Un tabou en héritage

Il y a un héritage du printemps étudiant dont on parle moins : le tabou sur le financement des universités.

Sur le fond, les étudiants grévistes ont en bonne partie gagné. Jean Charest a perdu les élections et sa hausse des droits de scolarité a été remplacée par une indexation 1.

Mais il y a eu une victime collatérale : les universités elles-mêmes.

Le mouvement étudiant ne dénonçait pas seulement la hausse. Il contestait aussi la prémisse qui la motivait, le sous-financement universitaire.

Les grévistes auraient pu à la fois refuser cette hausse tout en rêvant d’une université mieux financée par d’autres moyens. Mais c’était plus difficile à défendre, alors le sous-financement a été réduit à un simple problème de gestion. Comme s’il ne découlait que des dépenses en pub ou du salaire des recteurs.

Les universités en sont sorties affaiblies. Encore aujourd’hui, les gouvernements estiment avoir plus à perdre qu’à gagner en jouant avec ce sujet émotif. De toute façon, qui vote en fonction de l’enseignement supérieur ?

Bien sûr, il n’existe pas de façon objective d’évaluer le « bon » niveau de financement. Cela dépend de la réponse à deux questions : à quoi doivent servir nos universités, et à qui se compare-t-on ?

Chose certaine, en se comparant, on ne se console pas.

Notre taux de diplomation au bac est plus faible que dans le reste du Canada. Même chose pour notre financement public par étudiant. Et ces écarts se sont creusés depuis 20 ans.

C’est ce que démontre une nouvelle étude de l’économiste Pierre Fortin, réalisée pour le Bureau de coordination universitaire 2.

Ressources nettes par étudiant (2018-2019)

Québec : 11 803 $

Reste du Canada : 15 349 $

L’écart total est de 1,44 milliard de dollars. C’est cinq fois plus qu’en 2001-2002.

Le Québec ne recule pas. Ces deux indicateurs se sont améliorés chez nous. Mais ce progrès a été plus rapide ailleurs au pays. Chaque année qui passe, notre retard augmente donc.

La crise étudiante a été suivie par le cycle de compressions libérales. Il a fallu attendre 2016 pour un début de réinvestissement, et 2018 pour le dépôt d’une nouvelle politique de financement universitaire.

Le gouvernement caquiste a haussé les budgets. Il reste que le Québec accuse encore un retard d’environ 1 milliard de dollars par rapport au reste du pays.

D’autres constats de l’étude de M. Fortin nuancent ce portrait.

Quand on calcule l’ensemble des diplômes postsecondaires, y compris le cégep, le Québec devance le reste du pays. On fait également au moins aussi bien que les autres provinces pour la fréquentation universitaire. Mais nos étudiants sont moins nombreux à décrocher un baccalauréat, une maîtrise ou un doctorat.

Est-ce parce qu’on ne valorise pas assez l’éducation ? M. Fortin ne le croit pas. La preuve selon lui : la fréquentation universitaire des francophones équivaut à celle des anglophones québécois. Il accuse plutôt le double effet de la démographie et du sous-financement.

En réaction au bassin limité d’étudiants et à des ressources modestes, nos universités ont ajusté leur approche. Elles offrent désormais une multitude de formations de courte durée, moins coûteuses à opérer. Analysés individuellement, ces diplômes n’ont rien de mal. Mais leur accumulation se traduit par un taux plus faible de bacheliers, et c’est pire dans le réseau francophone.

Ce n’est pas sans conséquence. Les bacheliers ont un revenu supérieur de 15 % à celui des titulaires d’un certificat 3.

Puisque le sujet est encore délicat aujourd’hui, je le précise à nouveau, au bénéfice de tous les lecteurs déjà en colère à cette étape-ci de la chronique : je ne dis pas que c’est à cause des étudiants.

Je note simplement que depuis ce conflit, le sujet suscite une relative indifférence générale et qu’aucun gouvernement n’a senti l’intérêt politique d’y remédier.

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Les grévistes se battaient pour une éducation accessible et équitable. Mais on parlait trop peu d’une autre forme d’équité : celle entre les établissements.

Et à cet égard, on a reculé.

Auparavant, les universités se redistribuaient entre elles les revenus des étudiants étrangers. Le gouvernement Couillard a aboli cette péréquation en 2018.

McGill et Concordia n’ont pas les mêmes contraintes linguistiques que leurs rivales. Elles peuvent ainsi attirer des « clients » de partout sur la planète. Cet effectif étranger a presque triplé depuis 20 ans 4 et la tendance ne fera que croître avec l’enseignement à distance. C’est devenu une véritable industrie 5.

Ces universités ont plus d’argent pour recruter les meilleurs chercheurs, une concurrence qui désavantage leurs voisines francophones.

La cession du terrain de l’hôpital Royal-Victoria est ainsi moins un problème que le symptôme d’une injustice plus grande. Ce qui devrait susciter l’inquiétude n’est pas tant que Québec le donne à McGill. C’est plutôt que cette université était la seule à avoir les moyens de présenter un projet viable.

Certes, nos universités n’ont pas besoin d’être coulées dans le même moule. Les différences peuvent se justifier si elles s’inscrivent dans une vision réfléchie où les établissements se complètent. Or, il n’y a pas eu de tel débat en 2018.

