Zoé Sagan, c’est lui

Il tombe le masque après trois ans de mensonges et de manipulations. Sous le pseudonyme de Zoé Sagan, ce père de famille se faisait passer pour une jeune et riche héritière révulsée par les mœurs des milieux du luxe, de la mode et des médias : un monde de cocaïne et de débauche, voire de trafics pédophiles. Sur Facebook comme dans des livres, son avatar assurait infiltrer les plus hautes sphères, de Neuilly à Dubaï, alors que l’auteur vivait à Arles. Ce personnage en fascinait beaucoup, en inquiétait d’autres. Jusqu’à l’Élysée. De quoi s’attirer des ennuis, bien réels ceux-là…

C’est une folle histoire, un condensé du monde moderne. Tout y est, la vie dans les écrans, la solitude, l’anonymat, le dédoublement, Facebook nuit et jour, le talent et l’outrance, le luxe comme objet de fixation et puis #metoo, les gilets jaunes, soudaine ivresse, la raison à vau-l’eau.

Ça commence comme une fête, shoot de « likes », pluie d’abonnés, jeunes, vieux, célèbres, Laetitia Casta, Marion Cotillard, Vincent Cassel, Anna Wintour, même des hommes d’affaires, Vincent Bolloré, Xavier Niel, hommage lors d’un colloque sur la littérature à la Sorbonne, des éditeurs en transe, le tout sans voix, sans visage, rien que de l’irréel. Ça finit dans un HLM d’Arles, sous la menace de deux procédures judiciaires, et l’ombre de mystérieux personnages révélés par le scandale Benalla, dont un proche conseiller du président.

Souvenez-vous de ce nom, « Zoé Sagan », et de son post du 12 février 2020 annonçant la sextape de Benjamin Griveaux, avec un renvoi vers le site Pornopolitique : « L’inénarrable avocat et activiste politique Juan Branco m’a envoyé ce midi un lien au-delà du réel où le candidat à la mairie de Paris envoie à des jeunes filles des films de lui en train de se masturber. » Sidération nationale. Qui se cachait derrière ce compte Facebook ? Un collectif de hackers ? Branco, le nouveau Che du Flore, survolté depuis le succès de son brûlot antimacronien, Crépuscule, publié au Diable vauvert, comme Zoé Sagan ?

Le Monde le crut, Libération s’interrogea en une, L’Obs se fit berner avec la promesse d’une rencontre exclusive, finalement honorée par une « représentante ».

Zoé Sagan a continué à se cacher. Elle se disait romancière, version 2.0, nourrie d’algorithmes, une intelligence artificielle s’immisçant partout, avec ce pseudo génial inspiré non pas de Françoise, mais de l’astronome américain Carl Sagan, pionnier des missions de la NASA.

Son premier livre, Kétamine, venait de paraître : 489 pages comme un slam, flambée féministe enragée contre le patriarcat et les magnats de la mode, Bernard Arnault en tête, accusés d’anesthésier la jeunesse et de pervertir l’art, en tuant sa vocation de critique sociale. « Une Elena Ferrante trash », selon Le Nouveau Magazine Littéraire, « un regard ultra-lucide » pour L’Express, Frédéric Beigbeder, lui, avait salué sur France Inter cette nouvelle plume corrosive dont il garde en mémoire « le ton à la Bret Easton Ellis ». Après le scandale Griveaux, les policiers aussi ont découvert sa prose, et son identité.

Zoé Sagan est un homme. Aurélien Poirson-Atlan, 37 ans, un écorché vif, graphomane, formé dans la pub, admirateur de Romain Gary. Durant trois ans, il a joué sur les réseaux sociaux avant de s’y noyer. « Je voulais montrer combien la vie numérique pouvait être toxique, j’ai été pris à mon propre jeu, Zoé Sagan a bouffé ma vie. Il faut désormais la brûler », confie-t-il, mi-décembre, lors d’un premier échange téléphonique. Sa voix mitraille, fébrile. Il dit qu’il y a urgence, il veut « revenir au réel ». Crainte d’une manipulation, on le prévient : ses paroles seront vérifiées par ceux qui l’ont côtoyé avant et après sa supercherie littéraire. Il est prêt à tout pour prouver sa bonne foi, livrer les codes de ses comptes Facebook, Instagram, Twitter, même dévoiler son visage dans Paris Match, ce journal qu’il n’a guère épargné : « Au moins, souffle-t-il, j’apure. »

