VIADUC DE LA CONCORDE DIX ANS APRÈS L’EFFONDREMENT

L’ORPHELIN DU VIADUC ATTEND TOUJOURS DES EXCUSES

Il y a 10 ans, le 30 septembre 2006, le viaduc de la Concorde, à Laval, s’effondrait de façon aussi inattendue que brutale, faisant cinq morts et six blessés. Résultat d’un cumul de défaillances au fil du temps, le tragique événement aurait pu être évité. Des vies ont été fauchées, d’autres bouleversées à jamais. Comme celle de Gabriel Hamel, devenu orphelin à 8 ans. Pour la première fois en 10 ans, il a accepté de revenir sur ce drame.

UN REPORTAGE DE SOPHIE ALLARD ET BRUNO BISSON

Dix ans après l’effondrement du viaduc de la Concorde

« Personne n’a reconnu sa responsabilité »

Tous les jours, Gabriel Hamel emprunte le viaduc de la Concorde, à Laval. Il habite tout près. Au volant de sa voiture, il roule sur ce pont maudit qui lui a ravi ses parents, en contrebas, il y a déjà 10 ans. Chaque fois, il a une pensée pour eux, il ressent le vide de leur absence. Puis, il poursuit sa route.

Devenu orphelin à l’âge de 8 ans, Gabriel a vécu très durement la perte subite et inattendue de ses parents, Sylvie Beaudet et Jean-Pierre Hamel. Il était enfant unique. « J’étais très près de mes parents. On ne se séparait jamais, ils ne m’avaient jamais fait garder. Je dormais encore avec ma mère la nuit », confie le jeune homme de 18 ans, rencontré dans une pizzeria du quartier Duvernay.

Jamais, depuis le drame, Gabriel n’a voulu s’adresser aux médias. S’il a accepté de rencontrer La Presse cette semaine, c’est « pour qu’on se souvienne des personnes disparues dans cet effondrement ». Il vit mal avec l’impression qu’on a tenté de balayer la tragédie sous le tapis.

Le premier ministre Jean Charest a offert ses condoléances le lendemain. « C’était un appel froid, distant, comme s’il lisait un texte, sans émotion, raconte sa tante, Brigitte Beaudet. Il n’aurait pas dû appeler, ce n’était pas le moment. » « Mais jamais personne ne s’est excusé publiquement, personne n’a reconnu sa responsabilité », enchaîne Gabriel. Dix ans plus tard, il attend encore. Amer.

« POURQUOI LES DEUX ? »

Le 30 septembre 2006, au moment du drame, Gabriel participait à une activité de hockey-balle avec un copain. Ses parents devaient venir le chercher en après-midi, après avoir visité une tante malade. Ils n’en sont jamais revenus, ensevelis sous des tonnes de béton. Le garçon a attendu en vain, pleurant à chaudes larmes.

Nathalie Ouellette, une amie de la famille, l’a ramené chez elle, après avoir collé une note sur la porte du domicile familial : « Bonjour Sylvie et Jean-Pierre. J’ai Gabriel avec moi. Appelez-moi dès que vous arrivez. Nathalie. » Elle a appris la mort de ses amis en soirée. Sur le coup, on a préféré dire à Gabriel que ses parents étaient au restaurant et qu’ils rentreraient très tard.

Cette nuit-là, Gabriel a peu dormi. Il a vomi trois fois. « Je savais que ce n’était pas normal, je n’étais pas bien », dit-il. Le lendemain, on l’a conduit chez sa tante. Toute la famille était réunie au salon.

« Je garde une image bien précise de ce moment. J’étais content de voir tout le monde, mais j’ai rapidement vu l’émotion sur les visages. »

— Gabriel Hamel

Quelque chose clochait. On lui a annoncé le pire. Il n’a pas pleuré. Il répétait : « Pourquoi les deux ? Pourquoi les deux ? » C’est tout ce qui sortait de sa bouche, se rappelle sa tante Brigitte Beaudet, qui l’a pris à sa charge après le drame.

