Que sont-ils devenus ?

Acrobates de l’air

15 janvier 1998. La crise du verglas qui a ravagé le réseau de transport et de distribution d’électricité québécois en est à sa 10e journée. Et les monteurs de lignes Denis Bouchard et Jean-Yves Boies s’apprêtent à tenter une intervention inédite pour rétablir le courant sur une ligne à 120 kV entre Kahnawake et LaSalle.

Les pylônes situés des deux côtés du Saint-Laurent sont toujours debout. Mais le câble de garde situé au-dessus des trois fils qui transportent le courant a été sectionné et agit comme une mise à la terre, empêchant la ligne à haute tension d’alimenter l’île de Montréal, dont l’approvisionnement électrique reste extrêmement précaire.

Pour régler le problème, il n’y a pas 36 solutions. Il faut aller au sommet des deux pylônes. Sauf que leur structure métallique est recouverte d’une couche de 8 à 10 pouces de glace. Impossible d’y monter sans risquer de se rompre les os.

C’est là qu’interviennent Bouchard et Boies. Ils vont se livrer à une manœuvre périlleuse jamais tentée au Québec jusque-là : sous la supervision de leur compère chef-monteur Alain Trottier, resté au sol, ils vont monter dans une nacelle attachée à un hélicoptère qui ira les conduire au faîte du pylône, à une cinquantaine de mètres dans les airs !

Un plan suicidaire ? Dix-huit ans plus tard, Denis Bouchard hausse les épaules. « On était un peu des cobayes… volontaires ! », dit-il en riant. En fait, il n’y avait rien d’improvisé dans cette méthode, que le trio répétait depuis plus d’un an dans le terrain d’entraînement de l’Institut de recherche d’Hydro-Québec, à Varennes.

« Il y avait plus d’adrénaline que de stress. Ça ne m’inquiétait pas du tout. La nuit d’avant, j’avais très bien dormi. Faut dire qu’on faisait de longues journées ! »

— Denis Bouchard, aujourd’hui âgé de 59 ans

« MA FEMME M’A TRAITÉ DE FOU ! »

Malgré le froid, le vent et la neige, l’opération est couronnée de succès. Et elle vaut aux trois compères de se retrouver à la une de La Presse du lendemain, sous le titre « Quelle opération ! ». « Dans le temps, ça ou autre chose, c’était mon travail… mais quand ma femme m’a vu à la télé, elle m’a traité de fou ! », lance Denis Bouchard, déclenchant les rires de ses deux collègues.

Dix-huit ans plus tard, Jean-Yves Boies, 62 ans, est à la retraite depuis quelques années, tandis que ses deux complices travaillent toujours chez Hydro-Québec, à Saint-Hyacinthe. Alain Trottier, 59 ans, ne monte plus dans les pylônes. M. Bouchard non plus : en 2009, il a été électrisé par un courant de 100 000 V. L’arc électrique est entré par sa cuisse gauche et est ressorti par ses deux pouces. Il a été brûlé sur 35 % de son corps et a vécu le calvaire : coma, embolie pulmonaire, greffes de peau. 

« J’ai été un an et demi sans travailler. En réhabilitation, j’ai tout fait pour revenir comme monteur, mais j’ai dû me résigner. »

— Denis Bouchard

M. Bouchard s’occupe aujourd’hui de logistique.

Les trois membres du trio tirent une fierté évidente du rôle qu’ils ont joué pendant le verglas, alors qu’ils étaient eux-mêmes sinistrés. « Cette année-là, les gars travaillaient vraiment main dans la main », dit Denis Bouchard.

« ON A FAIT DEUX ANNÉES EN UNE »

Car si pour le commun des mortels, la crise du verglas s’est achevée quelque part au début de février 1998, avec le raccordement des derniers abonnés privés d’électricité dans le fameux « triangle noir » de la Montérégie, le vrai travail de reconstruction ne faisait alors que commencer pour les monteurs de lignes d’Hydro. Il a duré un an. Les journées de 15 ou 18 heures n’étaient pas rares. « On a fait deux années en une », dit Jean-Yves Boies.

Il en est résulté un réseau solidifié. Des pylônes anti-chute ont été installés à intervalles réguliers sur les lignes de transport d’énergie, pour éviter l’effet domino qui a ravagé plusieurs lignes en 1998. Dans les réseaux de distribution, on a renforcé les poteaux et leur ancrage pour qu’ils résistent mieux au vent et à la glace. On a multiplié les « boucles » qui permettent d’acheminer l’électricité par une route de rechange si un secteur est en panne.

« Le réseau a été renforcé, mais il y a des limites », dit Alain Trottier. « Il n’y a rien qui va arrêter une affaire comme ce verglas-là », renchérit Denis Bouchard.

Si d’aventure la nature décidait de faire tomber 110 mm de verglas sur le Québec une autre fois, on ne verrait plus de monteur de lignes faire des cabrioles en hélicoptère à proximité de pylônes. Le trio a répété son exploit à Saint-Jérôme et Saint-Césaire pendant le verglas, et M. Trottier l’a fait au-dessus de la rivière Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick. Mais depuis, Hydro-Québec a tranché : fini ce type de cascade, qui contrevient apparemment aux règles de santé et de sécurité au travail. « Quand tu ne connais pas ça, ç’a l’air dangereux, reconnaît M. Bouchard. Mais c’est comme la course automobile : pour les pilotes, ce n’est pas dangereux. »

Ce texte provenant de La Presse+ est une copie en format web. Consultez-le gratuitement en version interactive dans l’application La Presse+.