Opinion Boucar Diouf

La fibre blanche du coton américain

Je cherchais une façon d’aborder cet horrible meurtre au premier degré de George Floyd par ce flic au regard diabolique, mais je ne trouvais pas les mots. Je ne savais pas quoi dire de plus qui n’a pas déjà été dit.

J’ai pensé alors à ma grand-mère. Lorsque venait le temps de parler de parentalité bienveillante, ma grand-mère, qui cultivait le coton, disait que cette plante était le modèle à copier. Que le cotonnier savait plus que tous les êtres vivants comment protéger son bébé de l’adversité. Sa graine, expliquait-elle, est soigneusement enveloppée dans un duvet de fils entremêlés de façon inextricable.

Cette protection à la fois légère et efficace rend la tâche bien difficile à ceux qui veulent s’emparer de la couverture autour de la semence pour se faire des étoffes. Armée de ce coussin à la fois simple et parfait, la graine de coton est capable de s’envoler, de rouler par terre et même de prendre la mer en toute sécurité. Aujourd’hui, je sais que ma grand-mère voyait très juste, car on sait que chaque boule de coton contient environ 30 km de fibres au service de la bienveillance parentale végétale dont elle parlait.

Cette douceur particulière est à l’origine de l’expression « être élevé dans du coton » ou « dans la ouate ». Cela dit, je dois avouer avoir une difficulté avec cette particularité lexicale. En cause, pour bien des afro-descendants, le coton n’est pas seulement une fibre blanche très confortable. Elle est tachée de sang, humectée de larmes et hérissée d’épines qui ont meurtri ces dizaines de milliers d’esclaves qui quittaient l’Afrique annuellement pour venir se tuer à l’ouvrage dans les champs américains consacrés à cette culture. Oui, je sais que le commerce triangulaire devait aussi beaucoup à la culture de la canne à sucre, du café, du tabac et de l’indigo, mais le cas du coton incarne à mes yeux une symbolique particulière.

Entre les plantations en Amérique et les usines de textile cantonnées en Angleterre, les historiens placent cette fibre végétale au centre de la révolution industrielle.

Si bien que l’élection d’Abraham Lincoln en novembre 1860, qui sera interprétée par les États du Sud comme annonciatrice de la fin de l’esclavage, embrasera le pays. Les planteurs qui ne voulaient pas perdre leur lucrative affaire prirent les armes pour protéger leurs intérêts. C’était le début de la guerre de Sécession, qui se terminera en 1865, non sans avoir fait quelque 620 000 morts.

La fibre du coton provoquera alors une déchirure dans le tissu social américain qui persiste encore. Ces gens qui n’ont jamais accepté que les Noirs deviennent des hommes libres sont encore dans la population américaine. Malheureusement, penser que l’élection d’un président afro-descendant allait modifier significativement ce sombre passé incrusté dans les fondations de ce pays relève d’une certaine utopie. À ce sujet, Ta-Nehisi Coates, auteur du best-seller international Une colère noire – Lettre à mon fils, explique : « Le Pakistan a eu Benazir Bhutto comme première ministre. Est-ce que son élection a amélioré la condition féminine dans son pays ? »

Il est vrai que l’élection d’Obama a brisé un plafond de verre et suscité beaucoup d’espoirs, mais elle a aussi radicalisé la droite raciste et xénophobe, surtout depuis que les théories complotistes du « grand remplacement » de Renaud Camus lobotomisent une partie des esprits conservateurs de ce pays. Que pensent-ils des 95 % des populations autochtones qui ont disparu et se sont fait remplacer seulement 200 ans après le passage de Christophe Colomb ? Il faut poser cette question au président Trump, dont la rhétorique suprémaciste a revigoré les mouvements ségrégationnistes de tout acabit.

En Amérique, les manifestations violentes de racisme qui défrayent souvent la chronique sont comme des poussées de fièvre témoignant d’un malaise bien plus profond.

L’inculpation des policiers impliqués dans ce meurtre équivaut à une prise d’acétaminophène : ça baisse la fièvre, mais ne s’attaque pas vraiment à la maladie.

Pour comprendre les racines de cette affection, il faut affiner le diagnostic et oser aller à la source de l’infection. Pour celui qui s’intéresse un peu à l’histoire des pseudosciences de la discrimination, retourner dans l’Angleterre victorienne peut aider à voir plus large. Permettez-moi de vous suggérer quelques noms qui ont nourri ces idées qui inspirent encore des gens comme ce policier barbare. De ces penseurs britanniques du racisme et de la discrimination, on peut citer Francis Galton qui est le père l’eugénisme ; Herber Spencer et son darwinisme social ; Cyril Burt et ses 40 années de travaux bidon et mensongers sur l’hérédité de l’intelligence ; le déterminisme racial de l’anatomiste Robert Knox qui deviendra le précurseur des pseudosciences de l’apartheid en Afrique du Sud.