La coupure a été brutale. « Tous les soirs, pendant un an, il pleurait dans son lit, raconte sa tante, les larmes aux yeux. C’était atroce. Chaque soir, tu entends ce petit bonhomme qui pleure, qui s’ennuie de ses parents. C’est dur, parce que tu ne peux rien faire. Ç’a été ma plus grande souffrance de le voir souffrir. » Soir après soir, elle l’a bordé jusqu’à ce qu’il sombre dans le sommeil.

Longtemps, Gabriel s’est senti coupable du décès de ses parents. « Avant de partir au hockey, ma mère insistait pour que je me dépêche. Moi, je prenais mon temps pour me brosser les dents, je niaisais. Au début, je m’en suis beaucoup voulu. Si j’avais écouté ma mère, on aurait pris la route plus tôt et tout cela ne serait pas arrivé. J’ai compris avec le temps et un bon suivi psychologique que ce n’était pas de ma faute. »

UNE VIE NORMALE… OU PRESQUE

Aujourd’hui, Gabriel dit avoir bien fait son deuil, sans séquelles. Oui, il lui arrive d’avoir des palpitations quand, dans un bouchon de circulation, il est coincé sous un viaduc. Oui, il ressent encore de la colère, sachant que l’effondrement aurait pu être évité et que personne n’a reconnu sa faute.

« Un inspecteur est passé une heure avant, il a ramassé un morceau de béton, mais il n’a pas pris la décision de fermer le pont. Ça m’a vraiment marqué, cette idée m’a suivi longtemps. »

— Gabriel Hamel

Oui, la peur de l’abandon revient dès qu’il tisse des liens intimes. Mais il dit s’être forgé une carapace qui le protège des coups durs.

Aussi, il mène aujourd’hui une vie normale, entouré de sa tante, de son oncle et de son cousin, de 10 ans son aîné, qu’il considère comme un frère. La semaine dernière, il était d’ailleurs garçon d’honneur à son mariage. « On est une famille tissée serré. »

Le petit garçon au visage dévasté dont la photo a fait les manchettes en 2006 est devenu un grand jeune homme à la carrure athlétique, aux yeux bleus perçants et au sourire timide. Il a une copine, il étudie au cégep en gestion de commerces et prévoit étudier à l’université. Il aimerait devenir entrepreneur et fonder une famille. Il joue au football, au tennis, au golf. Il skie avec sa tante. Mais il ne joue plus au hockey-balle.

« Gabriel est très débrouillard, souligne Brigitte Beaudet. Quand il veut quelque chose, il est tenace. Il s’intéresse à tout le monde, il est sociable. Je pense qu’il a la personnalité de ses parents. On dit que, chez un enfant, tout se joue avant 6 ans. Ma sœur Sylvie était toujours de bonne humeur, elle était drôle, gaffeuse. Elle était vraiment chaleureuse, elle accueillait tout le monde. C’était du bon monde, du vrai monde. »

SE RECUEILLIR AU MAUSOLÉE

Sylvie et Jean-Pierre leur manquent particulièrement lors d’événements spéciaux. « J’aurais aimé que mes parents soient présents à ma graduation. À Noël, à ma fête, je pense toujours à eux. Quand je vois d’autres jeunes de mon âge en famille, j’ai un pincement au cœur. Ma tante s’occupe très bien de moi, mais le sentiment de perte reste là. »

Quand le vide se fait trop grand, Gabriel et sa tante vont se recueillir au mausolée. Rarement, ils y vont le 30 septembre. Et jamais ils n’organisent de cérémonies commémoratives. « On le souligne entre nous et on préfère aller au mausolée lors d’occasions plus festives, comme la fête des Mères ou l’anniversaire de Sylvie, souligne Mme Beaudet. La date de la tragédie évoque pour nous un très mauvais souvenir. » Un moment difficile à passer, chaque année.

Dix ans après l’effondrement

LE FIL DES ÉVÉNEMENTS

30 SEPTEMBRE 2006

11 h 25

Des automobilistes composent le 911, signalant la présence de morceaux de béton sur l’autoroute 19 Nord, sous le viaduc de la Concorde, à Laval. La SQ avise le MTQ, qui transmet l’information aux médias.

11 h 58

Un surveillant routier du MTQ se rend sur place, enlève un débris, vérifie sommairement la structure et demande une inspection d’anomalies.

