Il faut qu’on se parle des vieux

La pandémie et bien des questions sans réponse sur l’avenir des personnes âgées ont amené l’artiste et autrice Louise Forestier à joindre le gériatre Réjean Hébert. « Réjean, il faut qu’on se parle des vieux ! Qu’est-ce qui m’attend ? Qu’est-ce qui nous attend ? » Un cri du cœur entendu. Et partagé. Ils présentent leurs réflexions dans un échange animé de courriels dont nous publions aujourd’hui le premier volet.

La réflexion

Cher Réjean,

Je l’ai souvent dit : dans le mot « vieille », il y a le mot « vie ». Jusqu’au mot « vieillard », le mot « vie » se faufile. La vieillesse est pour moi une série de découvertes pas toujours faciles à accepter, mais qui me font réfléchir…

Par exemple, ce matin en balayant mon plancher, je chantais dans ma tête comme tous les matins, je chantais comme Piaf. Enfin… presque. « Non, rien de rien, non, je ne regrette rien… C’est payé, BALAYÉ, oublié… » Mais la présence de plusieurs cheveux blancs sur mon plancher m’a forcée à réfléchir !

« Ma chère Louise, me dis-je, tu vieillis, tu as 78 ans, comment veux-tu vieillir et où veux-tu vieillir ? »

Comment je veux vieillir ? En santé, évidemment, mais qui sait ? Le corps et sa quincaillerie, ça bouge, ça se disloque, ça se fracture. Je profite donc pour le moment de ma santé.

Je veux vieillir chez moi, docteur Hébert. C’est un nid que j’ai construit. Avec chaque objet, tableau, potiche, tapis… J’ai acheté sur le tard, comme on dit, mais un jour, autour de 65 ans, j’ai senti que j’avais besoin de ce nid.

Je vis seule depuis 30 ans et le jour où mon concierge a refusé de monter dans un escabeau de 12 pieds pour épousseter les palmes de mon ventilateur parce que ce n’était pas dans son contrat, le film de tous ces gestes que je ne pouvais plus faire dorénavant s’est déroulé dans ma tête à une vitesse hallucinante !

J’ai constaté que je ne connaissais aucun des services qui m’étaient offerts dans mon arrondissement !

Où dois-je me renseigner ?

Je sais qu’il y a l’internet, mais je suis assez réfractaire aux ordis. Comment font ceux et celles qui n’en ont pas pour trouver ?

Un « Petit livre gris », avec toutes les ressources, pas loin, sur la table de chevet… pourquoi pas ?

Si je choisis de vivre chez moi, est-ce réaliste ?

Je vis dans un immeuble où de nombreux résidants avancent en âge. Ne pourrions-nous pas coordonner des services, de l’aide pour chacun de nous quand le besoin se fait sentir ?

Trop de questions à la fois, n’est-ce pas ? Je compte sur toi pour démêler tout ça.

Au plaisir,

Louise

* * *

La réalité

Chère Louise,

J’aime aussi utiliser les mots « vieux » et « vieille » ; c’est tellement plus beau que « âgé », « aîné » ou « sénior ». Mais nous sommes à une époque de pudeur langagière. En mettant des mots à l’index, on s’imagine transformer la réalité ou la faire disparaître quand elle nous dérange. Pensée magique, magie des mots.

Or le vieillissement est bien réel. Tu vieillis, je vieillis (j’ai 65 ans), nous vieillissons tous. Dans à peine une décennie, le Québec sera l’une des sociétés les plus vieilles de la planète. Nous représenterons le quart de la population du Québec ; le Japon y est déjà. Nous aurons dépassé les « vieux pays » européens dont le vieillissement s’est étalé sur près d’un siècle. Nous, on a fait ça à un train d’enfer : à peine quelques décennies.

En 1970, Renée Claude chantait « le début d’un temps nouveau » ; on pourrait célébrer encore le début d’une nouvelle ère avec des mots différents et peut-être un autre rythme. Dans les années 1960, on s’inquiétait de pouvoir instruire et donner de l’emploi à toute cette jeunesse. On a réussi. On devrait maintenant s’inquiéter de pouvoir lui donner les soins et services nécessaires maintenant qu’elle a vieilli, cette génération.

Mais on préfère ne pas les voir, les vieux et les vieilles. On préfère les placer dans des résidences où ils et elles sont bien et en sécurité. Loin des yeux, loin du cœur. Cachez cette vieillesse que je ne saurais voir ! Pourtant, on les a bien vus mourir dans la dernière année, tomber par milliers au cours de cette pandémie. Seuls, sans soins, sans services, sans soutien, sans leurs proches. On s’en est ému.

Assez pour faire un virage majeur dans notre approche ? Permets-moi d’en douter.

Le gouvernement propose encore de construire de beaux bâtiments pour nous y enfermer en promettant qu’on sera mieux dans ces beaux espaces. Ce n’est pas ce que tu veux ni ce que la grande majorité des vieux et des vieilles veulent. Rester chez soi, c’est ça, l’espoir et le rêve, l’ambition de toute une génération qui a construit le Québec moderne. Pour cela, il faut des services et éventuellement des soins lorsque la santé vacille. C’est là qu’il faut investir, et maintenant.