Rendez-vous à Arles, le 10 janvier, sous un soleil glacé. Il apparaît en caban, bouille d’ange, yeux vifs, sourire tremblant. « Voilà, c’est ici qu’est née Zoé Sagan, en juin 2018, à l’heure de la sieste, mon bébé dans les bras. » Quelques pensées jetées, comme ça, dans la peau d’une femme, au moment où sa compagne, devenue mère, lui échappait. « Le cœur s’emballe, tout fout le camp, écrit-il sur Facebook. Je suis une femme moderne qui s’évertue à servir les sévices du grand capital. Je n’aime pas ça mais je ne résiste jamais à l’achat d’une nouvelle robe… je suis un coup de vent. Un bon coup. Un coup sec. Résistante… Les pauvres n’ont plus le temps d’aimer. À part dans des romans et des films écrits par et pour les riches. »

Aurélien Poirson-Atlan s’occupe ; il vient d’emménager près des arènes, dans un bel appartement loué au prix d’un studio à Oberkampf. Adieu Paris, les soirées branchées, toutes ces années à écrire pour la pub, pour des voitures, des parfums, des crèmes, qui l’ont bien nourri – jusqu’à 10 000 euros par mois –, jusqu’à l’écœurement. Son rêve à lui, c’est d’être écrivain. Petit, déjà, il noircissait des cahiers sous l’œil attendri d’une maman, psy, et d’une grand-mère chérie, ex-femme de ménage, juive, communiste, libérée avant l’heure. Le père était loin, évaporé dans des communautés en Inde, pour échapper à son destin de grand bourgeois parisien polytechnicien. Au moins a-t-il transmis son nom, Poirson (comme Brune, l’ex-secrétaire d’État macronienne, une lointaine parente), et des images d’une autre vie, glanées une à deux fois l’an, quand les grands-parents paternels recevaient dans leur 250-mètres carrés au pied de la tour Eiffel, que les cousins parlaient rallyes et vacances à la neige. Lui ne disait pas la sienne, dans la banlieue lyonnaise, le collège avec les Gitans, le cannabis, sa mère se privant de viande.

Immersion chez les richissimes

« Aurélien était conscient de tout », confie-t-elle, et il lisait beaucoup : Robin des bois, puis Gary, Camus, Cioran… Bachelier, il est parti à Paris en stage chez Universal, où il croisa les starlettes de la Star Ac et Gérard Louvin, le producteur nabab de TFI, pas encore accusé de viol sur mineurs. Les filles du service de presse protégeaient ce petit Aurélien aux traits fins, délicat, cultivé, qui ne demandait rien mais acceptait volontiers leurs attentions : titres-restaurant en sus, coffrets de disques aussitôt revendus chez Gibert. Il fallait vivre, son premier roman lui avait valu une rencontre chez Grasset, avec Jean-Paul Enthoven, flamboyant, chaleureux, avant cette lettre de refus qui commençait par : « Si vous êtes las, ou déprimé, ne lisez pas cela… »

L’humilié n’a jamais oublié. Il échoua à l’Éfap, l’école des attachés de presse, fit un stage en 2008, sur D8, dans l’émission littéraire de Philippe Labro, qui se souvient d’un garçon « intéressant ». Dans sa classe très féminine, le fils d’un dirigeant de HSBC, junkie adorable, l’emmena faire la nouba, de Londres à Courchevel. Immersion chez les richissimes poursuivie avec une autre amie héritière qui l’invita en croisière au Viêtnam, l’hébergea dans un ancien atelier de Matisse, et le choisit comme témoin de mariage, où Aurélien fit un discours remarqué. Parmi les invités, l’ex-ministre Gérard Longuet : « Que faites-vous, jeune homme, à quoi aspirez-vous ? Critique littéraire, écrivain, enfin, on va vous trouver mieux… » Lui, ça l’aurait comblé.

Un soir, son voisin, un pubard, également fan de Pessoa, lui proposa d’écrire pour son agence. Succès, découverte du monde des annonceurs, shootings, cocktails, soirées à Cannes. « Je vois des gros porcs baver devant des filles payées au black, des factures de resto insensées, je pense au livre 99 francs de Beigbeder… » Au bureau, il a rencontré une productrice, Cécile, une cabossée, elle aussi, charmante et incandescente. Avec elle, il crée un blogue, Blended, consacré aux nouveaux talents, puis, en 2012, une agence, Apar.tv. Un jour, les amoureux reçoivent un message d’un certain Steven Mark Klein, un drôle d’oiseau new-yorkais, se présentant comme un héritier de Duchamp, proche de Warhol, des Agnelli, consultant pour les marques, des chaînes hôtelières, devenu critique acerbe de ­l’industrie de la mode. Il est tombé sur leur blogue, l’a trouvé « cool », envoyait des liens, des éclairages, début d’une singulière amitié par courriel et WhatsApp, six ans de ping-pong quotidien.