12 h 30

La section centrale du côté sud-est (20 mètres) du viaduc s’effondre. Deux véhicules sont écrasés sous la structure, trois autres tombent avec le tablier du pont. Un nuage blanc, de poussière et de fumée, monte vers le ciel.

12 h 31

Circulant sur l’autoroute 19, Claude Girard voit le viaduc tomber devant lui. Comme d’autres bons Samaritains, il porte rapidement secours aux blessés. Son fils compose le 911. En 2008, M. Girard recevra la Mention d’honneur du civisme du gouvernement du Québec.

12 h 40

Ambulanciers, pompiers et policiers arrivent massivement sur place. La route est fermée ; plus de 60 000 véhicules doivent emprunter d’autres voies.

13 h 10

On procède à l’évacuation des blessés. Trois sont transportés à l’hôpital. On ne craint pas pour leur vie.

15 h 20

On ferme le viaduc de Blois, à Laval, dont la conception est similaire à celle du viaduc de la Concorde. Il sera démoli le 21 octobre, comme plusieurs autres par la suite.

1er OCTOBRE

1 h 56

À l’aide de grues, on retire une première poutre des décombres, donnant accès au premier véhicule sous la structure. La désincarcération des occupants prisonniers des deux véhicules écrasés débutera vers 5 h.

9 h 39

La SQ annonce que l’effondrement du viaduc a fait cinq victimes, dont une femme enceinte.

14 h

Le premier ministre Jean Charest se rend sur les lieux, après l’annonce de la mise en place d’une commission d’enquête.

Source : Commission d’enquête sur l’effondrement du viaduc de la Concorde

LES CINQ VICTIMES 

Sylvie Beaudet, 44 ans, éducatrice en garderie, et son conjoint Jean-Pierre Hamel, 40 ans, employé chez Brault et Martineau. Ils étaient les parents de Gabriel, alors âgé de 8 ans.

Gilles Hamel, 44 ans, frère de Jean-Pierre. Père de Yannick et Mélanie.

Véronique Binette, 28 ans, enceinte, et son conjoint Mathieu Goyette, 28 ans, chef de la production chez Auto Hebdo.

— Sophie Allard, La Presse

Dix ans après l’effondrement

LA TRAGÉDIE EN SIX DÉFAILLANCES

Lorsque la rupture définitive est survenue dans la masse de béton du porte-à-faux sud-est du viaduc de la Concorde, il a suffi de moins d’une seconde pour que les poutres du tablier s’écrasent sur l’autoroute 19 et tuent cinq personnes, en plus d’en blesser six autres. Mais le « cumul de défaillances » techniques et humaines qui a mené à la tragédie s’est déroulé sur des décennies et « ne peut pas être attribué à une seule entité ou une seule personne », a conclu, en 2007, la Commission d’enquête sur l’effondrement du viaduc de la Concorde (CEVC). Rappel historique.

UN PONT UN PEU PARTICULIER

Le pont d’étagement inauguré en 1971 sur le boulevard de la Concorde, au-dessus de l’autoroute 19, est d’une conception un peu particulière. Son tablier est constitué par des poutres-caissons en béton qui surplombent l’autoroute 19 sur toute la largeur. Elles prennent appui de chaque côté du pont sur une structure de béton en forme de chaise au bout d’un porte-à-faux de quatre mètres entre la chaussée du boulevard et le tablier du pont. Cette conception permet d’éviter la construction d’une pile au centre de l’autoroute pour soutenir le pont. En revanche, elle fait peser la totalité du poids des poutres-caissons en béton sur cette « chaise » située à l’extrémité du porte-à-faux. Cette disposition fait en sorte qu’il n’est pas possible de vérifier l’état de la chaise lors des inspections du pont, puisque des poutres de béton pleines sont appuyées dessus. Dans son rapport, la CEVC note qu’« on ne construit plus les chaises en travée impossibles à inspecter depuis plus de 30 ans » au Québec.