Si vous allez du côté de la France, il y avait le Code noir de Napoléon qui mettait les esclaves au même niveau que les chats et les meubles de la maison, l’anthropométrie crânienne du médecin anatomiste Paul Broca et Gobineau avec son Essai sur l’inégalité des races humaines. Parmi les penseurs de la discrimination systémique, il y avait deux médecins français nobélisés : Alexis Carrel et Charles Richet. Si vous allez du côté de l’Allemagne, il y avait Otmar von Verschuer, qu’on disait spécialiste de l’hérédité et de l’hygiène raciale, dont les travaux ont grandement inspiré les horreurs hitlériennes en la matière. Ajoutez à cette liste les théories physiognomonistes du Suisse Gaspard Lavater, qui ont été popularisées par le criminologue italien Cesare Lombroso.

Pendant qu’on est en Italie, intéressons-nous au cas de l’Église catholique. Est-ce que l’Église catholique a fait jusqu’à nos jours un mea-culpa sincère sur son rôle dans cette hiérarchisation des races ?

Je ne parle pas ici seulement de la légende de la descendance de Cham, fils maudit et esclavagisable de Noé qu’on a injustement identifié comme ancêtre des Noirs. Je parle surtout de sa responsabilité en tant qu’idéologue de la légitimation de la traite des esclaves. Je pense à la bulle du pape Nicolas V de 1454, qui avait donné la bénédiction au roi du Portugal Alphonse V et au prince Henri, mieux connu sous le nom d’Henri le Navigateur, pour rentabiliser leur nouvelle trouvaille qu’était la caravelle. Le pape Nicolas V a donné aux Portugais la caution morale pour se lancer dans des campagnes de conquête et d’asservissement des populations africaines.

Tous ces idéologues qui ont pensé, nourri et justifié la traite transatlantique et les entreprises coloniales qui allaient suivre ont laissé un terreau encore fertile et favorable à l’épanouissement de leurs idées sous une autre forme. Le racisme et les préjugés systémiques qui se perpétuent en Amérique et ailleurs s’inscrivent directement dans ces lignes de pensée. Une vision que le Ku Klux Klan célèbre avec une tunique blanche en coton, une cape en coton et une croix parfois ensanglantée à la main. Une image qui rappelle d’ailleurs drôlement la Bible tenue par Donald Trump devant cette église pour mieux passer sa proposition de « domination » des manifestants.

Ce que j’essaye de mettre en évidence ici, c’est que le problème est plus profond et large qu’on le pense et qu’il est loin d’être cantonné aux États-Unis. Le problème est partout, à différents degrés, et il doit à des centaines d’années d’idées racistes propagées par des psychologues, des anthropologues, des biologistes, des auteurs, des politiciens, des médecins, des artistes, des cinéastes, etc. Pour l’attaquer véritablement de front, il faut ouvrir le débat un peu plus large et partir de plus loin.

La traite transatlantique a été un des crimes les plus dégueulasses que le monde ait connus. Certains historiens racontent que pour chaque esclave arrivé en Amérique, il y a quatre victimes indirectes. Tenant compte de cette pondération, on estime que la traite aurait fait près de 50 millions de victimes. Pourtant, les grands bénéficiaires ne semblent pas ouverts à avouer clairement leur crime et reconnaître les dramatiques plaies ouvertes qu’ils ont causées et qui continuent de saigner. Au contraire, chaque fois que le sujet s’invite dans le débat, il y a encore des intellectuels en Occident pour relativiser les faits et tenter de réécrire l’histoire en parlant de responsabilités partagées. Un peu comme le font certaines personnes chaque fois qu’un policier tue un Noir aux États-Unis. On se demande ce que la victime a fait d’anormal pour que le flic s’acharne sur elle. Cette fois-ci, c’est différent, car le racisme de ce flic est si ostensible qu’il n’est pas permis de voir autre chose qu’un meurtre sordide au premier degré, comme il s’en commettait dans les plantations de coton.

Pour terminer ce texte déjà très long, je dois avouer que voir tous ces jeunes Blancs dans les manifestations qui hurlent aussi clairement leur malaise m’encourage. Merci à tous les solidaires qui éduquent leurs enfants à rejeter l’inacceptable et travaillent à faire d’eux des intelligents du cœur qui comprennent, qu’au-delà des différentes couleurs, ce qui fait la beauté d’un tableau, c’est aussi l’éclairage qu’il reçoit.

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