actualités

Vingt ans durant, Jean Dugré a travaillé au provincial comme commissaire des libérations conditionnelles. Aujourd'hui retraité, il estime que le système comprend des failles dont peuvent bénéficier les condamnés, au péril, craint-il, de la sécurité.

Commission des libérations conditionnelles

« L’outil actuel met en danger la population »

Un ex-commissaire dénonce des failles dans l’évaluation de la dangerosité des détenus

« Un moment donné, il va arriver un évènement spectaculaire et on va se dire : comment se fait-il que ce détenu ait été si mal évalué ? », appréhende Jean Dugré.

Cet ex-commissaire des libérations conditionnelles du Québec, qui a pris officiellement sa retraite au début du mois de janvier, n’est pas le dernier venu.

Ayant entrepris sa carrière en 1989, il a passé 14 ans dans le système fédéral et ensuite près de 20 ans au provincial. Il est en mesure de comparer les deux systèmes.

Rappelons que les condamnés à des peines de deux ans et plus sont envoyés au pénitencier, dans le système fédéral, alors que ceux condamnés à des peines de deux ans moins un jour sont envoyés en prison, dans le système provincial.

Le mandat de la Commission québécoise des libérations conditionnelles (CQLC), au sein de laquelle a travaillé M. Dugré ces 19 dernières années, concerne les détenus qui purgent des peines de six mois à deux ans moins un jour.

M. Dugré déplore que, depuis 2017, les Services correctionnels du Québec aient adopté un nouvel outil d’évaluation beaucoup moins performant que le précédent, selon lui, « qui fait en sorte que les commissaires des libérations conditionnelles ne savent plus à qui ils ont affaire », dit-il.

Il dénonce également ce qu’il appelle une « aberration » dans la Loi sur le système correctionnel du Québec : un détenu qui demande sa libération conditionnelle au tiers de sa peine et qui voit celle-ci être refusée ou un détenu qui renonce à une demande de libération conditionnelle sort automatiquement aux deux tiers de sa peine sans que la Commission puisse lui imposer des conditions, tandis que le contrevenant qui obtient une libération conditionnelle devra respecter des conditions durant toute sa peine.

En comparaison, au fédéral, les commissaires ont le droit et le devoir d’imposer des conditions aux deux tiers de la peine malgré un refus ou une renonciation. Ils peuvent aussi décider d’envoyer des délinquants en maison de transition, ou même de les garder en détention jusqu’à la fin de leur peine.

« Au provincial, les gros bandits savent comment ça fonctionne. Si j’en suis un et que je sais que je ne serai pas libéré, je renonce à ma demande de libération conditionnelle et je sors sans condition aux deux tiers. »

— Jean Dugré, ex-commissaire des libérations conditionnelles

« Les commissaires se trouvent donc souvent à imposer des conditions à ceux qui sont les moins dangereux, c’est le monde à l’envers », clame M. Dugré.

Un outil éprouvé

Après l’affaire Mario Bastien – ce prédateur libéré de prison en raison de la surpopulation et qui a tué Alexandre Livernoche, 13 ans, en 2000 –, le gouvernement du Québec a changé la loi dans le but de mieux encadrer la libération des délinquants.

En 2007, dans la foulée des travaux de la commission Corbo, les Services correctionnels du Québec ont adopté un nouvel outil d’évaluation des détenus, le LS CMI, dont la version québécoise a été mise au point par une sommité en la matière, le chercheur en criminologie Jean-Pierre Guay, de l’Université de Montréal.

« Ça fonctionnait très bien. Grâce à cet outil actuariel, on était capable d’identifier les besoins criminogènes du détenu et de déterminer le risque de récidive. Et ça, c’est la base des libérations conditionnelles », se souvient M. Dugré.

« Le LS CMI provient d’outils actuariels bien implantés dans plusieurs pays, dont le Canada, les États-Unis, mais aussi d’autres pays comme l’Australie, la Suède, l’Irlande et l’Écosse », ajoute-t-il.

Retour en arrière

Mais en 2017, par souci d’économie selon M. Dugré, les Services correctionnels ont opté pour une autre méthode d’évaluation des détenus, le RBAC-PCQ.

« L’outil actuariel prédisait le risque de récidive, avait fait ses preuves et avait été validé scientifiquement. Mais aujourd’hui, ce sont les commissaires qui sont devenus des valideurs. Ils sont des cobayes, et la population aussi. Selon moi, ça met en danger la sécurité de la population.