UNE ARMATURE MAL PLACÉE 

Étant donné les fortes tensions qui s’exercent sur elle, la zone de la chaise est renforcée par une armature d’acier qui, en plus d’augmenter sa résistance, confère un caractère « ductile » à la structure. Une telle structure devrait donc se déformer avant de s’effondrer, à condition toutefois que cette armature soit suffisante et bien placée. Même s’ils étaient conformes aux normes de construction de l’époque, les plans de l’armature conçue par l’ingénieur Gilles Dupaul, de la firme Desjardins Sauriol et Associés (DSA), étaient flous sur certains détails, selon la CEVC. De plus, les nombreuses barres d’acier alignées sur un même plan, dans le haut de la culée, ont créé « un plan de faiblesse » favorisant le développement et l’expansion de fissures horizontales juste en dessous de la chaussée et au-dessus des barres d’acier d’armature. DSA (aujourd’hui Dessau, fusionnée à la firme Stantec) a été blâmée par la CEVC, mais pas l’ingénieur Dupaul, déjà à la retraite au moment de l’effondrement. La CEVC a aussi blâmé sévèrement le constructeur du pont, Inter State Paving et son fournisseur, Acier d’armature de Montréal, qui n’ont pas installé les barres d’acier conformément aux plans. Ces entreprises étaient déjà dissoutes, en 2006. Leur mauvaise installation aurait permis aux fissures progressant dans le plan de faiblesse de s’étendre profondément à l’intérieur du béton, jusqu’au bas de la culée du pont.

BÉTON TROP POREUX

Le « mauvais détail » dans la conception et la mauvaise disposition des barres d’acier d’armature ont joué un rôle prépondérant dans la tragédie. Mais c’est la dégradation du béton, et non celle de l’acier de l’armature, qui est en cause dans l’effondrement du viaduc de la Concorde. Le béton utilisé « n’avait pas les caractéristiques requises pour résister à des cycles gel-dégel en présence de sels fondants », selon les conclusions de la CEVC. Il était trop poreux. Or, la présence d’un joint de dilatation, situé juste au-dessus de l’assise des poutres en forme de chaise, favorise l’intrusion de sels fondants qui grugent le béton à l’intérieur de la structure et l’apparition d’une première fissure. La CEVC n’a pu déterminer pourquoi cette fissure originale était apparue ni à quel moment. On sait toutefois que dès 1980, moins de 10 ans après l’ouverture du pont, un rapport d’inspection signalait que le joint coulait du côté est. Une note de service retrouvée 27 ans plus tard dit : « Oublié, on en a trop à faire. » Tous les rapports d’inspection subséquents signalent cette fuite. Des travaux recommandés « avant 1988 » ne seront réalisés qu’en 1992. Et ce chantier-là n’arrangera pas les choses.

UN CHANTIER FUNESTE

Le ministère des Transports du Québec procède au remplacement des joints de dilatation défectueux en 1992. De nombreux incidents se produisent. Le relevé des dommages sur la structure est incomplet. Des appareils de percussion sont utilisés pour casser du béton, en contravention avec les directives du Ministère. Une portion du tablier du pont est éventrée sur une largeur d’un mètre, durant une longue période, sans même qu’on interrompe le trafic. De la machinerie lourde roule sur le pont alors que des armatures en acier sont dénudées. L’injection de béton visant à réparer la structure, sous la dalle, ne « prend » pas. On n’installe pas de membrane d’étanchéité lors de la réfection de la chaussée. Et la réparation des joints est ratée. En 1995, de nouveaux rapports signalent que les joints coulent encore. La dalle de béton est en piteux état. Le relevé des dommages et la cote attribuée lors d’une inspection du viaduc auraient dû donner lieu à une expertise de la dalle avant 1999. Elle ne sera jamais réalisée.

RUPTURE

En 2004, inquiet de la progression des dommages visibles près de la chaise qui sert d’assise aux poutres-caissons, un ingénieur du MTQ demande l’assistance de la Direction générale des structures du Ministère. L’ingénieur spécialisé dépêché sur les lieux remet son rapport huit mois plus tard, en mars 2005, où il recommande « d’attendre l’apparition de dommages plus importants au niveau des assises, ou sous le tablier, avant de procéder aux travaux de réparations ». Dix-neuf mois plus tard, le viaduc de la Concorde s’effondre « pratiquement sous son propre poids ».

