Martine Delvaux / Pompières et pyromanes

S’enflammer pour l’avenir

La romancière et essayiste Martine Delvaux a failli brûler le manuscrit de Pompières et pyromanes, qu’elle considère comme le livre le plus difficile à écrire de sa carrière, en raison de son sujet : la menace climatique et combien elle pèse lourd sur l’avenir de sa fille et de sa génération. En fait, elle écrit dans ce livre que la génération de sa fille est en deuil de l’avenir.

Vous n’avez qu’à sonder les ados autour de vous pour en prendre conscience. Et en prendre acte.

« Il fallait trouver le juste équilibre entre l’espoir et le désespoir, confie-t-elle. Ce n’était pas évident. Au moment où j’écrivais, je pense que j’étais profondément désespérée. Il fallait que j’aille contre ce truc qui me tirait vers le bas, pour trouver un peu de lumière dans tout ça. Je pensais que je n’y arriverais pas, mais j’ai persévéré. »

Entre autres parce que sa fille, qui ne lit pas vraiment ses livres, a quand même lu les premières lignes de ce manuscrit. « Ça l’a émue parce que ça rejoignait ce qu’elle ressentait. Elle me fait confiance, et elle m’a donné de cette façon le droit de continuer. »

L’environnement est aussi médiatique

J’ai donné rendez-vous à Martine Delvaux au café La graine brûlée dans le Village, en guise de clin d’œil à son dernier livre et pour faire une blague poche de « matante », sachant à quel point elle a ses détracteurs qui la voient comme une féministe radicale prête à castrer tous les hommes. Elle a trouvé ça drôle. Un peu niaiseux, mais drôle.

Je la suis depuis pratiquement ses débuts, j’ai fait plusieurs entrevues avec elle, et j’aime ce qu’elle fait, donc, j’aime la taquiner. J’ai vu Martine Delvaux prendre tranquillement sa place et devenir un modèle très important pour les jeunes femmes, en particulier depuis son essai Les filles en série en 2013. D’ailleurs, alors que nous attendions en file au café pour payer nos consommations, une fille l’a immédiatement reconnue malgré son masque et a voulu prendre une photo avec elle.

J’ai aussi vu Martine Delvaux devenir une cible au fil du temps. Sa prise de parole provoque énormément de haine, ce que je n’ai jamais réussi à comprendre, même quand je n’étais pas d’accord avec elle.

Martine est une femme toute petite et menue, d’une grande douceur, mais qui a des positions fortes et affirmées. Ceux qui la dépeignent comme une féministe enragée – en général du monde qui tique déjà sur le mot « féministe » – sont complètement dans le champ et n’ont manifestement jamais lu ses livres qui sont très souvent « sur la coche », comme disent les jeunes.

On aime lui taper dessus avant même de l’écouter. Mon chum, à qui j’ai tordu le bras pour qu’il lise son essai Le boys club, Grand Prix du livre de Montréal en 2020, a d’abord réagi en disant qu’il n’avait pas envie d’ouvrir un livre qui allait le démolir « en tant qu’homme blanc hétéro ».

Mais tu n’as jamais fait partie du boys club, mon nono ! Qu’est-ce que tu veux défendre au juste ?

Après l’avoir lu, il m’est revenu penaud. « J’ai honte de l’avoir jugée d’avance. J’ai toujours haï le boys club. »

La fin du monde est à toi

Le titre de son dernier essai, Pompières et pyromanes, lui vient d’une attaque sur le web comme elle en reçoit tant et trop, lorsqu’un gars très courageux derrière son écran l’a décrite comme telle : pompière et pyromane. Dans son œuvre, ce livre appartient à sa veine plus personnelle, comme Thelma, Louise & Moi, mais il est surtout le prolongement de l’essai Le monde est à toi, paru en 2017, qui interrogeait l’amour maternel et le féminisme entre elle et sa fille. C’était un livre d’espoir envers un monde meilleur. Mais avec l’été caniculaire qu’on vient de vivre, les incendies qui ont fait des ravages autant en Europe qu’au Canada, ainsi que le dernier rapport du GIEC, on n’a pas trop le choix de se demander quel monde on est en train de laisser aux enfants qui grandissent, ni même si on leur en laisse un. « Je ne pouvais pas faire un livre naïf, dit-elle. Je ne pouvais pas écrire sur autre chose que ça, le sujet de préoccupation principal de ma fille et de ses amis. »

« Ce n’est pas du tout le même type de livre que Le monde est à toi, écrit alors qu’elle avait 14 ans. Il s’agissait à ce moment-là de parler de féminisme, d’être dans un grand espoir. Elle a maintenant 18 ans et elle me dit qu’il n’est pas question qu’elle ait un enfant dans un monde comme celui-là. Écrire la suite du Monde est à toi, c’était écrire à partir de ça. »

— Martine Delvaux

Et ça commence par une phrase de Greta Thunberg, le visage de la jeunesse en colère devant notre inaction écologique alors qu’il en va de notre survie : « Let’s call their bullshit », dit-elle. Greta parlait de tous ceux qui nous détournent de l’enjeu de notre temps. C’était ça, le grand sujet médiatique avant la pandémie, mais on préfère parler du mot « woke », pendant que le thermomètre monte et que l’horloge fait tic-tac.

Le fil conducteur de Pompières et pyromanes est un fil de feu : de cette réaction connue des chevaux en panique qui retournent dans l’incendie d’une étable de la même manière que nous réagissons de façon suicidaire devant la menace climatique, en passant par les sorcières qu’on brûlait, jusqu’aux personnes qui s’immolent par le feu, comme la poète Huguette Gaulin sur la place Jacques-Cartier à Montréal en 1972. Ses dernières paroles avant de mourir ? « Vous avez tué la beauté du monde. »

Le sujet est incroyablement riche, et Martine Delvaux, je la vois comme une défricheuse, en fait. On a envie de continuer quelque chose après avoir fini ses livres. Elle utilise ici la forme des tableaux qui mélangent la culture populaire, l’histoire, le féminisme et la vie personnelle, ce qui est un peu sa marque. On y croise Jeanne d’Arc et Angélique, l’esclave noire accusée d’avoir incendié Montréal en 1734, le film Portrait de la jeune fille en feu, de Céline Sciamma, le téléfilm The Burning Bed (un traumatisme d’enfance en ce qui me concerne quand je l’ai vu à la télé) et des strophes de la poète Marjolaine Beauchamp qui a écrit Fourrer le feu.

« Peut-être que ce livre a été difficile à écrire parce que c’était une réponse poétique à des problèmes scientifiques. Comme dans le film de Sciamma, quand elle dit qu’il faut choisir la réponse du poète. »

— Martine Delvaux

On craint que ce monde ne soit réduit en cendres, mais ne dit-on pas aussi que l’on renaît de ses cendres ? me rappelle Martine pendant que je pense à l’ultime album de Leonard Cohen où il disait : « you want it darker, we kill the flame ». Comment rallumer la flamme en éteignant les feux ? Par l’amour, même si ça sonne rose bonbon, la couleur détestée par la cynique génération X à laquelle nous sommes identifiées, elle et moi. Martine Delvaux n’a au fond jamais parlé que d’une chose : d’amour.

Mais je demande à Martine si les jeunes d’aujourd’hui ne pourront faire autrement que de mettre le feu pour se donner un avenir. « Des fois, je nous le souhaite, répond-elle. S’ils sont en train de se mobiliser, s’il faut mettre le feu, il ne faut pas les laisser là tout seuls, il faut y aller avec eux. »

Même si je n’ai pas d’enfant, j’entends l’appel. Parce que je suis un être humain.

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