Guerre en Ukraine

La question à plus de 400 milliards

Comment reconstruire l’Ukraine ? La guerre a beau ne pas être finie, le pays pense déjà à sa reconstruction. Depuis des mois. Avec quel argent ? Quelle aide ? La communauté internationale en discutera dans quelques jours, à l’occasion d’une conférence à Londres. Chose certaine : il faudra du temps, des ressources et des dollars. Des centaines de milliards de dollars, au bas mot…

Un chantier hors norme

Fin juillet 2022. L’attaque russe en Ukraine est au ralenti. Le front est concentré dans le sud et l’est du pays. Un accord est signé pour permettre l’exportation du grain ukrainien. Au même moment à Yahidne, village martyr situé entre Kyiv et Tchernihiv, des jeunes nettoient les ruines au son d’une musique dance.

Repair Together, groupe de volontaires de la région de Kyiv, attire l’attention avec son initiative « nettoyage et rave » des villages. Pas question, pour ces jeunes urbains aimant faire la fête, de rester les bras croisés face à la désolation causée par le pilonnage russe.

« Nous voulons restaurer les communautés ukrainiennes après l’occupation, a raconté l’organisateur Dima Kyrpa au Washington Post. Nous créons une nouvelle forme de nettoyage en invitant plusieurs DJ, en mettant de la musique et en travaillant. C’est une musique de joie pour notre génération. »

L’acte n’est pas unique. Au contraire ! L’Ukraine est en mode nettoyage et reconstruction depuis des mois. « Le plus vaste chantier de construction au monde », titrait le New York Times le 17 février. En avril, The Guardian affirmait que 41 des 330 ponts détruits étaient reconstruits. Tout comme 120 kilomètres de routes et 900 équipements ferroviaires. Les chantiers sont nombreux dans des villes comme Boutcha et Irpine.

Évidemment, c’est la pointe de l’iceberg. Le plus gros du travail demeure en aval.

En mars, le gouvernement ukrainien, la Banque mondiale, la Commission européenne et les Nations unies estimaient à 411 milliards US les coûts de reconstruction d’un an de guerre (24 février 2022-23 février 2023). Trois mois ont passé et la facture grimpe toujours.

« En dollars d’aujourd’hui, le plan Marshall se chiffrait à environ 130 milliards pour reconstruire l’Europe, incluant l’Allemagne de l’Ouest, après la Seconde Guerre mondiale. Les estimations pour l’Ukraine dépassent de plusieurs fois cette somme. C’est considérable », résume Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa.

Cette reconstruction ne se résume pas qu’à de la brique, du béton, du verre et de l’acier. Au-delà des habitations, édifices et équipements de services publics, il faudra rebâtir les écoles, le système de santé, le réseau informatique…

Il faudra reconstituer les trésors patrimoniaux.

Il faudra faire des travaux de déminage et de dépollution.

Et il faudra aussi rebâtir les âmes. Car les blessures psychologiques sont immenses.

« Lorsqu’on examine d’autres guerres, on constate que les impacts ne se font pas ressentir que sur une génération, mais plusieurs », dit Myriam Denov, professeure à l’École de service social de l’Université McGill et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la jeunesse, le genre et les conflits armés. « Et cela doit se faire en même temps. On ne reconstruit pas des infrastructures sans reconstruire les gens. »

Effort international

Pourquoi déjà parler de reconstruction alors que l’armée russe reste en mode démolition ? Parce qu’on ne peut pas attendre. La reconstruction économique d’un pays est intimement liée à celle de ses infrastructures. C’est encore plus concret pour les administrations municipales et régionales dont le financement passe par la taxation. Sans bâtiments, il n’y a pas de revenus de taxes.

Plus évident encore, on reconstruit pour reloger. « L’Ukraine est encore en mode “réponse d’urgence” avec des infrastructures temporaires, mais c’est sûr qu’il faut commencer à penser maintenant au financement d’équipements permanents, surtout les plus prioritaires telles l’eau, l’énergie », dit Julie Beauséjour, première vice-présidente, international, de la firme d’ingénierie québécoise EXP qui, sans avoir de contrats en Ukraine, possède une expertise de travail dans les pays en voie de développement, notamment en Haïti. « Non seulement pour la survie des populations locales, mais aussi pour pouvoir recevoir les gens qui veulent rentrer. »

En effet. Le plus récent décompte du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR) recensait plus de 8,2 millions d’Ukrainiens possédant un visa de protection temporaire… uniquement sur le continent européen.