Pourquoi ? Entre autres parce que les universités ont un poids politique négligeable.

C’était vrai bien avant la grève, mais on aurait pu espérer que ce soulèvement populaire renverse au moins un peu cette indifférence.

* * * 

En 2012, les grévistes ne dénonçaient pas seulement la hausse de leur facture. Ils se battaient pour une certaine vision de l’éducation et de l’accessibilité.

Le statu quo obtenu est décevant.

Une anecdote à ce sujet, racontée par une personne qui assistait avant la grève à la collation des grades d’une faculté de médecine. Plusieurs étudiants recevaient leur diplôme des mains d’un médecin : leur propre parent. Une enquête a d’ailleurs été faite dans cet établissement, dont on m’a demandé de taire le nom. La moitié des jeunes inscrits avait un code postal provenant du quintile des quartiers les plus riches. Ils n’auraient donc eu aucune difficulté à payer leur scolarité plus cher.

Rares sont ceux qui osent en parler. C’est un autre tabou hérité de la grève.

Pour être juste, le problème se trouve en amont, dans la ségrégation scolaire qui commence dès le secondaire. Et ces injustices, les grévistes les dénonçaient avec vigueur.

À peine 15 % des jeunes du public « ordinaire » accéderont à l’université, contre 51 % de leurs pairs du public « enrichi » et 60 % de ceux qui fréquentent le privé 6. Le choix de l’école est fortement déterminé par la scolarité des parents et, dans une moindre mesure, par leur revenu.

Il y a toutefois un peu d’espoir. En 2016, près de 60 % des étudiants inscrits dans le réseau de l’Université du Québec étaient les premiers de leur famille à accéder à l’université 7. On peut donc présumer qu’ils transmettront cette valeur à leurs enfants et que les inégalités diminueront.

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À sa décharge, le gouvernement Legault investit un peu plus en enseignement supérieur. En septembre dernier, il a lancé un plan de cinq ans qui injecterait en moyenne 90 millions par année pour aider la réussite scolaire et la santé mentale des étudiants 8. À cela s’ajoute le nouvel Observatoire sur la réussite en enseignement supérieur.

En novembre, les caquistes ont aussi injecté des sommes ciblées – un total de 3,9 milliards sur cinq ans en prêts et bourses pour des métiers en manque de main-d’œuvre (sciences infirmières, éducation, informatique, génie).

Le besoin y était urgent, en effet. Mais malgré son mérite, cette approche ne suffira pas.

En enseignement supérieur, les investissements prennent du temps à se concrétiser et les secteurs en pénurie sont difficiles à déterminer à l’avance.

Par exemple, les employeurs s’arrachent actuellement les diplômés en génie civil. Mais qui peut prévoir où en sera le marché dans 20 ans ? Avec la crise climatique, le génie chimique pourrait devenir plus recherché. Et qui sait où peut mener un diplôme prétendument « inutile » en histoire ? Le fabricant de jeux vidéo Ubisoft recrute ces experts du passé.

D’ailleurs, selon une étude du CIRANO, le rendement financier d’une formation en sciences pures et appliquées diffère très peu de celui d’un diplôme en sciences humaines, sociales et administratives (15,2 % contre 14,7 %) 9.

En 2012, les libéraux réduisaient l’enseignement supérieur à un investissement individuel pour lequel il était justifié de s’endetter. C’était une vision utilitaire et réductrice.

Comme le rappelaient les grévistes, l’université est beaucoup plus que cela. Elle diffuse le savoir et elle forme des individus. Elle a une valeur intrinsèque.

Il reste qu’il n’y a rien de mal à rappeler aussi son effet économique. C’était la vision progressiste au cœur d’un slogan de la Révolution tranquille, « Qui s’instruit s’enrichit ».

Je reviens avec la comparaison avec le reste du Canada et la question de départ : nos universités sont-elles assez financées ? Peut-être que oui, si on continue à avoir si peu d’ambition…

Le Québec est une petite nation vieillissante dont la majorité francophone n’a pas encore tout à fait rattrapé son retard historique.

En annulant la hausse de leurs droits de scolarité, les grévistes ont gagné. Mais le problème du sous-financement des universités francophones demeure. En le banalisant, le Québec a aussi perdu beaucoup.

1. L’écart entre la proposition libérale et l’indexation péquiste est toutefois moins grand qu’on ne le prétend. Pour une démonstration chiffrée, mon collègue Francis Vailles y reviendra demain.

2. Pour lire l’étude de Pierre Fortin (à partir de la page 17) :

3. Selon le recensement de 2016 de Statistique Canada.

4. Le chiffre vient du rapport L’université du futur, déposé en février 2021.

5. En 2018-2019, les universités anglophones ont encaissé 47 % des droits de scolarité et autres frais payés par les étudiants universitaires au Québec, alors qu’elles ne comptaient que 28 % des étudiants.

6. Pour lire l’étude sur l’accès à l’enseignement postsecondaire au Québec :

7. Pour lire un bref résumé de cette étude de Thérèse Bouffard, professeure au département de psychologie de l’UQAM :

8. Pour lire le plan de Québec :

9. Pour lire l’étude Le rendement privé et social de l’éducation universitaire au Québec (2015) :

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