« Steven m’a tout appris. Il me raconte les années 1960, la montée en puissance des grands conglomérats Kering, Richemont, LVMH, qui, avec leurs sacs et leurs sapes hors de prix, détournent les désirs des jeunes et étouffent le monde de l’art. »

— Aurélien Poirson-Atlan

Les trentenaires sont des buvards, ils confectionnent des tee-shirts « Fuck Saint Laurent », « Fuck LVMH »… qui seront copiés dans le Sentier par le fils d’Arnaud Mimran, le baron noir de l’arnaque à la taxe carbone. En 2017, Aurélien et sa compagne, enceinte, sont embauchés pour lancer Blackpills, une plateforme de mini-vidéos pour ados financée par le fondateur de Free, Xavier Niel. Peu après, ils démissionnaient, déçus du projet, désireux d’élever, loin de Paris, leur enfant.

Sans lui, sans leurs siestes délicieuses, il n’y aurait pas eu Zoé Sagan. Le père l’a sculptée sous la couette « comme un personnage de Tarantino », balayant la presse, Twitter, Instagram, moisson de détails, de quoi la mettre en scène à l’Élysée, au Flore, aux César. Tout le monde la croit infiltrée. « Comment tu entres partout ? Grâce à ton boule ? » l’interroge un écrivain en vue. « J’ai vite 10, 100, 1000, 10 000 likes, se souvient Poirson. C’est délirant. » Lui qui, avec sa « métafiction », prétend dénoncer le « lavage de cerveau mondial » devient lui-même un zombie. Il vit online, accro à chaque post, toujours plus provoc’, plus trash, pour nourrir sa Zoé. Des centaines de prétendants lui écrivent, des paumés, des romantiques, des salaces, des insiders frustrés de la mode, chargés d’anecdotes croustillantes ; des femmes admiratives, dont l’épouse du président de l’Assemblée nationale de l’époque, confiant sa solitude ; un Prix Goncourt, envoûté : « Tu as le fouet, le venin, l’ego. »

Les éditeurs aussi s’emballent, dont Marion Mazauric, qui a jadis publié Houellebecq et Virginie Despentes, tout récemment Juan Branco. L’immersion de Zoé Sagan à la Maison du caviar l’a « bluffée ». Elle veut la publier dans un recueil consacré aux gilets jaunes. Branco fait le lien. Voilà des mois qu’il correspond avec la bionique écrivaine, il lui a tout proposé : de l’embarquer chez lui à Lisbonne, dans son film sur Assange, de faire la révolution. Torrent de messages, fusion d’enfants perdus, comme ils se l’écrivent entre deux saillies contre l’élite : « On se voit quand ? s’impatiente Branco, agacé de s’entendre répéter : "Je suis une intelligence artificielle, je n’existe pas." » Poirson-Atlan ne le rencontrera jamais. Il se méfie : « Moi, je veux juste décrypter le système, pas le mettre à bas », assure-t-il. Ses mots, exhumés sur Facebook en 2019, vont pourtant loin : « Fashion, fascisme », promesse de « tout défoncer », « notre union va changer le cours des choses ». « Un délire, prétend-il. Il fallait nourrir le jeu, pousser à bout Branco », qu’il traite désormais de « dangereux personnage ».

L’avocat finit pourtant par l’accrocher, en lui proposant de négocier les droits de son livre tiré des posts de Zoé Sagan, qui intéresse Grasset, avant d’être signé au Diable vauvert. L’aspirant romancier ne touche plus terre : « Je deviens l’idole de l’ultragauche. » Il écrit une série de lettres satiriques à Bernard Arnault, poussé par son mentor américain, qui dissèque depuis 30 ans l’ascension du roi de LVMH. Sujet explosif, le journaliste Denis Robert, alors à la tête du Média, le site d’information très mélenchoniste, jubile de publier les trois premières. « Les autres, diffamatoires, se souvient-il, devaient être retravaillées. » Aurélien s’en moque, la célébrité l’attend, son Kétamine, sorti en janvier 2020, a retenu l’attention du Monde. Une page entière est prévue, annulée in extremis.

Le post sur la sextape de Griveaux fait tout sauter, Zoé Sagan ne relève plus des rubriques littéraires. « Je ne me le pardonnerai jamais », lâche son créateur.

Ce 12 février 2020, en voyant la déferlante médiatique, ses comptes Facebook soudain déconnectés – probablement par les services –, il aurait dû tout arrêter. Mais il a continué à jouer, à impliquer sa compagne, initialement ravie de duper les éditeurs et les journalistes, puis terrorisée.