LES OCCASIONS MANQUÉES

Pour la Commission, le MTQ aura « manqué au moins deux occasions d’inspecter cette structure en profondeur ». En 1992, lors du chantier de réfection, et en 2004, lors de l’inspection spéciale de la Direction des structures. L’inspection en profondeur aurait exigé de soulever le tablier du pont au complet, mais elle aurait pu permettre de découvrir l’ampleur de la dégradation du béton au niveau de l’assise. Et, peut-être, de prévenir l’effondrement de la structure. La Commission a choisi de ne pas blâmer les deux ingénieurs du MTQ responsables de ces interventions. « Compte tenu des faiblesses systémiques constatées », elle rejette plutôt la responsabilité sur le MTQ lui-même « pour avoir toléré l’ambiguïté quant à l’imputabilité, pour avoir manqué de rigueur dans la tenue de ses dossiers et pour n’avoir jamais su traduire la connaissance qu’il avait du caractère particulier du viaduc de la Concorde en un programme adéquat d’inspection et d’entretien ».

Dix ans après l’effondrement du viaduc de la Concorde

« Une enquête difficile », se souvient Pierre Marc Johnson

Entrevue avec l’ancien premier ministre, qui a présidé la commission d’enquête sur l’effondrement du pont d’étagement.

Une boîte presque vide, déposée nonchalamment sur le coin d’une table. À l’intérieur, une carotte de béton, trois ou quatre documents. C’est ce que les hautes autorités du ministère des Transports (MTQ) ont présenté à Pierre Marc Johnson, en octobre 2006, en guise de dossier sur le viaduc de la Concorde. Rien de plus. « Tout ce qu’on a réussi à me donner, c’était presque rien. J’ai compris que ce serait une enquête difficile. »

Pourquoi avoir accepté ce mandat à l’époque ?

J’étais en Californie quand j’ai appris la nouvelle de l’effondrement. Je me suis d’abord retrouvé sous le choc ; il y avait des décès et des blessés, des orphelins. Ça ébranle. On tient pour acquis que les infrastructures sont sécuritaires, on s’étonne d’autant plus d’un échec ou d’un accident. Avec mon expérience dans le secteur public, j’avais des sensibilités de ce côté. Quand le chef de cabinet de M. Charest, Stéphane Bertrand, m’a appelé, ma réponse n’a pas été immédiate. Je savais que ça serait d’une certaine complexité. Mais quand on a fait de la politique et qu’on s’est retiré, on cherche à être utile. C’est ce que j’ai voulu faire, pour qu’une telle chose ne se produise plus. J’ai pris l’avion pour Montréal et me suis rendu directement sur les lieux.

Une fois sur place, cinq jours après l’effondrement, quelle a été votre réaction ?

Je dois dire que c’était particulièrement émouvant. Ça venait d’arriver. J’ai eu l’impression d’être témoin de ce moment catastrophique. Sur le coup, ça m’a bouleversé. Les ingénieurs à mes côtés voyaient déjà très bien qu’il ne s’agissait pas d’une rupture graduelle, mais d’une rupture en cisaillement. Ça s’est fait en une fraction de seconde, ç’a été instantané, brutal : bang ! Au fil des analyses, on a compris que la rupture avait été causée en bonne partie par des avaries à un béton de piètre qualité, trop poreux, et par l’absence d’armatures qui auraient empêché la rupture. On a compris que les choses avaient été vite faites sur le chantier 40 ans plus tôt.

Avec le recul, avez-vous l’impression que la Commission a fait œuvre utile ?

D’abord, ça a permis que les gens comprennent ce qui était arrivé. Quand il y a des morts, des blessés et des orphelins, il faut comprendre. La Commission a été un cri d’alarme collectif quant à l’importance de revoir la qualité des infrastructures. Ça a mené à une série de démolitions et de remplacements de ponts et au renforcement de plusieurs autres, c’est une de mes grandes satisfactions. Indirectement, ce grand chantier a contribué à passer plus facilement à travers la crise économique de 2008. La Commission a aussi permis de faire un examen très rigoureux et très systématique des règles encadrant l’attribution des contrats, la compétence des contractants et la surveillance pendant les contrats, et des normes du ministère des Transports. On me dit qu’au moins 12 recommandations sur les 17 proposées ont été appliquées.