« Dans des projets où il y a un apport international, les firmes d’ingénierie-conseil s’assurent que les fonds soient investis dans des ouvrages ou infrastructures qui répondent aux normes et assurent la sécurité de la population », ajoute Julie Beauséjour.

La communauté internationale et des institutions comme l’ONU, la Commission européenne, la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement suivent la situation. D’autant plus que depuis le 24 février 2022, elles ont investi des milliards de dollars dans le pays pour en maintenir le fonctionnement au jour le jour.

Des conférences internationales servent à faire le point. Ainsi, les 21 et 22 juin, Londres accueillera la 6e édition de la conférence annuelle Ukraine Recovery (auparavant nommée Ukraine Reform, et axée sur la mise à niveau des règles de gouvernance, elle a été rebaptisée à la suite de l’attaque de la Russie).

Qui va payer ?

Mais jusqu’où ira cette aide internationale ? Qui paiera pour la reconstruction ? L’Ukraine seule ? Les pays occidentaux (Europe, États-Unis, Canada) ? Ou encore la Russie ?

« Il est assez clair que l’Ukraine ne peut payer pour sa propre reconstruction, ce que l’Allemagne est parvenue à faire assez rapidement après la Seconde Guerre mondiale. Mais l’Ukraine n’a pas la même capacité que l’Allemagne à l’époque. »

— Dominique Arel, titulaire de la Chaire d’études ukrainiennes à l’Université d’Ottawa

Il ne voit pas non plus l’Occident prendre la facture. « Ça ne semble pas être dans les discussions actuellement, ajoute le chercheur. Par ailleurs, je n’ai pas vu une trace ou même des discours dans lesquels les dirigeants occidentaux ont préparé la population à un engagement économique aussi hors norme. »

Reste la solution russe. Depuis le début du conflit, les gouvernements qui soutiennent ouvertement et activement l’Ukraine, dont le Canada, ont gelé quelque 300 milliards d’actifs appartenant à la banque centrale russe et au moins 20 milliards de biens appartenant à des oligarques.

Jolie somme ! Mais avant de l’utiliser, il faudra peut-être passer par la voie des tribunaux. Car il reste des parts d’ombre, indique Sean Stephenson, avocat conseil au cabinet Dentons à Toronto.

« Au Canada, on a récemment modifié les lois sur les sanctions pour permettre au Procureur général de demander aux tribunaux la confiscation de biens des Russes et de remettre cet argent à la reconstruction de l’Ukraine, dit-il. Le pays a été un leader dans ce domaine. »

Mais, poursuit-il, certains aspects de cette intervention sont inédits. « C’est quelque chose de vraiment nouveau, indique MStephenson. Auparavant, ces biens étaient gelés et non confisqués. C’est la première fois que l’on voit des tribunaux domestiques en train de donner un ordre de confiscation des biens des personnes et entités désignées. »

Le Canada s’est par ailleurs joint, le 17 mai, au Registre des dommages pour l’Ukraine. Créé par le Conseil de l’Europe, ce mécanisme juridique servira à collecter des preuves en vue d’éventuelles réclamations à faire à la Russie pour l’ensemble des dommages causés par son agression.

Et le Canada ?

Affaires mondiales Canada a décliné nos demandes d’entrevue de vive voix avec la ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, ou le ministre du Développement international, Harjit Sajjan.

Sources : The Washington Post, The Guardian, L’Express, Les Échos, HCR

4,85 milliards

Depuis le début de l’invasion russe, le Canada a accordé un prêt de 4,85 milliards à l’Ukraine, somme devant être utilisée pour « répondre à ses besoins urgents en matière de balance des paiements et à soutenir sa stabilité macroéconomique ». À cela s’ajoutent 352,5 millions en aide humanitaire, 127 millions en aide au développement et 102 millions à des programmes de sécurité et stabilisation.

Source : Affaires mondiales Canada

1300 milliards

Plus de 77 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale, la question des indemnités de l’Allemagne fait encore jaser. En octobre 2022, la Pologne a réclamé une indemnité de 1300 milliards d’euros à l’Allemagne en réparations pour les pertes encourues à la suite de son invasion. L’Allemagne a dit non.