Non, Louise, il n’y a pas encore de « Petit carnet gris » ni d’organisation qui pourrait rapidement t’orienter ou te donner accès aux services d’aide dont tu pourrais avoir besoin. Actuellement, les démarches pour obtenir du soutien à domicile auprès d’un CISSS ou CIUSSS sont tellement complexes et les délais pour obtenir des services, tellement longs. Ça fait 35 ans que je réclame à coup d’études, de commissions et de projets politiques une transformation de notre approche pour permettre de vieillir à domicile.

Est-ce que ce cri sera bientôt entendu ? Je l’espère encore.

Amicalement,

Réjean

* * *

Changer les choses

Bonjour Réjean,

Tes observations me convainquent encore plus du travail qu’il faut faire pour que les choses changent. Les choses ? Non : les perceptions ! Tu le sais mieux que personne puisque tu y travailles depuis 35 ans.

De mon côté, je sais ce que je veux : vieillir chez moi.

Je gagne ma vie depuis l’âge de 15 ans. Je payais 5 $ de pension par semaine à mes parents, ça m’a appris l’autonomie financière. Je parle des années 1950 (crinoline, soutien-gorge pointu, gaine – eh oui ! – pour aplatir les fesses, jeans trop longs retournés sur la cheville, queue de cheval…). Mon souvenir le plus vif de cette époque reste encore celui de ma Granmie Alice. Veuve depuis 30 ans, sans métier, elle nous a pratiquement élevés, Alice vivait désormais à « l’aide à la femme », angle Hochelaga et Aird.

Je ne sais pas qui prenait soin de ces femmes seules… des religieuses, sans doute !

Assise sur son petit lit dans une salle commune, elle vivait ses derniers mois avec huit femmes dont la moitié étaient mutiques ou gémissantes. Quand elle m’apercevait, elle ouvrait grand les bras, j’avais 8 ans, c’était l’amour de ma vie. Je sautais sur son lit, elle me serrait dans ses bras. Puis, c’était un rituel, elle disait : « Regarde, Louise, regarde les beaux arbres par la fenêtre, ce sont des ormes, je les regarde toute la journée, ce sont mes amis. »

Ma mère lui tenait une main, moi l’autre, le temps passait et comme nous avions une heure d’autobus et de tramway à faire pour retourner à Ahuntsic, ma mère promettait à Granmie de revenir dans 15 jours.

Granmie me serrait fort en me faisant promettre d’être une bonne petite fille et on quittait une bonne petite vieille les larmes aux yeux.

Je n’oublierai jamais ces deux femmes si tristes, ma mère ne pouvant pas garder sa mère à la maison avec quatre enfants dans un quatre et demie. Ç’a été marquant pour moi de réaliser si jeune qu’on pouvait finir ses jours dans de telles conditions. Et je me suis promis de ne jamais finir mes jours ainsi.

J’ai vécu ensuite les années 1960, la Révolution tranquille, les manifestations pour l’éducation gratuite, contre le racisme, contre la guerre du Viêtnam, pour l’avortement, pour l’égalité homme-femme, pour le Québec libre et j’en passe.

En te lisant, je me dis qu’il faut s’occuper de notre vieillesse et que ma génération a un pouvoir IMMENSE entre ses mains ridées, le cœur au bout des doigts.

J’aimerais à nouveau entendre la voix de ma gang qui a contribué à nous sortir de la Grande Noirceur.

En ce moment, on baisse le son quand les voix des vieux et des vieilles s’élèvent. Je n’accepte pas une telle négligence de la part de nos gouvernements.

Je veux prendre ma vieillesse par la main, et j’espère qu’elle pourra rejoindre d’autres mains pour ce temps qu’il me reste !

Combien sommes-nous ?

Assez pour constituer une armée ?

Louise

* * *

Prendre le flambeau

Chère Louise,

Curieusement, comme gériatre, je n’ai pas beaucoup de souvenirs de mes grands-parents. Je me souviens vaguement de ma grand-mère Léocadie que j’ai visitée une fois dans un foyer de vieux. J’ai une photo avec elle dans mon beau costume de première communion. Je ne me souviens pas de son caractère volontaire et de sa personnalité qui en imposait, paraît-il. Non, je n’ai pas connu mes grands-parents et mes parents étaient assez âgés quand ils m’ont eu, sur le tard. Ils sont morts assez subitement, sans perte d’autonomie. Je leur avais d’ailleurs souhaité, dans la dédicace de mon mémoire en gérontologie à Grenoble traitant de l’autonomie fonctionnelle : « À mes parents Rose et Jules, autonomes et heureux, que Dieu et la Société leur permettent de le demeurer encore longtemps. »

J’ai donc adopté beaucoup de grands-parents dans ma carrière en les soignant, en formant des professionnels à bien les traiter et en cherchant de nouvelles manières de les servir.

Oui, Louise. Nous serons beaucoup de vieux et de vieilles. Une génération qui a vécu en jouant du coude pour faire sa place : trouver un emploi, le garder, préparer sa retraite. Une génération de revendications pour de meilleures conditions de travail, pour une meilleure éducation, pour un système de santé, pour prendre en main notre destinée par une économie prospère et des institutions fortes (Hydro-Québec, Caisse de dépôt et placement, etc.). Une génération qui pourrait encore se prendre en main pour inventer une nouvelle vieillesse où on arrête de déménager les gens vers des services. Beaucoup se lèvent maintenant pour réclamer des services à domicile et le droit de vieillir chez soi. Des collègues et amies leur ont même donné une voix sur l’internet.

Debout les vieux et les vieilles : reprenons le flambeau pour une place au soleil, pour une société qui nous permet de vieillir en respectant nos choix.

Réjean

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