Selon la Commission, l’effondrement du pont d’étagement a été le résultat d’un cumul d’erreurs commises depuis la conception du pont jusqu’aux plus récentes inspections. Vous avez adressé des blâmes à des firmes, mais surtout au MTQ pour « ses faiblesses systémiques persistantes ». A-t-on reconnu ces erreurs au MTQ ?

Le MTQ n’a jamais réagi publiquement au rapport. Je sais qu’on y contestait notre conclusion sur l’effet des sels déglaçants en période de gel et dégel. L’ensemble des procédures du MTQ était inadéquat. Une énorme inspection du viaduc a été faite en 1992. On n’a rien vu. On a enlevé du béton, trop de béton ; des camions extrêmement lourds ont circulé sur le pont. On a conclu que ça avait contribué à affaiblir la structure. Les signaux d’alarme étaient inefficaces, voire absents. Depuis, je comprends que ç’a été modifié radicalement. Il reste à savoir si on a changé le système d’évaluation des compétences. C’est difficile à appliquer dans un système où on dit que le plus bas soumissionnaire gagne. Ça présuppose qu’il y a compétences et expertise égales, mais c’est compliqué à évaluer. Ça demande des amendements législatifs, une réglementation complexe. Je ne sais pas si ç’a été modifié.

Les personnes blessées et les familles des morts ont été peu indemnisées. Pourquoi ?

Depuis la Commission, c’est la chose persistante avec laquelle je ne me suis pas vraiment réconcilié. J’ai vu et rencontré ces familles, et j’ai compris que l’indemnisation était minimale en raison de l’application de la Loi sur l’assurance automobile. Il y a une vision « sociale » derrière cette loi. Mais dans ce cas-ci, on peut penser que, si les gens avaient eu un recours civil, ils auraient peut-être obtenu des indemnités plus importantes. Il y a toujours des cas à la marge. Je comprends la frustration.

Jamais le gouvernement n’a formulé d’excuses publiques, déplorent depuis 10 ans les personnes touchées par le drame.

Le gouvernement aurait effectivement pu présenter des excuses publiques. S’il ne l’a pas fait, on pourrait penser que c’est en raison d’opinions juridiques reçues. Si vous faites des excuses publiques, vous vous exposeriez peut-être à une poursuite, puisqu’il y aurait là l’admission d’une faute et que cette admission de faute pourrait être la base d’une poursuite. Je n’ai pas été témoin de ça, je ne sais pas.

Dans une pétition lancée en 2011, des proches de victimes demandaient notamment que soit érigée une œuvre à la mémoire des personnes disparues. Il n’y a pas eu de suites. Serait-ce chose possible ?

Je ne vois pas pourquoi on ne fait pas d’ouvrage commémoratif. Il me semble qu’on devrait le faire. On a assez d’artistes sensibles et intelligents au Québec pour concevoir une œuvre à la mémoire des décédés, un geste symbolique envers les familles, sans que ce soit un rappel constant des difficultés que le MTQ a connues pendant des années sur le plan de l’inspection. Je pense que ça serait un beau geste de la part de l’État, ce n’est pas une affaire de couleur politique. Il y a eu cet événement absolument rare, unique, qui s’est produit. Par respect pour les familles, on devrait le souligner.

LA COMMISSION EN CHIFFRES

5 morts, 6 blessés

17 recommandations

4 blâmes principaux pour Desjardins Sauriol et Associés (DSA), Inter State Paving (ISP), Acier d’armature de Montréal (AAM) et le ministère des Transports du Québec (MTQ)

30 audiences (du 10 avril 2007 au 31 juillet 2007)

58 témoins entendus (+ 17 témoignages par déclaration sous serment)

182 pièces déposées

7226 pages transcrites

1436 photos prises par le Service d’enquête sur les collisions et le Service d’identité judiciaire

6 millions : coût total de l’enquête

Viaduc de la Concorde  Dix ans après l’effondrement

« On ne voit plus les ponts de la même façon »

Témoin de première ligne lors de l’effondrement du viaduc de la Concorde, le Montréalais Claude Girard a, sans hésiter, porté secours sans relâche aux accidentés. Il a ensuite guidé les secouristes à travers les débris vers les blessés. En 2008, le ministère de la Justice lui a attribué une mention d’honneur du civisme. Le 30 septembre de chaque année, des souvenirs de cette journée marquante ressurgissent. Immanquablement.