« Des fois, quand les Services correctionnels en cotaient un à risque médium ou faible, les cheveux à nous, les commissaires, nous dressaient sur la tête parce qu’on voyait bien que le gars pouvait récidiver dans un délit de violence. Alors, on est toujours sur le qui-vive. On ne peut pas se fier à cet outil actuariel là parce que ce n’en est pas un. C’est comme si on revenait 20 ans en arrière.

« Il y a des cas où l’on se disait : “Qu’est-ce qu’on fait avec ce détenu ? Est-il médiatisé ? Si oui, est-ce qu’on est mieux de le laisser en dedans ?” Ce sont des questions que les commissaires ne devraient pas se poser. On devrait regarder les faits sûrs et convaincants, et pouvoir se fier aux évaluations », raconte l’ancien commissaire.

40 % de renonciation

Selon les rapports annuels de la CQLC, entre 39 et 42 % des condamnés provinciaux admissibles à une libération conditionnelle ont renoncé à la demander entre 2017 et 2023.

Ce sont donc des détenus qui ne font jamais l’objet d’un examen par les commissaires.

M. Dugré croit que ce pourcentage est plus important si on ajoute les cas qui sont reportés et qui finissent par être refusés, sans que le dossier d’un délinquant ait été analysé par la CQLC.

« Au moins 50 % des détenus renoncent à leur demande de libération conditionnelle. Ils ne veulent pas se voir imposer des conditions, ne veulent pas de publicité et ne veulent pas avoir leur nom sur une liste publique. Les plus gros bandits sortent incognito, tu n’en entends jamais parler et tu ne le sauras jamais », décrit-il.

Des solutions possibles

M. Dugré croit qu’au provincial, tout détenu devrait faire l’objet d’une enquête communautaire, comme au fédéral, et être auditionné par un commissaire.

Il ne veut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, mais il croit que la loi devrait être changée de façon à donner aux commissaires de la CQLC le pouvoir d’imposer des conditions entre les deux tiers et la fin de la peine.

Il milite également pour le retour à une évaluation actuarielle de prédicateur de risque de haut niveau comme le LS CMI, l’utilisation d’une évaluation spécifique pour les dossiers de violence conjugale et un partage intégral des documents aux contrevenants « pour établir la confiance du public envers l’institution », dit-il.

« Je ne pars pas amer, au contraire. Je trouve que nous avons le meilleur système au monde. Et avec ces améliorations, on pourrait le démontrer. »

« Il y a des délinquants pour lesquels une journée de prison, c’est suffisant, et d’autres pour lesquels 1000 jours, ce n’est pas assez. Il faut qu’on soit capable d’identifier ces gens-là. »

— Jean Dugré, ex-commissaire des libérations conditionnelles

« Libérer quelqu’un au moment opportun, qui ne récidivera pas, qui se mariera, qui aura des enfants, une bonne job, qui payera ses impôts, qui sera un atout pour la société et correct le reste de sa vie, c’est ce qu’on veut », conclut M. Dugré.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

La sécurité publique défend un « véritable outil actuariel »

Le ministère de la Sécurité publique et la Commission québécoise des libérations conditionnelles n’ont pas tardé à réagir à la sortie de Jean Dugré.

En réponse aux questions de La Presse, une porte-parole du ministère de la Sécurité publique a expliqué que l’outil RBAC-PCQ (Risque, besoins et analyse clinique des personnes contrevenantes du Québec) a été élaboré par les Services correctionnels et « validé par plusieurs experts universitaires reconnus ».

« Son utilisation à grande échelle a permis de cumuler les données nécessaires à la réalisation d’analyses psychométriques poussées. Il a depuis été démontré scientifiquement que les items du RBAC-PCQ affichent des propriétés psychométriques solides qui permettent aux Services correctionnels de confirmer qu’il s’agit d’un véritable outil actuariel », a ajouté la porte-parole.

De son côté, la directrice générale et secrétaire de la Commission québécoise des libérations conditionnelles (CQLC), Line Bourgeois, ne croit pas que les contrevenants « profitent » d’une aberration dans la Loi sur les services correctionnels du Québec (LSCQ) en ce qui concerne la renonciation à une libération conditionnelle et la sortie automatique aux deux tiers de la peine, sans condition.

« La LSCQ ne prévoit pas que la Commission puisse imposer des conditions ou qu’elle intervienne dans de telles circonstances. Cependant, après la fin de sa peine, la personne contrevenante sera soumise à toute condition imposée par les tribunaux judiciaires, le cas échéant. »

— Line Bourgeois, DG de la CQLC, par écrit

Nous lui avons demandé comment elle explique le fait qu’environ 40 % des délinquants admissibles ont renoncé à demander une libération conditionnelle au cours des six dernières années, et elle nous a répondu que la Commission n’était pas en mesure de vérifier les motifs ayant conduit une personne contrevenante à prendre cette décision.