Fin mai 2020, sur le LinkedIn de Zoé Sagan est apparue une invitation d’un certain Ludovic Chaker. C’est le premier salarié d’En marche, un couteau-suisse passionné d’arts martiaux, sinophile, ancien d’un corps d’élite de l’armée, devenu proche conseiller d’Emmanuel Macron, sous les radars jusqu’à l’affaire Benalla – qui révéla sa proximité avec le garde du corps. « Merci pour votre invitation ; j’espère que vous souhaitez me recruter, pas me descendre », répondit Poirson-Atlan, légèrement parano. « Exactement », répliqua Chaker avec un smiley rieur ; puis, donnant son numéro de téléphone : « Intéressé par l’aspect démocratie en ces temps troublés. » Selon le romancier, un rendez-vous était prévu à l’Élysée. Chaker nie, via son avocat, tout en reconnaissant des échanges informels. Que voulait le conseiller ? Sonder la nouvelle idole des jeunes gilets jaunes, la calmer, s’assurer qu’elle n’avait pas d’autres bombes numériques contre la Macronie ?

Nouvel opus

Poirson prépare un nouvel opus, sur le hacking, intitulé Braquage. Il cherche un éditeur, s’estimant lâché par Mazauric et Branco, qui ne donnent plus de nouvelles. Vient alors à lui, quasi miraculeusement, un homme respecté, Jean-Luc Barré, auteur de nombreuses biographies, dont celle de Chirac, chargé de la collection Bouquins chez Robert Laffont. Il lit vite le manuscrit, emballé, contrat envoyé avant de venir à Arles découvrir Zoé-Aurélien. Braquage, malgré quelques fulgurances, est foutraque, abscons, limite complotiste, mais l’avance versée est importante. Et l’auteur enflamme une réunion chez Laffont en proposant, pour sa promo, des tee-shirts « Fuck le Flore », « Fuck Grasset », « Fuck l’Académie française »… Pourquoi s’arrêter ? Dans sa vie à lui, le réel dépasse la fiction.

Un soir d’août 2020, la compagne d’Aurélien lui dit qu’une amie lui a présenté, dans un bar d’Arles, un militaire qui, de fil en aiguille, lui a parlé de son ancienne vie à Paris et de son copain de l’Élysée… Ludovic Chaker. Étrange coïncidence. Chokri Wakim – c’est son nom – veut bien rencontrer le créateur de Zoé Sagan et débarque, quelques jours après, sur sa Ducati. Le sergent-chef a vu son nom éclaboussé après l’affaire Benalla, il a été soupçonné d’avoir fait disparaître l’un des coffres du garde du corps, version démentie devant les juges et sur Envoyé spécial (son avocat, Arié Alimi, indique qu’il ne tient plus à s’exprimer). Wakim a été muté, sa compagne débarquée de son poste de chef de la sécurité à Matignon. « Il est révolté, amer, se souvient Aurélien Poirson-Atlan. Il me dit qu’il a été un fusible, qu’on est tous des pions, qu’il faut me protéger. Je ne comprends rien, je suis ahuri, je n’ai plus eu de nouvelles. »

En décembre 2020, un policier de la PJ l’informe qu’il vient l’interroger au commissariat d’Arles sur l’affaire Griveaux. Pas de mise en examen, les fadettes prouvent que Zoé Sagan n’a joué qu’un rôle de relais, trois heures d’audition. Et le commandant rappelle fin mars, un peu désolé : « Encore moi, vous savez pourquoi ? » Cette fois, c’est le ministre de l’Intérieur qui a porté plainte contre X en diffamation : le 26 février 2021, Mediapart a publié d’anciens textos dévastateurs de Gérald Darmanin, adressés aux deux femmes qui l’accusent, l’une de viol, l’autre d’abus de faiblesse, affaires jusqu’ici classées sans suite. Zoé Sagan, qui vient de publier Braquage, est soupçonnée d’avoir encore frappé. « Je ne sais même pas faire un calcul sur Excel, jure Poirson. Alors pirater le téléphone d’un ministre… » Il pourrait en rire, en faire un énième jet acide. Mais c’est fini. « J’arrête, tout ça a été trop loin. » Ses livres ne se vendent pas, sa compagne est partie, comme son vieux complice, Steven Mark Klein, suicidé fin octobre, a annoncé le New York Times. Heureusement, son fils grandit bien ; il a 5 ans et ne fait plus la sieste. Un jour, sans doute, lira-t-il, en se pinçant, l’histoire de Zoé Sagan.

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