FRÔLER LA MORT

Claude Girard circulait à 110 km/h sur l’autoroute 19, en compagnie de son fils de 18 ans, quand le pont d’étagement s’est effondré devant lui. Il a d’abord vu le rail au-dessus du parapet vibrer. « Je pensais avoir un problème optique. J’ai réalisé que le viaduc tombait. Lorsque ça arrive, on regarde, jusqu’à ce qu’on réalise qu’on fait partie du spectacle et que sa vie est en danger. » Son fils a crié. « Si je restais dans la troisième voie, on emboutissait les décombres ou on se retrouvait dessous. Le cerveau a une fraction de seconde pour réagir. J’ai appliqué les freins, j’ai fait une manœuvre pour m’éloigner du viaduc. » Sa voiture s’est immobilisée à environ 15 m des décombres.

ADRÉNALINE

Avant même que la voiture ne s’immobilise, M. Girard a vu des mouvements dans une camionnette bleue. « Il n’y a pas eu d’hésitations, j’ai couru tout de suite, en regardant en haut pour voir ce qui allait me tomber dessus. » Son fils a composé le 911. « Dix ans plus tard, je suis capable de raconter ce que j’ai fait seconde par seconde. C’est extrêmement clair. Je pourrais le refaire à la même vitesse et avec la même énergie, quand l’adrénaline embarque, ça nous rend plus forts, plus concentrés, comme si on voyait presque à l’avance. Je courais et j’observais tout autour du camion où je me rendais. »

SIX BLESSÉS

Claude Girard va d’abord prêter main-forte au conducteur de la camionnette bleue qui avait basculé. « J’ai réussi à le dégager de sa ceinture, je l’avais repoussé pour le retourner et je pouvais le sortir. Il s’est dégagé pour ramasser ses lunettes, ça m’a surpris, et je l’ai sorti. […] Un gros bloc de béton était suspendu au-dessus, il branlait encore, il faisait du bruit. Il fallait faire vite. » Ensuite, il a essayé de retirer un motocycliste inconscient d’une crevasse, avec l’aide d’un homme. « On l’entendait râler, mais on ne pouvait l’atteindre. » Il a aussi extirpé d’autres blessés d’un véhicule, en rassurant d’autres. Au total, six personnes ont été blessées. « Je trouve dommage que la Commission ait mis si peu l’accent sur les victimes, qu’elles aient reçu si peu de compensations. »

CHOQUÉ

Dans les semaines qui ont suivi l’événement, Claude Girard a eu des symptômes de choc post-traumatique. « Un soir, en finissant de travailler à Blainville, je circulais sur l’autoroute et, devant, j’ai vu des gyrophares de police à proximité d’un [pont d’étagement]. Plus j’approchais, plus je regardais, plus je ralentissais. J’ai soudainement réalisé que je m’étais complètement immobilisé en plein centre de la route. » Aujourd’hui, il observe d’un œil vigilant toutes les structures. « On ne voit plus les ponts de la même façon. »

HONNEUR

En 2008, lors d’une cérémonie à l’hôtel du Parlement, Claude Girard a reçu une mention d’honneur du civisme. Celle-ci est accordée à « une personne qui a accompli un acte de courage ou de dévouement dans des circonstances difficiles ». M. Girard est d’avis que toutes les personnes venues porter assistance aux blessés, ce jour-là, mériteraient le même honneur. « Je ne sais pas si je le méritais. Je ne suis pas entré dans une voiture en feu et je n’ai pas combattu un ours polaire. Je n’ai fait qu’aider du mieux que j’ai pu. » Il reste triste de n’avoir rien pu faire pour les gens coincés sur la structure. « On a été incapables de sauver tout le monde. »

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