Source : Le Monde

Quatre exemples du passé

Hiroshima

Au Sommet du G7 tenu à Hiroshima en mai, Volodymyr Zelensky a comparé tant la dévastation que la renaissance de cette ville à celle de Bakhmout. « Hiroshima est aujourd’hui une ville moderne et vivante. Je considère que la même chose arrivera à Bakhmout, nos villes et villages », a promis le président ukrainien. Hiroshima est entrée dans l’histoire le 6 août 1945, dévastée par une bombe atomique ayant tué quelque 140 000 personnes et détruit 92 % des 76 327 immeubles. Trois jours plus tard s’amorçaient les travaux de relance, en commençant par les lignes de trains et de tramways. La ligne ferroviaire Hiroshima-Yokogawa a été rouverte dès le 8 août. Par contre, au lendemain de la guerre, la reconstruction de la ville a été traitée de la même façon que celle des autres cités nippones détruites par des bombes traditionnelles, relate-t-on dans le document Hiroshima’s Path to Reconstruction. Le lobby conjugué des élus locaux et de la population s’est traduit par l’adoption, le 6 août 1949, d’une loi désignant la ville Cité de la Paix. Cela a permis de faciliter les travaux tout en faisant passer le statut d’Hiroshima de ville militaire à symbole de paix culturelle.

La France et le plan Marshall

Impossible de parler de reconstruction d’après-guerre sans évoquer le plan Marshall. L’idée est simple. Durant quatre ans (1948-1952), les États-Unis ont injecté plus de 13 milliards en dollars de l’époque (entre 143 et 176 milliards en dollars courants selon la Banque du Canada) en aide financière pour relancer l’économie des pays d’Europe de l’Ouest. L’argent a servi à l’achat de machinerie, nourriture, semences, matériaux de construction, etc. Beaucoup de ces marchandises étaient de fabrication… américaine. Le plan servait aussi à endiguer la tentation d’élire des gouvernements communistes alignés sur Moscou. La France, qui a reçu entre 2,5 et 3 milliards grâce à ce plan, a par ailleurs créé un ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (1944-1953). Des villes comme Calais, Dunkerque, Caen et Le Havre étaient particulièrement meurtries. Partout, le pays manquait de logements. Parmi les innombrables projets lancés sous ce ministère, on compte la Cité radieuse de Marseille, immeuble d’habitation portant la signature de l’architecte Le Corbusier. Tout à la fois innovant, iconique et controversé, le complexe est aujourd’hui inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO.

L’Irak

Après avoir envahi l’Irak en 2003, les États-Unis ont vu à la reconstruction du pays. Or, 20 ans plus tard, l’interprétation des résultats obtenus fait tout sauf l’unanimité. Dans ce dossier, un nom revient sur toutes les lèvres : Halliburton. La multinationale texane, connue pour ses activités pétrolières et gazières, a décroché de nombreux contrats de reconstruction en Irak. Valeur estimée : 7 milliards de dollars. Plusieurs contrats ont été accordés sans appel d’offres. À noter que l’ancien président-directeur général d’Halliburton, Dick Cheney, était vice-président sous George W. Bush. Quantité d’histoires sur des coûts excédentaires ont été rapportées. De plus, la qualité des travaux a souvent fait défaut. Citant un rapport de contrôle du gouvernement, la Brookings Institution, un groupe de réflexion de Washington, affirme que des infrastructures reconstruites en 2003 étaient déjà obsolètes en 2005. Une des raisons expliquant ces ratés est que les autorités nationales ont été laissées sur la touche. « La volonté d’obtenir des résultats rapides ne justifie pas le contournement des institutions nationales. Les donateurs doivent travailler par leur intermédiaire », argue-t-on dans le document.

La Tchétchénie

Avant l’Ukraine, il y a eu la Tchétchénie. L’État a été rasé par deux guerres que lui ont mené la Russie, en 1994-1996 sous Boris Eltsine et en 1999-2000 sous Vladimir Poutine. En 2003, sa capitale Grozny a été déclarée la ville la plus détruite du monde par l’ONU. Mais avec l’aide du président Poutine, le nouveau leader prorusse de Tchétchénie, Ramzan Kadyrov, a rebâti la ville. « De nouveaux bâtiments et des chantiers de construction entourent la place principale du centre de Grozny, rapporte un reportage de NPR de novembre 2007. Il faut bien chercher pour trouver des bâtiments en ruine. Beaucoup affirment que Grozny est plus belle que la plupart des villes russes. » Le pays étant très majoritairement musulman, la reconstruction s’est faite en ce sens. « La capitale s’est islamisée à marche forcée, relatait le quotidien français La Croix en 2017. Des dizaines de mosquées ont été construites sur les ruines de cette ville. » Des tours de verre, d’immenses artères et des quartiers cossus sortent aussi de terre. Âgé de 46 ans, l’implacable Ramzan Kadyrov dirige toujours le pays d’une main de fer et a pris position aux côtés de Vladimir Poutine dans sa guerre contre l’Ukraine.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.