« La LSCQ prévoit qu’une personne contrevenante est en droit de se prévaloir d’une renonciation à une audience en libération conditionnelle et la Commission ne peut la contraindre à se présenter devant les commissaires si celle-ci a décidé de renoncer », nous a-t-elle écrit.

Quant à la diminution graduelle du nombre de décisions rendues par la Commission ces dernières années, Mme Bourgeois l’a expliquée par une baisse du volume de personnes admissibles à une mesure de mise en liberté sous condition.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

Les faits d’armes de Jean Dugré

Le commissaire nouvellement retraité Jean Dugré se souvient très bien du dossier de Mario Bastien, qui a tué Alexandre Livernoche, 13 ans, en 2000, après avoir été libéré de prison pour une raison de surpopulation.

Il s’était occupé du cas à la fin des années 1990, alors que Bastien était dans le système fédéral. Il se rappelle que des évaluations psychiatriques concluaient que le délinquant était un sadique et que lui-même se vantait d’avoir fait d’un membre de sa famille une esclave sexuelle.

« Je l’ai maintenu en incarcération, car j’étais convaincu qu’il allait récidiver dans la mort ou par un dommage grave, comme des agressions sexuelles sur des enfants. C’était exceptionnel de maintenir quelqu’un en incarcération jusqu’à l’expiration du mandat. »

— Jean Dugré, au sujet de Mario Bastien

Mais ces rapports – c’est ainsi que cela se passait à l’époque – n’ont pas été partagés avec le système provincial, où s’est retrouvé Mario Bastien par la suite.

Si cela avait été le cas, Bastien ne se serait probablement pas retrouvé en liberté, que ce soit pour une raison de surpopulation dans les prisons ou pour une autre. Et il n’aurait jamais tué Alexandre Livernoche, 13 ans.

Aujourd’hui, ces informations sont partagées entre les deux services correctionnels.

Une vocation

La première fois que Jean Dugré est entré dans un pénitencier en tant que commissaire à temps partiel, en 1989, les lourdes portes métalliques se refermaient continuellement derrière lui, et il a « commencé à avoir la chienne », dit-il.

Le premier détenu qu’il a vu en audience a été Raymond Fernandez, bras droit de Vito Rizzuto assassiné en Italie en 2013. « J’ai été impressionné ! En sortant, j’ai dit à mon collègue commissaire à temps plein : “Je ne suis pas sûr que je suis dans la bonne business.” »

L’incertitude de ses débuts s’est évaporée et est devenue une vocation, puisqu’il a été commissaire durant 33 ans, un record de longévité au Québec et au Canada. Il a pris sa retraite à 71 ans.

Au début de sa longue carrière, il s’est notamment occupé de la libération conditionnelle de Frank Cotroni, capo de la mafia montréalaise durant les années 1950 et 1960, et frère du parrain de l’époque, Vic Cotroni.

« Son avocat m’a demandé de retirer la condition de ne pas fréquenter des personnes ayant des antécédents criminels. Je lui ai demandé pourquoi. Il m’a répondu que son client connaissait uniquement ces gens-là. »

— Jean Dugré, au sujet de Frank Cotroni

Passage au provincial

Moins drôle fut toutefois son intervention dans le dossier du pilote mercenaire Raymond Boulanger, condamné pour avoir importé 4000 kilogrammes de cocaïne en avion, directement de la Colombie à la piste de Casey, au nord de La Tuque, en novembre 1992.

Boulanger bénéficiait d’un ancien programme correctionnel qui n’existe plus aujourd’hui, l’examen expéditif, qui permettait à un condamné non violent de sortir au sixième de sa peine.

Mais un dirigeant de l’époque à la Commission des libérations conditionnelles du Canada s’était ingéré dans le dossier pour empêcher la sortie de Boulanger ; Jean Dugré avait dénoncé la situation, ce qui a mené à sa suspension.

M. Dugré s’est battu devant la Cour fédérale et la Cour d’appel fédérale, a gagné et a été réintégré après trois ans. Devenu toutefois un paria, son mandat de dix ans n’étant pas renouvelé, il s’est retrouvé à la Commission québécoise des libérations conditionnelles en 2004.

Pour joindre Daniel Renaud, composez le 514 285-7000, poste 4918, écrivez à drenaud@lapresse.ca ou écrivez à l’adresse postale de La Presse.

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.