Manuel de la vie sauvage

Effroyable comédie

Manuel de la vie sauvage, texte de Jean-Philippe Baril Guérard, mise en scène de Jean-Simon Traversy. Avec Emmanuelle Lussier Martinez, Isabeau Blanche, Maxime Mailloux et Stéphane Demers. Au Théâtre Duceppe jusqu’au 9 octobre. 4 étoiles.

Envie, cruauté, ambition, soif de pouvoir démesurée… C’est sans complexe et avec une satisfaction à peine cachée que les pires sentiments humains se déploient ces jours-ci sur la scène du Théâtre Duceppe.

Satire campée dans l’univers des start-up technologiques, Manuel de la vie sauvage s’annonce sans conteste comme l’un des spectacles phares de la rentrée. Tirée du roman à succès de Jean-Philippe Baril Guérard et brillamment adaptée pour la scène par l’auteur lui-même, la pièce met en scène un groupe de jeunes entrepreneurs aux dents longues qui lancent une application permettant de converser avec les défunts. Avec ce robot conversationnel post-mortem appelé Huldu, ils veulent conquérir le Québec, l’Amérique, le monde.

Seulement, on ne grimpe pas au sommet sans se faire quelques ennemis ni trahir quelques idéaux… voire quelques amis. Le succès a un coût, personne ne le sait mieux que la PDG de Huldu, la glaçante Cindy Bérard (interprétée avec une assurance qui force l’admiration par Emmanuelle Lussier Martinez).

Balançant habilement entre fiction et conférence de motivation, Manuel de la vie sauvage dépeint avec un humour féroce cet univers où la bullshit est élevée au rang de grand art. Résultat : le public rit beaucoup, mais toujours avec un malaise au ventre devant ces personnages capables de dire les plus grandes énormités sans broncher. Les extraits de la conférence animée par Cindy sont d’ailleurs particulièrement jouissifs : elle y dispense des conseils d’une telle froideur qu’ils feraient passer oncle Picsou pour un philanthrope…

Dans ce texte au rythme soutenu, les répliques cinglantes fusent à vitesse grand V entre Claude la spécialiste en gestion de crise médiatique (Joëlle Paré-Beaulieu), l’investisseur sans scrupule Luc-Alain (formidable Stéphane Demers), Ève la femme de tête (Isabeau Blanche) et l’amorale Cindy. Maxime Mailloux, Patrick Emmanuel Abellard et Anne Trudel complètent cette distribution sans fausse note.

Pour rendre digestes les aspects les plus arides du sujet (partage des bénéfices, investissements et tutti quanti), le metteur en scène Jean-Simon Traversy a choisi de faire appel à un invité-surprise pour simplifier le tout à grand renfort de métaphores alimentaires. Une idée géniale. Nous n’en dirons pas plus…

Impossible aussi de passer sous silence l’utilisation fort judicieuse de la vidéo, qui ajoute une profondeur indéniable au propos. Les gros plans viennent parfois ponctuer le spectacle, laissant entrevoir ce qu’il reste d’humanité (certains diraient de fragilité) à ces personnages prêts à tout pour goûter à la réussite dans ce monde sans pitié où le sens éthique semble bien élastique et où l’humain comme la marchandise se vendent à coups de marketing.

Notons en finissant que les créateurs ont choisi de changer le genre du personnage principal pour l’adaptation théâtrale. Du coup, Kevin Bédard est devenu Cindy Bérard. Décision audacieuse, qui porte ses fruits ici. Le succès au féminin soulève plus de questions (voire dérange davantage) que celui des hommes, disons-le. La proposition n’en est que plus riche.

« Les échecs sont des succès qui se font attendre », lance Cindy Bérard dans une de ses envolées pour galvaniser les auditeurs. Or, dans le cas de Manuel de la vie sauvage, le succès est déjà annoncé. La pièce était fort attendue : elle ne déçoit pas. Bien au contraire…

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.