, peintes par des bataillons successifs de bénévoles. L’endroit paraît décrépit, presque abandonné. Et c’est peut-être volontaire.

Les groupes de protection de l’enfance sont convaincus que des orphelinats maintiennent délibérément les enfants dans la pauvreté afin de pousser les visiteurs à faire des dons.

« Le marketing de base, c’est de faire pitié. C’est comme ça qu’on récolte de l’argent. Mais c’est un business qui se fait aux dépens des enfants. »

— Sébastien Marot, directeur de Friends International

La responsable de la CDO, Savorn Morn, ou « Mom », me laisse seule avec quelques pensionnaires, qui tentent de me vendre des foulards et des bracelets artisanaux. Au bout d’un moment, les enfants m’abandonnent : un autocar bondé de touristes vient de s’arrêter aux portes de l’orphelinat. La promesse de cadeaux et de gâteries pour une bonne partie de l’après-midi.

Mom répond à une demande. Après avoir vu les temples d’Angkor, les touristes veulent faire d’autres activités. S’ils visitent un orphelinat, ils auront l’impression de faire le bien. Ils prendront des égoportraits avec de faux orphelins et les diffuseront sur Facebook.

Mais les orphelinats ne sont pas des zoos, rappelle Bruce Grant. Ces enfants, comme les autres, ont droit à la vie privée. « Ne soyez pas stupides. Si un étranger se présentait à votre porte en vous disant qu’il aimerait passer l’après-midi avec vos enfants, jouer avec eux, les doucher, vous auriez sans doute le bon sens de dire non ! Pourquoi serait-ce différent ici ? »

ARNAQUEUR OU GRAND CŒUR ?

Au moment où je m’apprête à quitter son orphelinat, Sok me confie qu’il songe parfois à tout arrêter. « Ce n’est plus comme avant, soupire-t-il. C’est la pagaille, il y a de plus en plus de guides touristiques et de chauffeurs de taxi qui ouvrent des orphelinats juste pour faire de l’argent ! »

Sok jure que ce n’est pas son cas. Il affirme caresser de grands projets… mais avoir besoin de 60 000 $US pour les réaliser. Il a des plans.

Ils ont tous des plans. Après la visite de quatre orphelinats à Siem Reap, on constate qu’à quelques variantes près, les propriétaires racontent la même histoire : l’enfance difficile ; la rédemption ; les projets d’avenir extraordinaires… sur papier.

Hengchhea Chheav, directeur d’ACODO – un orphelinat coté « excellent » par 87 des 123 touristes qui ont donné leur avis sur TripAdvisor – m’a montré les plans de construction d’une école, d’une bibliothèque, d’un hôpital, de logements. Son objectif, ambitieux, est de tirer 11 405 enfants de la pauvreté. Mais pour cela, il doit récolter le financement nécessaire : plus de 1 million et demi de dollars par an, selon ses calculs !

Pour le moment, Hengchhea Chheav est loin du compte. Seuls 16 enfants vivent dans son modeste orphelinat.

Est-ce une arnaque ? Un piège à touristes ?

Ça n’a pas vraiment d’importance, répond Michael Horton. Le véritable problème, selon lui, c’est que des milliers d’enfants sont séparés inutilement de leurs parents pour vivre en orphelinat – peu importent les intentions de ceux qui les y maintiennent.

« À la tête des orphelinats, dit-il, on trouve un mélange d’escrocs et d’âmes charitables, mais tout ce beau monde est soutenu par les mêmes généreux touristes, qui n’ont absolument aucun moyen de faire la différence ! »

Le business du volontourisme

« PAS DOMMAGEABLE » POUR LES ENFANTS

Les responsables des orphelinats visités dans le cadre de ce reportage croyaient avoir affaire à une touriste et non à une journaliste. Contactés par la suite, certains d’entre eux ont offert leur version des faits par courriel.

Chin Sokha : « Nous ne voulons pas arracher les enfants à leur foyer s’ils ont besoin de leur famille. Seulement, les familles sont parfois incapables de payer la nourriture, l’éducation, les soins de santé. Ces enfants ont une vie difficile et c’est pourquoi nous les accueillons à l’orphelinat. […] Nous ne voulons pas faire des affaires avec eux. […] Nous n’accueillons personne que nous ne connaissons pas, encore moins des gens qui n’ont rien à faire à l’orphelinat. »

Savorn Morn : « Je ne crois pas qu’il soit dommageable pour ces enfants de passer du temps loin de leur famille. Ils viennent de familles brisées, très pauvres, parfois avec de graves problèmes d’alcool, de drogue ou de violence. […] Les enfants ont assez de nourriture et de vêtements, ils vont à l’école et ont l’occasion d’entrer en contact avec différentes cultures grâce aux volontaires qui viennent leur enseigner l’anglais, un outil important pour qu’ils aient un meilleur avenir. »

— Isabelle Hachey, La Presse

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